Comment je devins con... (10ème épisode)

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J’avais le cœur léger, le matin, en me rendant à l’école. Pourtant, j’étais à peu près certain que Bahia n’avait pas reçu ma lettre. Comment aurait-elle pu voler jusqu’à elle si moi-même j’étais incapable de retrouver le chemin de sa maison ? Passé le moment de rêverie extatique, je redevenais un gamin raisonnable capable de faire la part des choses et de démêler le réel de l’invraisemblable.

Mais mes rêves éveillés me tenaient lieu d’aphrodisiaque de l’esprit ; ils étaient la drogue inoffensive et euphorisante qui me permettait de m’élever au-dessus de ma condition et de réaliser, dans ma tête, les exploits prodigieux dont la réalité me privait injustement.

Même si la lettre ne pouvait jamais arriver à destination, le seul fait d’imaginer qu’elle le fit suffisait à me maintenir dans le même état d’ivresse éprouvé dans mes rêves. Il me suffisait de me déconnecter du réel pour me remplir de l’exaltation transcendante qui rapprochait mon être platement humain de mon véritable être céleste.

Ce matin, Bahia était plus gaie que d’habitude. Elle virevoltait d’un groupe à l’autre communiquant sa bonne humeur contagieuse jusqu’aux murs décrépis de l’école. Serait-il possible que ma lettre fût arrivée à bon port en dépit de l’improbabilité physique d’un tel miracle ? Le jour où quelqu’un vous aime il fait beau. Et Bahia était ce jour-là aussi rayonnante qu’une fleur de printemps.

Était-ce juste une illusion ou bien son regard avait-il une lueur nouvelle ?

Lorsque j’avais confié ma lettre à la brise du soir, je ne comptais pas qu’elle fût capable de la porter jusqu’à la maison de Bahia. Elle serait certainement tombée en cours de route, mais pas vraiment loin de sa destination finale. Et il y aurait sûrement une jeune fille aux cheveux tressés en deux belles nattes soyeuses, habitant tout près de Bahia, qui la retrouverait et qui, se doutant de l’identité de ma bien-aimée, irait la lui porter.

Le scénario me plaisait assez. Et tant mieux s’il justifiait le comportement de Bahia. Elle ne semblait pas remarquer ma présence mais ses amies ne cessaient de me regarder furtivement en échangeant des propos en aparté qui les faisaient sourire mystérieusement. Finalement, l’une d’entre elles passa tout près de moi et me lança dans un souffle sans même me regarder :

-Bahia t’attend à côté de la salle des maitres.

Avant que je fisse un mouvement, elle était partie comme elle est apparue : la survenance fugace d’un ange du paradis. J’avais mon premier rendez-vous amoureux. Il m’a fallu dix ans pour y arriver.

Je courus retrouver Bahia. Tous les beaux mots soigneusement préparés, toutes les belles phrases patiemment arrangées dans mes rêveries s’estompèrent comme un feu de paille. Je la rejoignis, le front brûlant, les bras ballants, l’air gauche. C’est bête un amoureux et, s’il n’a que dix ans, il est aussi romantique qu’un saltimbanque.

Mais je ne savais pas que j’avais l’air terriblement bête. Je savais juste que Bahia avait les joues d’un rose irréel qui tranchait comme un divin arc-en-ciel sur sa peau brune. Nos yeux se parlèrent longuement avant qu’elle ouvrît la bouche :

-Hier je suis rentrée tard et ma mère m’a grondée, minauda-t-elle.

-Oui, je sais.

-Tu sais, avant ton arrivée, j’étais la première de la classe mais je crois que c’est toi qui seras premier cette fois-ci.

-Je ne sais pas.

-J’aime beaucoup le feuilleton de la soirée, ajouta-t-elle, toujours sans transition.

Sa voix venait-elle de changer ? Ce n’était plus la voix enjouée des deux premières phrases. Je n’étais pas encore sensible aux significations subtiles des intonations. Mais j’étais toujours suspendu à son regard. Ce regard qui disait quelque chose. Qui parlait d’une manière autonome comme s’il était indépendant de la parole et de la personne. Mais que disait ce regard ?

Il y avait dans les yeux de Bahia une brillance inaccoutumée, une lueur d’une intensité insoutenable. Son iris me faisait l’effet d’un lagon aux eaux glauques, fascinantes, d’une profondeur vertigineuse. Ce furent les paroles de Bahia qui me tirèrent de la mer de ses yeux sans fond.

-Moi, quand je serai grande, je n’épouserai que le premier de la classe, comme l’héroïne du feuilleton, me confia-t-elle.

-Moi, j’épouserais bien la deuxième ; surtout si elle avait été première, m’entendis-je dire sans savoir comment j’eus cette audace.

Le rose sur les joues de Bahia vira à l’écarlate et dans l’eau si calme de son iris quelque chose bougea comme une lame de fond. Elle prit alors dans son cartable la moitié d’une pomme qu’elle me tendit avec un sourire qui me parut d’une tendresse presque maternelle.

Il y avait encore la trace de ses belles dents nacrées. Je croquai dans la pomme comme si me vie en dépendait. Je n’ai jamais aimé les pommes. Mais celle-là était la clé qui m’ouvrait les portes du paradis.

Puis la cloche venant à sonner, nous nous séparâmes sur cette déclaration d’amour insensée.

(A suivre)

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