Comment je devins con... (11ème épisode)

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Mes rapports avec les jouets se limitaient aux ballons gonflables que mes parents nous achetaient une fois par an à l’occasion de la fête du fitr, à la fin du mois du jeûne et avec lesquels ils nous interdisaient de jouer, à cause du bruit. Ce qui faisait qu’on gardait souvent ces ballons plusieurs jours jusqu’à ce qu’ils fussent dégonflés.

Mais il arrivait aussi que l’un d’entre nous crevait le sien, c’était alors toute une histoire pour lui en racheter un autre. Et, comme on en rachetait rarement, c’était à ceux qui avaient un ballon intact de laisser le frère ou la sœur sans ballon jouer avec eux.

Comment peut-on jouer à deux avec un ballon ? Déjà comment peut-on jouer même seul avec un ballon ? En tapant dessus pour l’envoyer le plus loin possible alors qu’il s’entête à revenir trop vite, sans avoir franchi la distance espérée par la force du coup ?

A deux, c’était encore plus dingue. C’était la pagaille, toutes ces mains qui s’agitaient dans tous les sens pour taper en même temps. Le ballon ainsi martyrisé ne faisait pas long feu. Rendez-vous l’année prochaine.

Habitué aux ballons, je ne concevais point qu’on pût désirer autre chose comme jouet. Mais j’étais frustré de ne pas en avoir en dehors des fêtes. Or il y avait toujours eu devant le portail de l’école un étal fait en réalité d’un carton surmonté d’un tissu douteux, au-dessus duquel un jeune garçon d’une vingtaine d’années avait disposé un joli petit tas de choses merveilleuses qu’il vendait à ceux qui en avaient les moyens.

Cela allait du ballon, objet de mes convoitises de gamin qui n’avait jamais rien possédé, aux plaquettes de chewing-gum qui fleuraient l’anisette et la chlorophylle en passant par les recharges pour pétard qui coûtaient dix millimes pièce pour un petit « bang » en réalité insuffisant pour nous permettre de rêver de western et de la vie grandiose de cowboy.

Le ballon coûtait trente millimes. Une fortune pour un gosse qui n’avait pas d’argent de poche et dont les seules ressources étaient constituées des piécettes d’un ou deux millimes que ma mère oubliait de me réclamer lorsque je faisais les courses.

Les pièces de cinq millimes, elles, étaient rarement oubliées. Celles de dix millimes, jaunes et plus majestueuses, faisaient l’objet d’une loi de prohibition décrétée par les autorités parentales : on pouvait les toucher, les tenir à la main après les courses, les admirer de loin mais il était strictement interdit de se les approprier.

Je pris donc le parti douloureux de m’interdire toute dépense superflue afin d’économiser la somme nécessaire à l’acquisition de mon graal. J’avais un minuscule sac en plastique dans lequel je mettais amoureusement chaque millime détourné à la vigilance maternelle. Qu’est-ce que c’était dur ! Je n’ai jamais été une fourmi.

Au contraire, j’aimais bien manipuler l’argent en faisant les courses. Cela me donnait l’impression d’être plus vieux, d’avoir des responsabilités de grande personne. Mais il parait que l’avarice n’est pas innée chez l’homme, elle vient de l’accumulation de la richesse. C’est un trait de caractère qui se construit au fur et à mesure que l’on se plait à l’exercer. Une autocréation en quelque sorte.

Je le dis à cause de la réaction que j’eue au moment de me défaire de mon pactole pour acheter le ballon. Le petit sac qui contenait ma richesse tenait difficilement dans ma petite main, plein à craquer de petites pièces blanches, insignifiantes, patiemment amassées pendant plusieurs semaines.

Autant j’étais transporté d’allégresse, le matin, en sortant de chez moi, après avoir réuni la somme nécessaire, autant le doute me prit au moment de tout donner au marchand. D’ailleurs, j’eus le plus grand mal à l’aborder, me contentant de tourner autour de l’étal, différant chaque fois le moment crucial.

Une peur atroce me tordait l’estomac. Qu’allait dire mon père ? je le voyais déjà, le visage fermé, l’œil sévère des mauvais jours, me reprochant rudement ma folie. Quoi ! Trente millimes dilapidés pour un ballon alors que ce n’était même pas jour de fête ?

J’en étais encore à remuer mon dilemme tel un couteau dans une plaie ouverte. Mais un regard du vendeur me décida. Il avait remarqué mon manège autour de l’étal et s’apprêtait à me gronder et m’ordonner de déguerpir. Je pris alors mon courage à deux mains tremblantes et lui tendis, la mort dans l’âme, le sac contenant toutes mes économies.

J’eus alors, étrangement, un sentiment de soulagement inattendu. J’avais fini par remporter ma petite guerre personnelle contre mon hésitation. L’honneur était sauf. Mais ce sentiment de jouissance ne dura que quelques secondes.

L’angoisse me reprit au moment-même où un courage que je ne me connaissais pas, fait surtout de désespoir, me fit rendre le ballon et réclamer mon argent. Ce que le vendeur fit, avec une grimace de contrariété. Je ne fis que deux pas avant de revenir à la charge. Le même manège recommença : je pris le ballon, tendis l’argent, remis encore le ballon et reprit l’argent.

Cette fois la grimace du marchand était plus accentuée et la sueur sur mon front plus froide. Le regard qu’il me jeta eut eu raison de n’importe quelle tête de pioche. Pas de moi. La tentation du ballon était trop forte. Lorsque je revins vers lui pour la troisième fois, il me prévint : - Attention, gamin ! Si je te vends le ballon cette fois, je ne te rends plus ton argent. Alors décide-toi, tu m’énerves à la fin.

-Non m’sieur, je veux avoir le ballon, je suis décidé.

Le ballon et l’argent changèrent encore une fois de main au grand soulagement du marchand. Je pris mon ballon d’une main tremblante et toute la détresse du monde s’abattit sur mes épaules. J’étais le fils indigne, capricieux, sans cervelle qui vient de jeter par la fenêtre la somme mirobolante de trente millimes !!!

Qu’est-ce qu’un ballon pour valoir cette fortune ? Et tout cela pourquoi ? Pour jouer comme un môme ? Quelle folie !

Quel courage il m’avait fallu pour retourner encore vers le marchand qui me regardait venir, incrédule.

– S’il vous plait m’sieur, rendez-moi mon argent.

-Va te faire foutre morveux.

-M’sieu, s’il vous plait, je ne veux plus de ballon…

-Je t’ai dit de déguerpir avant que je te file une taloche.

J’avais les larmes aux yeux.

– je vous en prie m’sieu, mon père va me tuer si je dépense tout cet argent.

-Mais tu vas me lâcher triple idiot ! je me fous de toi et de ton père.

Tout cela se passait pendant les dix minutes de la récréation. La cloche ne tarderait pas à sonner et, à la fin des cours, le marchand serait parti et je n’aurais plus mon argent.

La tuile. L’impasse. La tragédie. Je revins donc à la charge, avec l’audace et la détermination du désespoir. La forme la plus concrète du courage, chez moi, émanait de la peur du ridicule. J’acceptais tout, sauf de paraitre ridicule devant les autres.

Comment j’ai fini par convaincre le monstre, je ne m’en souviens plus. Je me rappelle juste qu’il reprit son ballon d’une main et de l’autre envoya valser à pleine volée mes pièces, objet d’une obstination pareille à celle d’un soldat devant une forteresse ennemie.

J’en suivis des yeux le plus grand nombre possible, faisant attention aux multiples trajectoires, de peur d’en perdre une. Je me voyais, comme dans un rêve, ramassant mes pièces une à une, les yeux en larmes, les joues en feu, sous les quolibets de tous les mômes qui avaient assisté à la scène. J’eus ce jour-là la honte de ma vie.

(A suivre)

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