Changer les termes de la conversation sur le différend israélo-palestinien [2/3]

On a beaucoup dit, après l’opération conduite par le Hamas sur le territoire de l’ennemi, que les services secrets et avec eux les gouvernants d’Israël avaient payé en cette occasion le prix du mépris dans lequel ils tiennent le Hamas en particulier, et les Palestiniens en général. Non pas seulement le prix de la négligence, du relâchement, mais surtout de l’arrogance.

Ce motif de l’arrogance, quand bien même il entre fortement en résonance avec la situation actuelle, est incommode : c’est qu’en effet il fut durablement l’une des scies de l’agitation antisémite des nazie – die jüdische Frechheit, die jüdische Arroganz, l’insolence, l’arrogance juives... C’est bien cela l’un des problèmes que nous avons avec les élites gouvernantes israéliennes aujourd’hui : dans leur relation avec les Palestiniens en particulier mais pas exclusivement, ces gens-là font tout pour ressembler à la caricature des Juifs que propageaient les nazis. Quand ils traitent les Palestiniens d’animaux et les traitent comme des animaux, quand ils donnent libre cours dans les termes les plus orduriers aux passions racistes primaires qui les animent à l’endroit des Palestiniens, ils font purement et simplement du Streicher, du Goebbels. Et c’est précisément de là qu’il faut repartir, du mépris institué et stratifié, pour envisager le démantèlement de la machine de l’oppression coloniale en Israël/Palestine.

Le fondement du mépris institué, c’est le défaut de reconnaissance. Le sionisme étatique est fondé sur cette prémisse : les Palestiniens ne sont pas un peuple, mais une population encombrante et une populace indocile, ils n’ont donc pas vocation à devenir une souveraineté, ils ne sont qu’une masse humaine à gérer et discipliner, dont les passions éruptives doivent être neutralisées. Le défaut de reconnaissance en forme de déni de la présence de l’autre comme un sujet (collectif ici), pour ne pas dire même un égal, c’est ce qui alimente le mépris en permanence : en vérité, vous n’existez pas, vous n’êtes que poussière à peine humaine, votre destin ne peut être que la subalternité. Vous ne serez jamais des majeurs, de vrais interlocuteurs – lorsque nous consentons à parler avec vous, c’est que nous avons des ordres à vous donner, des menaces à proférer, des décisions unilatérales à communiquer, des interdictions à signifier ou bien, au mieux, de faux arrangements à vous faire avaliser.

Il existe, selon la théorie de la reconnaissance élaborée par Axel Honneth, trois formes du mépris : « l’atteinte physique, l’atteinte juridique et l’atteinte à la dignité de l’individu qui, dit-il, correspondent aux stades de développement du rapport de reconnaissance, dans l’intimité, le droit, la solidarité sociale » [1].

Le refus institué de toute forme de reconnaissance du peuple palestinien par le sionisme étatique, ses instances et ses représentants renchérit sur ces trois formes du mépris. Ce qui est en cause ici, c’est le refus de reconnaître la pleine qualité humaine des Palestiniens – ce n’est pas pour rien que toute montée des tensions entre les deux « espèces » ici en présence, à l’occasion d’une guerre, d’une crise, d’un attentat, donne lieu, du côté israélien, au déchaînement de la rhétorique de la bestialisation, de l’animalisation de l’ennemi – l’autre espèce, génériquement, comme espèce ennemie.

La vie juive en Palestine/Israël est totalement formatée et absorbée par la matrice du sionisme étatique et c’est à ce titre que la politique du mépris pour les Palestiniens en fait partie intégrante. Cette situation a pour effet que toute espèce d’interaction entre les uns et les autres est placée sous le régime de cette pathologie de la communication. Là où le mépris est la prémisse des prémisses, aucune véritable communication entre des différents (qui suppose l’égalité des parties prenantes) ne peut exister. S’il faut briser la matrice du sionisme, c’est en premier lieu pour cette raison : elle est la fabrique du défaut de reconnaissance et du mépris qui eux-mêmes sont le noyau compact du différend, la source de l’infection perpétuelle des relations entre les deux peuples.

Toute la question étant de savoir comment un peuple, qui a grandi dans cette « arrogance » et auquel ce mépris de l’autre proche entendu comme ennemi intime colle à la peau, peut s’émanciper de cette condition (car ce pli est une malédiction et une aliénation pour lui aussi, en dépit des bénéfices structurels qu’il en tire).
L’expérience historique est ici formelle : ce genre de sursaut ou de conversion morale à la faveur de laquelle un peuple de colons enfermés dans leurs préjugés hiérarchiques et suprémacistes en viendrait à se convertir à l’égalité, dans ses rapports avec le colonisé, une telle figure providentialiste est une pure construction intellectuelle, une vue de l’esprit, une fable.

Dans le monde réel, la matrice coloniale se défait lorsque ceux qui en sont les gérants et les garants ne sont plus en état d’en assurer le fonctionnement et la perpétuation – soit qu’ils en soient empêchés de vive force, soit que la machine se dérègle, tombe en panne, parte en morceaux... Ce n’est certainement pas la bonne volonté ou une quelconque conversion morale de l’establishment blanc à la démocratie et à la simple notion de l’égalité entre les races ou les couleurs qui a conduit à la suppression du régime d’apartheid en Afrique du Sud – c’est tout simplement que le bunker suprémaciste blanc n’était plus en état de gouverner, dominer et régner selon ces prémisses.

De la même façon, en Israël/Palestine, les choses ne peuvent changer que si les rapports de force, tant au plan local que régional et international se modifient. Le mépris, le refus de la reconnaissance et le refus de coexister sur une base d’égalité avec les Palestiniens ne sont pas seulement inscrits dans le marbre de la constitution étatique d’Israël – ils sont aussi passés dans les gènes et le sang de la majorité de la population du pays définie comme juive.

Pour que les choses changent, il faut que des commotions, des ruptures vives, des interruptions, des discontinuités, des bifurcations se produisent. Toutes ne sont pas vouées à être violentes, elles peuvent provenir de l’extérieur, de bouleversements intervenant dans la conjoncture internationale ou d’événements disruptifs à peu près imprévisibles. Mais pour que les choses aient une chance de changer vraiment, il faut un nouveau lancer de dés qui dessine le paysage d’un devenir en radicale rupture avec les conditions présentes. L’à-présent ne peut se libérer de la tyrannie de ce qui le précède qu’à la condition d’en différer ardemment. Il faut que soit brisé le mécanisme de la répétition du pire, de l’aggravation, de l’empirement. C’est sur ce mode vitaliste que l’ad-venir s’émancipe de ce qui le retient du côté des conditions du passé.

Ce qui fait que le temps historique n’est pas soumis au régime de la perpétuelle répétition du même, c’est que le champ des discontinuités est infini, même dans une époque qui semble aussi atone et enfermée dans des déterminations inflexibles que la nôtre. Si les choses peuvent continuer à changer, ce n’est pas, comme le croient les apôtres de la total-démocratie, que peu à peu et malgré tous les obstacles, les valeurs, les principes et les normes de la démocratie se diffusent à l’échelle de la planète toute entière ; ce n’est pas parce que peu à peu les élites gouvernantes et les peuples « comprennent » que la démocratie est la seule forme civilisée d’organisation de la vie commune et de gouvernement des peuples.

C’est bien plutôt, du fait que le monde administré ne peut jamais l’être entièrement, qu’au gré des jeux de forces et des changements de conjoncture, de nouveaux possibles, hier encore inconcevables, peuvent se dessiner. Les promoteurs de la total-démocratie ne sont pas assez naïfs pour penser que les valeurs et les principes gouvernent le monde, mais ils affectent de le croire et, surtout, ils tentent de donner autorité et force de loi au narrative selon lequel les choses bougent et avancent dans le bon sens pour autant qu’elles sont mues par les valeurs et les principes.

Dans le sillage des valeurs et des principes s’avance, selon cette fable, tout le reste : l’agir communicationnel avec ses solides fondements éthiques, les conduites indexées sur les valeurs (wertorientiert) prévalant sur les calculs rationnels d’intérêt (zweckorientiert), les idéaux de liberté et d’égalité guidant nos pas, l’idéal d’un monde en paix balisant et inspirant les relations internationales, etc. Mais tous ce corpus, c’est l’idéologie de la total-démocratie, et d’aucune manière le récit qui entrerait en concordance avec le régime d’Histoire sous lequel nous vivons effectivement.

Je dis bien régime d’Histoire, ici, pour éviter la confusion avec les régimes d’historicité de François Hartog et sa critique (fondamentale) du présentisme [2]. Je me demande : quel peut donc bien être le régime d’Histoire (celui qui définit les conditions historiques de notre présent) sous lequel se place, entre autres, la scène inaugurée par l’opération conduite par le Hamas sur le sol israélien ? Quel est le régime d’Histoire qui se dévoile ici ?

L’illusion démocratique/immunitaire consiste à croire qu’un tel événement, dans son caractère paroxystique et local, constitue l’exception, la règle étant plutôt cette sorte de paix molle dans laquelle, nous, Occidentaux blancs du Nord global vivons. Je pars de la prémisse inverse : c’est dans l’épreuve de force en cours en Israël/Palestine que se donne à voir en vérité le régime d’Histoire sous lequel nous vivons. Mais je pourrais aussi bien dire : si vous voulez vraiment savoir sous quel régime d’Histoire nous vivons, dépaysez-vous un peu du côté d’un triangle compris entre, disons, Okinawa, Manille et Nankin.

Ce qui constitue le moteur et, si l’on peut dire, le principe du régime d’Histoire sous lequel nous vivons, ce n’est pas la conquête pacifique et pacifiante de la planète par la démocratie chevauchant le capitalisme libéral, c’est la guerre des mondes – soit en phase active, comme en Israël/Palestine, soit en préparation comme en Asie orientale et en mer de Chine ; mais ce ne sont là que les points de contention les plus exposés d’une configuration générale, multipolaire. D’une façon générale, le régime d’Histoire sous lequel nous vivons se déploie dans l’horizon de la guerre, toutes les formes de guerre, et la figure de la terreur est appelée à y prospérer sous toutes sortes de formes aussi, sous toutes les latitudes, au gré des situations de crise, des catastrophes et des affrontements.

De fait, ceux-là même qui assurent la promotion de la ritournelle célébrant la total-démocratisation de la planète règlent plutôt leurs calculs et leurs actions non pas sur cette fiction anesthésiante mais sur la perception réaliste qu’ils ont du régime d’Histoire qui fixe les traits de l’époque – il suffit de voir comment ils s’engagent, s’arment et déplacent leurs pions là où fait rage la guerre des mondes et là où elle se dessine.

Il suffit de voir le zèle qu’ils déploient dans la préparation des affrontements. Il suffit de voir aussi avec quel allant ils adoptent la terreur quand celle-ci leur apparaît comme un moyen nécessaire pour asseoir ou perpétuer leur domination – à une échelle de masse s’il le faut, comme lors de la conquête en forme de destruction de l’Irak, comme en Israël – les gouvernement occidentaux font davantage qu’avaliser l’emploi de la terreur par les gouvernants de l’Etat hébreu, ils la soutiennent activement, comme le montre avec éclat l’épisode en cours.

Il serait tout à fait illusoire d’imaginer que, dans l’état présent du monde, des sphères, des espaces distincts puissent vivre sous des régimes d’Histoire différents. La façon dont, dans l’instant, l’opération conduite par le Hamas est devenue un événement global, avec toutes les répercussions et interactions consécutives, nous instruit suffisamment à ce propos. De Gaza à Arras, il n’y a qu’un pas, dans le monde d’aujourd’hui, la guerre est contaminante ; aussi localisée soit-elle, elle se diffuse à l’échelle de la planète, et, avec elle, ses intensités – le bunker suprémaciste israélien qui entreprend de transformer Gaza en un vaste Oradour-sur-Glane trouve sans tarder ses émules en France, et qui entreprennent eux, avec non moins d’ardeur, de faire taire toute voix s’élevant contre cette entreprise génocidaire.

Bien sûr, l’échelle de la terreur est bien différente dans un cas et dans l’autre – les massacres aériens d’un côté, les menaces et les intimidations de l’autre – mais ce qui importe ici, c’est la transmission de l’affect et du geste – il s’agit bien, dans les deux cas et dans des conditions qui, pour le moment, demeurent radicalement différentes, d’inspirer la peur, l’effroi en vue de réduire l’ennemi au silence. Cela fait belle lurette que les ministres de l’Intérieur successifs, en France, traitent les gens de notre espèce en ennemis et la terreur est un ressort courant pour ne pas dire routinier dans le traitement de l’ennemi.

Les violences policières destinées à dissuader les gens de manifester, ce ne sont pas des excès ou des bavures, c’est de la terreur de basse intensité – encore. Si l’on ne détecte pas ces correspondances et ces échos entre des situations aujourd’hui (encore ?) très dissemblables et même carrément hétérogènes à plus d’un titre, on ne comprend rien à ce qui fait la texture de l’époque. On ne comprend pas qu’une époque n’est pas faite de ce qu’en montre une photographie à l’instant t, mais bien plutôt de son devenir, de ce qui s’y laisse entrevoir, de ce qui y est en gestation.

Il faut opérer ici une franche distinction entre deux domaines : celui des conditions de vie et celui du régime d’Histoire. Du point de vue des conditions de vie, notre planète est agencée autour d’hétérogénéités radicales – la vie, en général, de la classe moyenne du Nord global, blanche en général, et celle des Gazaouis, des migrants qui risquent leurs vies pour traverser la Méditerranée et d’une façon plus générale, de la majorité des gens du Sud global, sont sans commune mesure. La première est placée, globalement, sous le signe du paradigme immunitaire, la seconde sous celui de la pleine exposition.

Mais le régime d’Histoire, lui, par contraste, s’établit dans l’élément du global. Ce serait par exemple une totale illusion qu’imaginer qu’une crise majeure, armée ou non, en mer de Chine ne nous affecterait, en Europe occidentale, que « de loin ». Il n’y a pas que l’économie mondiale pour être fortement interconnectée, plaçant les acteurs nationaux en très forte situation d’interdépendance les uns par rapport aux autres.

Le régime d’Histoire sous lequel nous vivons est d’emblée planétaire et il est tissé d’un réseau serré d’interactions – on ne prépare jamais la guerre seul, c’est un enchaînement, une spirale, une montée en puissance des uns et des autres dans la perspective de l’affrontement. Un régime d’Histoire se définit selon ce qu’est sa ligne d’horizon ainsi que selon les affects qui soutiennent les pensées et les actions des vivants qu’il anime et qu’il embarque. Or il est on ne peut plus clair aujourd’hui que ce qui se dessine sur la ligne d’horizon du présent, ce n’est pas une version affadie de la paix perpétuelle kantienne placée sous le signe de la globalisation démocratique, ni le désir des uns et des autres de vivre en bonne entente avec les « autres », les différents. C’est tout l’inverse.

Ceux et celles qui pensent que l’horizon du présent et de l’avenir proche, c’est la reconstruction-refondation-réactivation-réinvention de la démocratie, son sauvetage in extremis... se trompent d’époque. L’horizon du présent et les « tâches » ou du moins les dispositions qu’il nous assigne, c’est la généralisation de l’état d’exception, placée sous le signe de la guerre, de la terreur (exercée, pour l’essentiel, par les puissances étatiques), des désastres de toutes sortes de types et de calibre. Ceux et celles qui pensent que l’urgence est de refonder la gauche de gouvernement, de monter un remake en couleurs de la déjà défunte NUPES (good riddance) se trompent d’époque.

On ne saurait trop leur conseiller la lecture du monumental journal du linguiste juif/allemand Victor Klemperer (1933-1945, le journal, pas son auteur) qui expose avec un luxe de détails ce qu’il en coûte aux gens ordinaires, comme à ceux qui se croient éclairés parce qu’ils ont fait de solides études et occupent des positions élevées dans la société, ce qu’il en coûte de se tromper d’époque [3].

Les mots d’ordre du présent et de l’avenir proche sont, plutôt que l’administration des premiers (ou des derniers) soins à la démocratie présidentielle, libérale et policière, autodéfense, sous toutes ses formes, et apprentissage et organisation de la survie à long terme. Le diable survient à pas de loup : vous pensez et vous activiez comme si, en dépit de tous les signaux d’alarme au rouge, la vie normale avait encore de beaux jours devant elle, comme si notre condition immunitaire était couverte par nos institutions et notre système de mœurs – et puis un jour, tout bascule dans un autre monde – demandez à nos ami.e.s ex-Yougoslaves comment cela se passe, non pas au diable-Vauvert, mais sous nos latitudes. Vous voici placés sous un autre régime où la règle du jeu a changé et face auquel votre habitus démocratique et surtout immunitaire vous laisse entièrement désarmé.e.

En Europe occidentale, le plus probable n’est pas que les régimes démocratiques s’effondrent comme s’est effondrée la République de Weimar face à Hitler, il est plutôt que ces régimes ou ces systèmes aillent jusqu’au bout de cette ligne de mort sur laquelle elles sont visiblement fort engagées aujourd’hui. Ils ne cèderont pas la place à des régimes fascistes, ils continueront de secréter jusqu’à saturation leurs propres potentialités fascistes, à produire à doses toujours plus élevées cette sorte de fascisme démocratique ultra-libéral, ultra-policier, ennemi des libertés publiques, ennemi de l’Etat social, chauvin, xénophobe, cultivant le populisme à tout-va, fan du suprémacisme israélien (etc.) qui fait fureur aujourd’hui aux quatre coins de l’Europe.

Les cénacles dirigeants de l’Union européenne montreront la voie, à moins que celle-ci, à force d’être tirée à hue et à dia par les uns et les autres, ne devienne plus qu’une coquille vide, un spectre. Ces démocraties autoritaires ayant rechuté dans le nationalisme sénile passeront leur temps à se bouffer le nez, comme Hitler et Mussolini, mais elles seront avant tout des méga-machines policières destinées à user des moyens de violence les plus énergiques contre tout mouvement populaire, en régime intérieur, et, sur un mode néo-impérial, tout ce qui, dans le Sud global notamment ou dans les non-démocraties, serait susceptible de remettre en cause les formes de l’hégémonie en place depuis la Seconde guerre mondiale. Sur ces deux objectifs, elles auront tout en partage.

Bien sûr, dans un pays comme la France où persistent à exister des réserves de rétivité et de combativité populaire, de radicalité tournée vers l’émancipation, toutes sortes de retournements de situation, surgis de la base et non pas des combinaisons parlementaires ou gouvernementales, sont susceptibles d’intervenir. Dans ce cas, bien sûr, changement radical de programme.

Mais ce sur quoi doivent se régler avant tout nos calculs, nos diagnostics et nos pronostics, c’est la ligne de pente que nous avons sous les yeux. Et ce qui y clignote de toutes parts, ce sont les signaux d’une nouvelle espèce de fascisme – le fascisme se renouvelle par mutation. Un indice sûr de cet état des choses est la fascination qu’exerce sur la plupart de nos gouvernants, en France particulièrement, la politique du fait accompli, le recours à la terreur sans limites qui inspire l’ethnocratie dominante en Israël. Le printemps du fascisme européen trouve de ce côté une source d’inspiration inépuisable – en version obscène et grotesque, le philosémitisme de néophyte des marinistes, et dont le seul et unique fondement est l’admiration sans réserve pour la propagande par le fait, le culte de la force et l’activisme anti-arabe des dirigeants israéliens.

Pour autant qu’Israël, à tous égards, est un clone tardif (et d’autant plus frénétique qu’il est tardif) des Etats-Unis, il est condamné à rejouer l’histoire américaine dans ses traits les plus sinistres. A commencer bien sûr par l’enchaînement de la fondation de la souveraineté, de la puissance étatique et de l’existence d’un peuple sur l’élimination des premiers habitants de cette terre. Le problème insurmontable d’Israël est qu’il est, dans sa structure la plus intime, la réincarnation totalement in-tempestive (out of time) de cette figure inséparable de la formation de la civilisation occidentale, blanche : des colons blancs débarquent sur une terre qu’ils considèrent comme vierge et appropriable, les populations autochtones qu’ils y rencontrent étant négligeables – des sauvages. Ce modèle présidant à la formation de nouvelles nations blanches a prévalu non seulement aux Etats-Unis, mais en Australie et en Nouvelle-Zélande, en Afrique du Sud…

L’élément décisif, ici, est que sa réalisation passe par le génocide et la réduction à une condition résiduelle des populations autochtones. Ce qu’il en reste, une fois que la colonisation blanche s’est imposée, ce sont des tribus enfermées dans des réserves, des descendants marginalisés, paupérisés, subalternisés des peuples premiers. L’histoire d’Israël est la répétition non pas en farce mais en sinistre tragédie de cette figure – le problème étant que dans le monde d’après Auschwitz, les « indigènes » ne sont plus exterminables comme l’ont été les peuples premiers d’Amérique et d’Océanie.

Mais la matrice de cette histoire placée sous le signe du suprémacisme blanc demeure la même : il s’agit bien de réduire les Palestiniens à une condition de survivance dispersée ou confinée dans des « réserves » (des bantoustans), il s’agit bien d’éviter à tout prix qu’ils se maintiennent comme peuple ayant la disposition de lui-même. Depuis trois quarts de siècle, cette entreprise de réduction est conduite par l’Etat d’Israël par une combinaison de moyens de destruction et d’attrition – déplacements de population, massacres, confinements, terreur et répression, encouragement à l’émigration, occupation des terres, discriminations, appropriation des ressources naturelles, etc.

Le massacre de masse en cours à Gaza et la répression sanglante en cours en Cisjordanie montrent que la ligne de force immémoriale de cette forme de colonisation par substitution d’une population (d’une espèce ou d’une race) à une autre n’a pas changé – Israël en est le dernier avatar et l’ironie amère de la chose est qu’il soit soutenu sans réserve dans cette entreprise incluant les pratiques génocidaires par les démocraties occidentales et assimilées qui ont fait de la promotion des Droits de l’Homme leur étendard et leur crédo.

(À suivre...)


Notes

[1] Françoise Fonteneau : « Axel Honneth : la société du mépris », La cause freudienne, 2007/3. Axel Honneth : La lutte pour la reconnaissance, Cerf 2002, La société du mépris, La Découverte, 2006. L’approche post-habermassienne de la reconnaissance et du mépris telle que la propose Honneth se tient bien en deçà du différend israélo-palestinien – le mépris est, pour lui, un phénomène essentiellement relatif aux « pathologies sociales », il en ignore la dimension et les enjeux proprement politiques, dans une configuration asymétrique où prévaut le défaut de toute reconnaissance du colonisé par le colonisateur. La théorie de la reconnaissance et du mépris élaborée par Honneth demeure « provinciale » en tant qu’entièrement référée aux conditions du Nord global.

[2] François Hartog : Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Seuil, 2003.

[3] Victor Klemperer, op. Cit., passim.

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