« Tout est pour le mieux dans le pire des mondes »
(Pseudo-Leibniz)
Si l’on veut vraiment sonder l’abîme du différend [1] opposant les Palestiniens aux Israéliens, tel qu’il s’est une nouvelle fois imposé à nous dans toute sa virulence, à l’occasion des récents événements, il faut partir de cette simple évidence : pour un Palestinien, tout Israélien, quelle que soit sa condition, est un occupant. D’un point de vue historique général, cela va de soi : l’Etat d’Israël est fondé sur la dépossession et la spoliation des Palestiniens, un processus qui ne se laisse pas enfermer dans le « moment » de la création de l’Etat juif, avec son pendant pour les Palestiniens, la Nakba.
C’est un processus continu qui, aujourd’hui connaît un regain d’intensité avec la colonisation accélérée de la Cisjordanie et les violences qui l’accompagnent, le blocus de Gaza, la ghettoïsation de cette enclave, destinée à enfermer sa population dans les conditions d’une aléatoire survie ou sous-vie.
Les bombardements massifs en cours tendent à dessiner une autre orientation encore : contraindre à la fuite hors de l’enclave une partie de la population palestinienne, avant son éventuelle ré-occupation par l’armée israélienne – en bon français, cela s’appelle une épuration ethnique précédée par des massacres massifs.
La reconnaissance d’Israël par la communauté internationale ne change rien à cette perception par les Palestiniens d’Israël, Etat et population, comme une puissance occupante – au contraire, elle ne fait qu’entériner pour eux le tort perpétuel qu’ils subissent, Israël se définissant d’une manière toujours plus affirmative et sectaire, exclusiviste, comme Etat juif. Le tort, dans ce cas, est renforcé, augmenté par le fait qu’Israël soit reconnu par la communauté internationale.
Cette perception par les Palestiniens de toute présence juive sur ce qu’ils considèrent comme leur terre, présence incarnée par une puissance étatique en premier lieu, mais par une population aussi, trouve son fondement dans leur condition de colonisés. Si l’on veut comprendre quoi que ce soit au conflit et au différend entre Palestiniens et Israéliens, c’est toujours de cela qu’il faut partir : nous avons affaire à une situation coloniale où est en question la relation entre un (des) colonisateur(s) et des colonisés.
Il faut donc toujours replacer ce conflit dans une généalogie de la colonisation européenne et occidentale d’espaces et de territoires situés sur d’autres continents – la Palestine, le Moyen-Orient, c’est l’Asie « proche » (le « Proche »-Orient), mais l’Asie tout de même. Il faut même le replacer dans la généalogie des empires coloniaux – à l’évidence, les enjeux impériaux liés à la question israélo-palestinienne sont, aujourd’hui, plus vivaces que jamais – lorsque Biden se rend auprès de Netanyahou peu de jours après l’opération du Hamas pour l’assurer du soutien indéfectible des Etats-Unis à Israël, l’enjeu « impérial » d’une telle visite saute aux yeux. L’Occident – les Français et les Anglais puis les « Américains », ont toujours eu une perception impériale de cette région et ils se sont toujours, depuis le XIXème siècle, conduits en conséquence.
Le soutien indéfectible qu’ils accordent à Israël, c’est le dernier maillon d’une très longue chaîne.
Dans une situation coloniale donc, comme dans la « dernière » des colonies, Israël [2], il est constant que le colonisé considère toute incarnation humaine de la colonisation comme un occupant et un spoliateur – pas seulement donc les forces armées d’occupation en charge de l’ordre colonial, pas seulement les fonctionnaires coloniaux, mais aussi bien n’importe quelle espèce de représentant de la puissance coloniale – cet effet d’homogénéisation se produit d’autant plus facilement, que, dans la société coloniale, les espèces humaines demeurent séparées – l’indice racial, ethnique, culturel, religieux, les phénotypes, la couleur de la peau, la langue, la religion (etc.) dessinent immédiatement, dans l’espace social, la ligne de partage entre colonisateurs et colonisés.
Dans les colonies de peuplement, comme l’Algérie ou comme Israël, cette séparation se durcit – ce sont deux populations qui coexistent dans un état de séparation variable mais toujours marqué, dans les mêmes espaces. Dans ses formes extrêmes, cette séparation prend la forme de l’apartheid.
Ce préalable est essentiel pour comprendre que, lorsqu’il commence à secouer le joug colonial, lorsqu’il n’accepte plus d’être gouverné sur le mode colonial (discriminatoire, humiliant, surexploiteur, violent…), le colonisé n’est pas très porté, a priori, à faire la différence entre les forces armées ou les instruments de répression chargés de faire respecter l’ordre colonial et tous les autres, perçus globalement comme les maîtres, les colons, avec tous les privilèges attachés à cette condition. Lorsqu’il s’en prend à l’ordre colonial, le colonisé, en général, ne fait pas dans le détail – cet ordre est un système ou un dispositif général qui répartit sans merci les espèces en présence dans deux mondes non seulement différents mais que tout oppose, sans commune mesure.
D’autre part, quand le colonisé se rebelle, c’est généralement qu’il est à bout de patience, que le soulèvement ou la révolte est l’unique débouché de sa fureur ou de sa rage – il en est aux dernières extrémités, et c’est là évidemment l’un des premiers éléments à saisir si l’on veut comprendre ce qui s’est passé lors de l’assaut des combattants du Hamas dans la zone frontalière, en territoire israélien – l’affect qui a pu les porter à massacrer tout ce qui se trouvait à leur portée et avait le visage de l’ « Autre » – le colonisateur.
Pour ces raisons, dans un contexte de guerre coloniale (et il n’est que trop évident que l’Etat d’Israël est, dans sa continuité, en guerre contre le peuple palestinien, vu les méthodes de guerre auxquelles il recourt pour tenter de le tenir en lisière, son armée étant constamment en première ligne dans cette guerre d’intensité variable, que ce soit dans l’occupation du territoire en Cisjordanie, avec les raids, les destructions, les opérations de ratissage, les assassinats, les emprisonnements qui vont avec, ou, dans la bande de Gaza, les bombardements à répétition de la population civile), dans un tel contexte, les distinctions qui s’appliquent aux guerres classiques, notamment aux guerres entre Etats-nations européens aux XIXème et Xxème siècle se brouillent. Comme le remarquait récemment Michèle Sibony, à propos de l’hyperviolent épisode actuel en cours, les guerres coloniales sont toujours des guerres sales, du fait notamment de l’évanescence, dans ce contexte, de la distinction entre militaires et civils qui y est la règle [3].
On remarquera ici que le premier agent de cette disparition est le colonisateur lui-même – ceci dans toutes les guerres coloniales, aussi bien les guerres de conquête coloniale que les guerres de décolonisation – le colonisateur, pour autant qu’il ne considère pas celui qu’il s’apprête à coloniser ou le colonisé qui se soulève comme un être humain à part entière, ne se sent à aucun titre l’obligation de respecter à son égard quelque droit de la guerre que ce soit. D’ailleurs, il ne considère pas qu’il s’agit, en l’occurrence, d’une guerre à proprement parler. Il préfère parler de conquête légitime, d’opération légitime d’autodéfense, de pacification, de maintien de l’ordre, etc. On se rappelle à ce propos l’obstination avec laquelle les gouvernants français ont parlé, tout au long de la guerre d’indépendance des Algériens, d’opérations de maintien de l’ordre, de pacification – des « événements en Algérie ».
De la même façon, les gouvernants israéliens n’admettront jamais qu’ils sont en guerre continue avec les Palestiniens – cela les obligerait à respecter, dans cet affrontement, quelques règles dont, au contraire, ils s’affranchissent constamment. Les seules guerres qu’ils reconnaissent comme telles sont celles qu’ils ont gagnées contre les puissances arabes voisines.
Ce qu’ont oublié (sciemment ou par absence de réflexion) la très grande majorité des commentateurs de l’opération conduite par le Hamas, constamment portés à tonner contre la barbarie du massacre indiscriminé des civils, c’est que les règles de la guerre coloniale, c’est le plus fort, le colonisateur qui les fixe. Le colonisé ne fait, en matière de violence destinée à terroriser, que se régler sur son exemple.
Ce qui est tout particulièrement le cas dans l’épisode qui nous occupe ici. La scène primitive de la guerre coloniale dans le contexte de laquelle la population civile est frappée de façon massive, systématique et indiscriminée, avec son cortège de massacres, d’expulsions et de déportations (autant de violences destinées à inspirer la terreur à ceux qui les subissent), c’est la guerre qui conduit à l’établissement de l’Etat d’Israël, et dont la Nakba est partie intégrante. De ce point de vue, on est fondé à dire que la violence coloniale, la guerre perpétuelle faite au colonisé, c’est une chose qu’Israël, comme Etat et puissance, a dans le sang.
Dans l’histoire de la colonisation européenne, occidentale, on a vu parfois s’imposer dans les pays colonisés, un certain ordre colonial, c’est-à-dire une certaine stabilité qui, même si l’existence de la colonie, sous quelque forme que ce soit, suppose la permanence d’un certain état d’exception, pour les colonisés, pouvait créer l’illusion que l’état de guerre entre colonisateurs et colonisés était suspendu. En Israël/Palestine, une telle illusion n’a jamais pu prendre racine, les Palestiniens n’ont jamais accepté la dépossession dont ils ont été victimes et les Israéliens n’ont jamais entrepris la moindre démarche en vue de réduire l’acuité du différend qui les oppose à ceux qu’ils persistent à appeler, avec mépris, « les Arabes ».
Non seulement ils n’ont pas accepté de discuter de la question des réfugiés et de leur retour, mais ils ont au contraire constamment poussé les Palestiniens à choisir le chemin de l’exil, par des moyens violents ou par ruse, par des pratiques d’attrition sans cesse renouvelées, en même temps qu’ils poursuivaient, inlassablement, leur Drang nach Osten en Cisjordanie, dans la perspective de l’établissement du « Grand Israël » [4].
Ils n’ont pas fait preuve de loyauté lors de l’épisode des Accords d’Oslo, profitant alors de l’amateurisme des négociateurs palestiniens pour assurer la poursuite de leur mainmise sur les territoires occupés [5]. Leur mentalité coloniale, avec ce mélange d’arrogance et de mépris pour le colonisé qui la caractérise, fondée ici sur la plus fragile des constructions identitaires, sur le plus imaginaire des préjugés raciaux, ne s’est jamais démentie.
Dans ce contexte, ce qui s’est sédimenté, dans la relation entre Israël comme puissance, incluant les Israéliens comme population, et les Palestiniens comme peuple, peuple national et corps collectif vivant, c’est une véritable guerre des espèces. L’affect qui circule ici d’une « espèce » à l’autre, l’affect en partage, la seule chose en partage, peut-être, c’est la haine. Il suffit, pour s’en convaincre, d’entendre la façon dont chacune des parties en présence, dans l’ordinaire de sa condition, prononce le nom de l’autre, l’intonation qu’elle y met. De cette situation, le colonisateur (et son idéologie mortifère, le sionisme) porte la responsabilité pleine et entière.
Ce ne sont pas des ennemis d’un jour, d’un temps, d’un chapitre d’histoire qui s’affrontent ici, comme dans les guerres nationales intra-européennes aux XIXème et Xxème siècle – des ennemis avec lesquels on est voué à se réconcilier au chapitre suivant de l’histoire du continent. Le poison colonial a infecté les formes même de l’hostilité et secrété de l’immémorial. D’où les déchaînements de haine, avec les conduites hyperviolentes et massacrantes qui les accompagnent, quand la marmite explose.
Ce n’est pas une guerre de faible intensité, et qui, à ce titre, serait en fin de compte sous contrôle, comme l’imaginaient les aveugles et les complaisants qui, jusqu’aux événements récents, considéraient la question palestinienne comme « réglée » – au profit d’Israël et de l’Occident tout entier, bien sûr. C’est au contraire une bellum internecinum (une guerre d’extermination) qui, parfois, se repose. La situation coloniale créé des conditions qui se comparent à celles d’une zone sismique ou volcanique : on ne sait pas quand la terre tremblera, quand le volcan entrera en éruption – mais cela arrivera un jour ou l’autre, c’est l’irrémissible, l’insurmontable – la violence, les morts et les décombres en forme de destin annoncé, l’horizon indépassable de la situation coloniale.
Dans un contexte de guerre coloniale, un colon n’a pas le même statut de « civil » que dans une guerre opposant des peuples de même condition, des Etats-nations. Les colons sont souvent armés, ils forment fréquemment des milices, montent des expéditions punitives contre les colonisés (les « indigènes ») lorsque ceux-ci deviennent indociles – c’est le cas, par exemple, à Sétif, Guelma et Kherrata, lors des événements de Mai 1945 [6], comme c’est le cas, fréquemment, en Cisjordanie occupée où les colons armés se livrent périodiquement à des exactions contre les Palestiniens, sous la protection de l’armée. Dans un contexte de guerre coloniale, la distinction entre civils et militaires tend souvent à devenir floue.
En Israël, à l’origine, les kibbutzim sont autant des postes militaires que des lieux utopiques d’expérimentation de nouvelles formes de vie collective – voir, à ce propos le roman sioniste La tour d’Ezra d’Arthur Koestler [7]. Ils n’ont pas cessé de l’être après la fondation de l’Etat d’Israël. Les innombrables réservistes ont, dans cette stratocratie exemplaire, un statut mi-civil, mi-militaire.
D’autre part, une des caractéristiques essentielles de la guerre coloniale est celle-ci : pour le colonisateur, le colonisé qui se soulève est ce qu’était pour les Romains l’esclave révolté – aucun droit, aucune protection légale ne s’appliquent à lui, lorsqu’il prend les armes, ses combattants sont considérées par le colonisateur non pas comme une armée régulière mais comme des bandes de rebelles – pendant la guerre d’Algérie, cette désignation (les « rebelles ») faisait autorité, du côté de l’autorité et de la presse française –, donc des irréguliers, des « bandits » qu’aucune loi de la guerre, aucune convention ne protège.
Il en découle que les blessés et les prisonniers peuvent être torturés et abattus sans autre formes de procès, qu’ils peuvent disparaître sans laisser de traces. Ces pratiques étaient de règle pendant la guerre d’Algérie, tout comme, dans un contexte différent, elles sont routinières dans les territoires occupés par Israël – les combattants armés sont ciblés, traqués, abattus comme des criminels et des nuisibles. A Gaza, les chefs des mouvements résistants armés, le Hamas et le Djihad islamique, font l’objet de tous les soins du repérage par les moyens électroniques les plus sophistiqués, en vue de leur assassinat au moyen de missiles et maintenant de drones – généralement, au passage, leurs familles et le voisinage ne sont pas épargnés par ces frappes – mais qu’importent ces détails : les enfants et les voisins d’un chef rebelle peuvent-ils sérieusement prétendre au statut de « civils » ? [8]
Pour toutes ces raisons, infiniment paradoxale est la position de toutes ces bonnes et belles âmes du monde occidental tant démocratique que blanc, qui exigent à cor et à cri des colonisés qu’ils conduisent des guerres propres, qu’ils se soulèvent et se rebellent dans des formes en tous points conformes aux lois de la guerre fixées par convention et aux Droits de l’Homme. C’est là, en effet, une rêverie inconsistante et une hypocrisie, pour la bonne raison que ce ne sont jamais ces derniers qui fixent les règles et déterminent les formes de l’affrontement. Le chantage moral exercé dans un tel contexte sur ceux qui luttent pour leur liberté et leur dignité revient à les inciter à accepter leur condition, à prendre leur mal en patience, à privilégier les solutions pacifiques et négociées (qui ne surviennent jamais), à renoncer aux usages de la violence « illégitime » – en pratique à toute action violente.
Or, la notion même d’une lutte contre l’oppression coloniale (qui se perpétue, elle, dans les formes les plus violentes et les plus exténuantes) et qui se désisterait de toute part violente en vue de présenter un bon profil aux opinions occidentales recluses dans leurs gated communities mentales illusoirement pacifiées, cette notion est une chimère. Et le propre de la violence du colonisé, en tant qu’elle est une contre-violence et qu’elle contient à ce titre une part puissamment réactive, qu’elle ne saurait se laisser enfermer dans les purs et simples calculs d’intérêt, dans une forme quelconque de rationalité instrumentale.
Elle est éruptive, imprévisible – ce que nos philistins appellent « aveugle » – mais ici la cécité se situe plutôt du côté de leur facultés analytiques…
Il existe un affect de la guerre coloniale, comme il existe un affect de la guerre civile – et le premier comme le second a rarement des senteurs de rose – mais en faire retomber la responsabilité sur les colonisés, c’est une infamie absolutoire qui se pratique couramment, chez nous, spécialement chez nous, dans le petit monde de la gauche proprette, parlementaire et progressiste. Ces gens-là, le plus souvent, aimeraient être en position de désigner, parmi les factions et partis qui se disputent le leadership de la lutte contre le colonisateur, celui qui leur paraît le plus convenable du point de vue de leurs propres valeurs et conceptions des objectifs de la lutte. Ils se pensent bien fondés aussi à décider qui, parmi ces partis et factions, peut être déclaré digne de représenter les colonisés et qui ne peut l’être en aucun cas. C’est ce qu’ils font aujourd’hui avec un ensemble touchant à propos du Hamas, formant à l’occasion un front commun moralisant et camusien avec les pires ennemis des Palestiniens.
Mais ces vertueuses préventions promptes à se transformer en anathèmes ne résistent pas au réel : la rue palestinienne soutient ceux qui se battent, établissent un rapport de force avec l’ennemi, lui infligent des pertes – pas avec les collabos. Il existe une grande différence entre dire qu’aujourd’hui, ce sont les organisations qui se battent contre l’Etat colonial israélien, par tous les moyens disponibles, qui incarnent l’espérance palestinienne et accorder à telle ou telle de ces factions un crédit illimité pour l’avenir. La politique ne consiste pas à discréditer les luttes dans le présent au nom de nébuleuses virtualités – le cauchemar par anticipation d’une Palestine tombée aux mains d’une théocratie à l’iranienne. Et en quoi donc, à supposer qu’on en arrive à ces extrémités, une telle théocratie (à définir) serait-elle pire dans son principe que l’ethno-stratocratie israélienne ? Le cauchemar projectif s’avère être ici le grand méchant loup du conte, destiné à normaliser l’ethnocratie israélienne – en tant qu’elle se rattache, malgré tout, au camp de la démocratie occidentale et au monde blanc.
Ici, la combinaison du laïcisme républicain à la française et de la mémoire cultuelle de la Shoah égarent plutôt qu’ils n’éclairent – sans s’attarder sur le fait qu’il s’agit, en l’occurrence, du mariage de la carpe et du lapin. Le laïcisme républicain, solidement établi dans ses certitudes et ses dogmes tranche : tout parti ou mouvement susceptible d’être catalogué comme partisan d’un régime théocratique est rivé à l’obscurantisme et ne saurait d’aucune manière avoir partie liée avec des luttes tournées vers l’émancipation – c’est le paradigme des « fous de Dieu » [9].
La mémoire cultuelle de la Shoah tranche, elle dans un autre sens : tuer des civils israéliens, donc tuer des Juifs, c’est s’inscrire dans la continuité de l’entreprise exterminationniste des nazis. La décontextualisation va ici de pair avec la tournure théologico-politique marquée de cette mémoire, avec cet inextricable amalgame de métaphysique de l’ « uniquement unique » et de sanctuarisation d’Israël, intouchable, immunisé contre toute critique en tant qu’établi dans les « frontières d’Auschwitz » [10]. En Israël, la théocratie est partout, et en particulier solidement établie dans la sphère gouvernante, et elle fait bon ménage avec le suprémacisme ethnocratique et avec la démocratie à l’occidentale. C’est sur toutes ces compatibilités que devraient donc s’interroger ces républicains attachés à la laïcité en priorité, non moins que sur les penchants du Hamas pour l’islamisme conservateur. Chaque chose en son temps. Le jour où le Hamas dirigera un puissant Etat palestinien exerçant son emprise sur toute la région, nous en reparlerons. Nous en sommes loin [11].
Dans les guerres coloniales, les résistants, les combattants pour l’indépendance tuent des civils parce que ceux-ci sont des occupants et des spoliateurs avant d’être des civils. Au temps de la guerre d’Algérie, la gauche anticolonialiste comprenait ces conditions et ne poussait pas des cris d’orfraie chaque fois que le FLN commettait un attentat. Elle comprenait que cela faisait partie du sinistre ordre des choses, dans ce type de confrontation. Le caractère implacable de la lutte, l’absence de tout principe de modération dans l’affrontement, le défaut de toute retenue de la part du colonisateur dans la lutte contre-insurrectionnelle, tout contribue à pousser le colonisé à adopter des moyens extrêmes, à recourir à ce que ceux qui s’attachent à le décrier appellent des formes de violence « aveugles ».
Mais ces violences n’ont rien d’aveugle, elles sont destinées à opposer la terreur à la terreur. Inspirer la terreur à l’ennemi, cela suppose la globalisation et le décloisonnement de la lutte – le conflit ne se réduit pas à la dimension de l’affrontement de deux forces armées, il oppose deux mondes engagés dans une lutte à mort. Et donc, en effet, les civils paient le prix du sang, des deux côtés, mais dans des proportions infiniment inégales : dans un rapport de un à dix pendant la guerre d’Algérie et plus inégal encore dans le contexte israélo-palestinien. Les civils sont partie prenante du conflit, en tant qu’ils se situent d’un côté ou de l’autre de la ligne de fracture qui sépare la société coloniale en deux. Ils sont engagés, embarqués.
Les Français d’Algérie, dans leur immense majorité, demeurent partisans inconditionnels de l’Algérie française, c’est-à-dire de la pérennisation des conditions coloniales et de la réduction de la grande majorité de la population à la condition d’ « indigènes » – la raison pour laquelle il leur faut quitter le pays lorsque celui-ci accède à l’indépendance. De la même façon, s’il est une chose qui demeure dans l’angle mort de l’approche strictement juridique de la distinction entre civils et militaires dans un contexte comme celui du conflit israélo-palestinien, c’est celui-ci : Israël étant, pour les Juifs, une société de citoyens, ceux-ci choisissent leurs dirigeants à l’occasion d’élections libres, et ils le font même plus souvent qu’à leur tour, si l’on peut dire, au gré d’élections anticipées découlant, depuis de nombreuses années de la fragilité des coalitions de circonstances au pouvoir et du cynisme sans limite des poids lourds de la politique israélienne.
Or, cela fait maintenant des décennies que les électeurs israéliens plébiscitent des dirigeants issus notamment du courant « révisionniste » du sionisme et de partis théocratiques qui ont en commun une hostilité et un mépris de principe à l’égard des Palestiniens, un racisme anti-palestinien de plus en plus décomplexé, et, surtout, le projet expansionniste du Grand Israël impliquant l’annexion de la Cisjordanie. Les habitants des colonies ne sont que le fer de lance de cette politique régulièrement avalisée voire plébiscitée par une majorité d’électeurs israéliens. La question serait donc de savoir quel genre de « civils » sont, dans un Etat colonial, ces citoyen.nes qui, depuis des décennies (au moins) plébiscitent la spoliation des Palestiniens, au même titre exactement que ces Français d’Algérie qui, dans leur majorité et jusqu’au bout, ont apporté leurs suffrages aux partis opposés à toute prise en considération des revendications de la population algérienne. La question, plus généralement, serait de savoir ce qu’il en est d’une démocratie coloniale, d’une démocratie d’apartheid.
Ces rapprochements entre la situation algérienne, au temps de la guerre d’indépendance et les conditions présentes en Israël/Palestine demeurent le pont-aux-ânes de la gauche française, définie par convention comme progressiste, de teinture plus ou moins anticolonialiste. Or, ces rapprochements ne sont pas seulement éclairants – ils s’imposent. La Palestine est occupée par les Israéliens comme l’était l’Algérie par la France. Cela ne découle d’aucune fatalité historique mais de la mise en œuvre du projet ségrégationniste sioniste, du désastreux devenir étatique du sionisme qui, jusqu’à la Seconde guerre mondiale, est au mieux un rêve éveillé et au pire une plaisanterie de comptoir – dans le monde juif notamment [12]. Une forte émigration juive en Palestine, consécutive à la Shoah, était parfaitement concevable sans que se mette en place la machine mortifère de la spoliation, des massacres puis de la ségrégation dont les Palestiniens ont fait les frais. Il aurait suffi que les émigrants juifs qui, pour la plupart d’entre eux étaient des démunis et des damnés de la terre, voient les Palestiniens comme des égaux, des humains à part entière.
Leur prise en charge par les organisations sionistes, leur mise en condition par ces appareils les a orientés dans la voie opposée. Même dans l’utopie un peu kitsch imaginée par Herzl, Altneuland, cette coexistence pacifique entre égaux se présente un possible [13]. C’est le poison de l’étatisme (le fétichisme de la puissance étatique combiné à la passion de l’identité – « nous et nous seuls »), de l’homogénéité (un fantasme, tout particulièrement dans les conditions où s’est formé le « peuple israélien » comme « peuple juif ») qui a créé les conditions du plus insurmontable des différends entre Juifs et Arabes, sur cette même terre, entre ce qui s’est figé dans la figure des deux peuples irréductiblement ennemis – les Israéliens et les Palestiniens. Ce qui veut dire que le différend n’est pas soluble dans les formules étatiques – la création d’un Etat palestinien aux portes de l’Etat juif – les Etats ne pouvant être, dans ce contexte, que du condensé d’hostilité ; ce n’est pas en ajoutant du poison étatique au conflit que l’on peut créer les conditions d’un apaisement du différend [14].
La condition première d’une coexistence entre Israéliens et Palestiniens est le démantèlement de la structure identitaire, ethnocratique de l’Etat hébreu, la liquidation de sa matrice sioniste – ce qui veut dire cette chose simple : que les Juifs vivant dans cet espace reconnaissent les Palestiniens comme des égaux et établissent avec eux des relations, des interactions, une vie commune fondées sur l’égalité. Et qu’en conséquence ceux qui ne sont pas prêts à franchir ce pas, à changer de matrice, partent en emportant avec eux leurs préjugés suprémacistes.
Là aussi, la comparaison avec l’Algérie s’impose d’elle-même : ceux qui sont davantage attachés à leurs privilèges coloniaux, ethnocratiques, à leurs préjugés suprémacistes qu’à leur terre, natale ou pas, à l’espace dans lequel ils ont grandi, sont voués à partir lorsque la matrice coloniale est détruite. Israël est dépourvu de tout avenir civilisé tant qu’il demeure une entité humaine et une puissance étatique fondées sur le principe d’identité exclusiviste et les pratiques ethnocratiques qui vont avec. S’il se maintient sur ce principe, ayant brisé toute résistance palestinienne et réduit le peuple palestinien à une condition végétative, un état de coma perpétuel, ce sera comme un pur et simple bastion avancé de l’Occident en terre hostile, un bunker tant militaire qu’idéologique, dans le contexte global d’un nouvel âge obscur. C’est une option possible, celle qu’appellent de leurs vœux non seulement les dirigeants des Etats-Unis, mais avec eux ceux des démocraties occidentales.
(À suivre…)
Notes
[1] Il faut ici entendre ce terme, « différend », selon le sens que lui a conféré Jean-François Lyotard : dans une situation de différend, les parties en présence ne s’entendent pas sur les prémisses et les conditions même d’une discussion. Ils ne « parlent pas de la même chose » – même si c’est bien « la même chose ». D’autre part, aucune instance arbitrale n’est en position d’intervenir pour « modérer » leur radical désaccord. Le différend se tient hors de portée de toutes espèce d’appareil communicationnel. Lyotard prend l’exemple des négationnistes et des raisons pour lesquelles on ne peut pas « discuter » avec eux. C’est la même chose avec les climatosceptiques. Mais on oublie trop souvent que Lyotard dit que la question de l’exploitation est l’objet par excellence d’un différend – entre le patron et l’ouvrier. Pour l’ouvrier, elle est le cœur même de sa dispute avec le patron, pour le patron, elle n’existe pas.
[2] Sur l’approche de cette question par Jacques Derrida , voir l’article de Thierry Briault publié sur notre site : « Derrida disait : ’Israël est le dernier Etat colonial’ », 16/10/2023.
[3] Voir l’entretien avec Michèle Sibony, reproduit sur notre site, « La répression sanglante contre Gaza est largement entamée », 19/10/2023.
[4] Voir, pour un exemple probant de ces techniques destinées à vider la Palestine de sa population autochtone, l’article de Hadeel Assali « Diary », in London Review of Books, 18/05/2023, relatant l’exil forcé de Palestiniens au Brésil et au Paraguay, après la guerre de 1967. L’auteur cite le premier ministre de l’époque, Lévi Eshkol, disant des Palestiniens : « I want them all to go, even if they go to the moon ».
[5] Voir sur ce point le témoignage et les analyses d’Edward Said : D’Oslo à l’Irak, Fayard, 2003.
[6] Voir sur ce point : Jean-Louis Planche : Sétif 1945 : histoire d’un massacre annoncé, Perrin, 2006.
[7] La tour d’Ezra, 1946 (Pocket).
[8] On s’étonne, dans nos chaumières, de la férocité avec laquelle les combattants du Hamas engagés dans l’opération du 7 octobre ont assassiné les Israéliens de toutes conditions qu’ils rencontraient. Mais qui se souvient du nombre de dirigeants et de cadres du Hamas victimes des assassinats plus ou moins ciblés commis par l’armée israélienne, à commencer par le cheikh Yassine, l’un des fondateurs du mouvement ?
[9] On oublie au passage que les « fous de Dieu » sont solidement représentés au gouvernement israélien et tiennent sous leur coupe une fraction importante de la population du pays.
[10] Shmuel Trigano : Les frontières d’Auschwitz, Livre de poche, 2005.
[11] Au demeurant, le Hamas ne dispose d’aucune aviation militaire, ni de la bombe atomique, ni d’armes bactériologiques et chimiques…
[12] Dans son journal, Victor Klemperer note : « Nous entendons maintenant beaucoup parler de la Palestine ; ça ne nous tente pas. Ceux qui y vont échangent le nationalisme et l’étroitesse contre le nationalisme et l’étroitesse », 9 juillet 1933, Mes soldats de papier, Journal, 1933-1941 (traduit de l’allemand par Ghislain Riccardi, Seuil, 2000).
[13] Altneuland (Le pays ancien-nouveau, 1902, Stock, 1998).
[14] Dans l’esprit de tous les dirigeants successifs d’Israël, un Etat palestinien (pour ceux qui étaient disposés à en envisager la possibilité) n’aurait été concevable que comme Etat croupion, doté d’une souveraineté au rabais et soumis aux conditions fixées par son puissant voisin. Selon les prémisses, le conflit, au lieu de s’apaiser, serait voué à rebondir, dans des formes différentes.