Dans les ruines de "Les origines du totalitarisme" [3/3]

En 1942, les camarades (soviétiques) sont sympas, courageux, par contraste avec les nazis qui sont des bourreaux sanglants qui persécutent les faibles et préparent des attentats à New York. Quelques années plus tard (1948), les camarades sont devenus des diables qui espionnent à tout-va et rêvent de voler aux Américains les secrets de la bombe atomique, comme le faisaient les nazis quelques années plus tôt. Les films antisoviétiques, anticommunistes des années de Guerre froide sont la copie conforme des films antinazis de la guerre – même matrice, même structure, simplement l’ennemi absolu a changé de nom et de visage. L’essentiel, c’est la menace vitale et la figure du diable (inépuisable théologie politique made in the US) qu’incarne cet ennemi. Mais, précisément, le besoin impérieux et tenace de donner un visage et un nom à l’ennemi absolu, c’est un obsession intrinsèquement totalitaire.

Les studios d’Hollywood recyclent, dans les films de propagande tournés pendant la Guerre froide les structures narratives hâtivement ficelées pendant la guerre contre l’Allemagne. Étourdissant jeu de chaises musicales, lorsque le méchant espion ou persécuteur nazi s’efface au profit du patibulaire agent de Moscou. L’équivalent se retrouve dans les films consacrés au front asiatique : en quelques années, l’ami et l’ennemi échangent leurs positions : après l’invasion de la Chine par le Japon puis après Pearl Harbor, le Chinois est, pour Hollywood, soit une victime au secours de laquelle volent les missionnaires blancs, soit un héros affrontant l’envahisseur japonais. Après la Révolution chinoise de 1949 et, avec un intensité redoublée au temps de la guerre de Corée, les positions s’inversent : le Chinois est l’incarnation du mal, brutal, conquérant, corrompu et le Japonais est passé du côté du bien, tout comme l’orphelin coréen, victime des communistes sanguinaires – le Japon est embarqué dans la croisade occidentale contre le communisme en Asie, comme la partie de la Corée demeurée sous contrôle occidental.

Filmographie : Miss V. from Moscow de Albert Herman, 1942. Walk a Crooked Mile de Gordon Douglas, 1948. The House on 92nd Street de Henry Hathaway, 1945. The Iron Curtain de William A. Wellman, 1948. China Venture de Don Siegel, 1953. Soldiers of Fortune, d’Edward Dmytryk, 1955. China Gate, de Samuel Fuller, 1957. Satan Never Sleeps de Leo Mc Carey, 1962.

On remarquera au passage que de vrais cinéastes ont été embarqués dans l’entreprise propagandiste hollywoodienne et en ont durablement propagé les clichés – c’est-à-dire, les images destinées à s’incruster dans l’esprit du public. Dans le cinéma hollywoodien, les Etats-Unis (l’Empire du Bien) changent d’ennemi comme de chemise, selon les opportunités du moment. Le récit du présent ou du passé récent est placé sous le signe d’une démonologie, peuplée d’espions, de traîtres, de bourreaux, d’un côté, d’une hagiographie de l’autre, peuplée de martyrs, saints et héros. Dans les films antinazis, les Juifs ne sont jamais nommément désignés comme les victimes de la terreur hitlérienne, mais vaguement comme des persécutés du fait de leur différence avec les Aryens (« other people ») - Les majors d’Hollywood qui ont longtemps entretenu de solides relations d’affaires si ce n’est affinités, avec les nazis, en dépit de l’origine juive (centre-européenne) de nombre de leurs moghuls et tycoons ne veulent pas apparaître engagées dans un combat partisan. En revanche, au temps de la Guerre froide, la supposée cinquième colonne communiste aux Etats-Unis, inféodée à Staline, apparaît répétitivement peuplée de Juifs, quand bien même la chose ne se proclamerait pas ouvertement – les espions et les traitres s’activant au service de Moscou ont, simplement, des « gueules » (et des noms) de Juifs …

Toute espèce de souci de véracité est congédiée de ces films de propagande ; ne comptent que les images dotées d’une puissance fantasmatique, les intensités qui s’y attachent et les effets de mobilisation escomptés. Les producteurs et réalisateurs de ces films ne sont pas moins soumis au Pentagone que Veit Harlan (le réalisateur du Juif Süss) l’est à Goebbels ou Mikhaïl Tchiaoureli (La chute de Berlin, 1949) à Staline. Walk a Crooked Mile est co-produit par Edgar J. Hoover, le direction paranoïaque du FBI et c’est lui qui en décide le titre. Le FBI réclame un droit de regard sur le scénario du film, ce qui conduit à des tensions extrêmes avec le réalisateur.

Dans ces films de propagande qu’Hollywood produit à foison durant les années 1940-50, la part du « rêve » (« Hollywood usine à rêves ») est infime, ou bien alors, quand elle existe, elle est réduite à la portion congrue, rudimentaire, conventionnelle et enfermée dans le carcan de l’idéologie de la propagande politique la plus survoltée. Ainsi, dans I Was a Communist for the FBI de Gordon Douglas (1951) où est narrée l’histoire d’un agent du FBI infiltré dans le PC américain dans le but de déjouer les menées subversives et l’espionnage conduit par ce parti pour le compte des services secrets soviétiques, ce personnage est présenté non seulement comme un héros, un patriote intransigeant, mais comme une sorte de Christ – il va jusqu’au bout de son sacrifice au service de la défense des intérêts supérieurs de son pays, endurant le mépris et les insultes de ses amis et de ses proches…

Les ressorts affectifs ici en jeu (le grand motif du sacrifice à la Cause) sont les mêmes que ceux que l’on peut relever dans le cinéma « totalitaire » - celui des Autres, si l’on adopte la perspective arendtienne (Arendt était-elle trop snob ou éloignée des industries culturelles états-uniennes pour aller voir, jamais, ces films du samedi soir destinés par excellence au public populaire – le partage péremptoire qu’elle opère dans Les origines (...) entre le totalitaire et ce qui est censé s’y opposer aurait sans doute risqué de s’y trouver mis à mal... ?).

La promotion de The House on 92nd Street d’Hathaway (un des grands tâcherons d’Hollywood, zélateur de la grandeur de cette Amérique-là, sous toutes ses coutures) met en avant le fait que de vrais agents du FBI y incarnent leur propre rôle – la fiction se coule dans la réalité et le cinéma « totalitaire » n’est jamais allé aussi loin dans le « vérisme » propagandiste – sauf peut-être lorsque Veit Harlan s’en va voler des images dans le ghetto de Prague pour renforcer l’impression de vérité de son célèbre et infâme Jud Süss... mais Harlan croupit en enfer, tandis qu’Hathaway, médiocre comme il fut avec constance, est un classique.
Dans ce même film, comme dans plus d’un autre, les nazis apparaissent acharnés à voler les secrets de la bombe atomique – mais le FBI veille. Dans ce genre de construction narrative, la Bombe devient le gardien de la Civilisation, d’où l’urgence absolue d’empêcher l’ennemi, qu’il soit allemand en 1945 ou soviétique quelques années plus tard, d’en voler les plans.

La destruction atomique de Hiroshima et Nagasaki sont des bienfaits qui ont mis un terme à la guerre en Asie orientale. Cette version obscène de la terreur atomique a été diffusée avec zèle par Hollywood et l’on y identifie tous les traits de ce que Arendt définit comme le propre de la propagande totalitaire – inversion de la réalité, substitution de grossières fictions taillées dans l’étoffe de l’idéologie à la crudité des faits, transfiguration des crimes en actions vertueuses. Des dizaines de films hollywoodiens ont défendu, subrepticement ou explicitement, mais avec une constance étendue sur des décennies, cette falsification majeure de l’Histoire de la Seconde guerre mondiale et, au-delà, de la démocratie états-unienne.

De la même façon, les majors se livrent une sévère compétition, pendant et après la guerre de Corée, pour présenter celle-ci comme une opération humanitaire (sauver des vies coréennes) inspirée par le plus grand des désintéressements et la plus irréprochable des vertus. Les fictions flatteuses s’y substituent aux fait établis – des combats aériens héroïques, là où l’US Air Force disposait d’une complète maîtrise aérienne et en profita pour détruire force villes, villages, barrages et autres infrastructures civiles dans le Nord du pays contrôlé par les communistes. Lorsqu’il s’agit de sauver de malheureux orphelins coréens dont les parents ont été massacrés par les communistes, tous les moyens sont bons – à commencer, donc, par la terreur aérienne pratiquée tout au long de cette guerre par les Etats-Unis ; ainsi se boucle la boucle de cet humanitarisme-là – la cause indiscutable (sauver des vies) appelle une brutalité illimitée ; tout est possible, tout est permis au nom de la cause – Battle Hymn de Douglas Sirk (eh oui...), 1957. Cette morale de l’Histoire a accompagné toutes les guerres états-uniennes, projetées sur tous les continents, avec son fond(s) théologique – les Etats-Unis comme empire du Bien dont c’est la mission de défendre la civilisation et de punir les barbares oppresseurs des faibles sur tout le pourtour de la planète. Le cinéma hollywoodien est particulièrement zélé dans la diffusion incessante de ce message lorsqu’il met en scène ces guerres – toutes saintes, par définition.

Plusieurs films consacrés à la guerre de Corée évoquent le sort des prisonniers de guerre états-uniens, détenus dans des camps où les garde-chiourmes, par définition cruels, tortionnaires et patibulaires, sont nord-coréens, chinois, russes. Les détenus, soumis aux traitements les plus dégradants et au lavage de cerveau le plus éprouvant y conservent, à de rares exceptions près, toute leur dignité. Le suprémacisme linguistique étant, dans ces espaces désolés, de fait et de droit, les prisonniers manifestent leur supériorité morale et culturelle sur leurs gardiens en parlant le bel américain idiomatique, tandis que ceux-là baragouinent un anglais rudimentaire et grotesque.

Dans l’un de ces films de pure propagande (Prisoners of War de Andrew Marton, 1954), un futur président des Etats-Unis exerce ses talents (médiocres – Reagan, pitoyable acteur) dans le rôle du héros (membre des services secrets) qui berne les Asiates, ses geôliers. Le communisme à l’œuvre, dans ces camps, c’est le brainwashing perpétuel et brutal, comme l’est, pour Arendt, quintessentiellement la propagande totalitaire (un lavage de cerveau sans fin), une épreuve à laquelle les prisonniers résistent victorieusement - en opposant la supériorité du mode de vie « américain » sur celui de leurs tourmenteurs et en énumérant les évidences matérielles qui attestent cette évidente supériorité – la voiture, le frigo, la télé... – Bamboo Prison de Lewis Seiler, 1954.

Bref, là où va le Pentagone, Hollywood suit docilement et, avec l’usine à rêves, le brainwashing en miroir – version libérale contre version démocratique. Dans une scène particulièrement osée, les spécialistes de l’action psychologique communiste tentent de convaincre un prisonnier afro-américain de trahir – n’est-il pas soumis, dans son pays, aux pires discriminations, aux pires violences, descendant d’esclave qu’il est ? Le Black Boy vacille un instant puis se reprend avant d’opposer avec panache son patriotisme infrangible aux tentateurs – non, il ne passera pas dans l’autre camp, sachant à quoi s’en tenir sur leur idéologie perverse…

L’argument de la supériorité du mode de vie libéral sur l’ordre totalitaire se retrouve dans d’autres films de Guerre froide. Ainsi, dans The Iron Curtain de William A .Wellman : la société nord-américaine (canadienne ou états-unienne) y est décrite et vantée comme une société de bons voisins – serviables, aimables, confiants. Ceci par opposition à la société soviétique régie par la méfiance généralisée, la crainte perpétuelle de la dénonciation – la police dans les têtes, la terreur policière en pratique... Cette belle leçon de civilisation des mœurs est administrée à l’homme de la rue à l’heure même où prend son élan aux Etats-Unis la chasse aux sorcières, sous la houlette du sénateur Mac Carthy... Wellman est un cinéaste intéressant, réputé progressiste, auteur notamment de quelques westerns non alignés sur la « légende de l’Ouest »…

Avant d’être une « usine à rêves », Hollywood est un robot-mixeur qui hache menu toutes les différences, les dissidences. Dans la suite de sa carrière, Wellman ne voulut plus « entendre parler » de ce film qui lui ressemblait si peu – mais il l’avait fait – ainsi va l’habitus totalitaire en mode hollywoodien (en ex-URSS et dans les anciennes démocraties populaires européennes, nombreux furent aussi les réalisateurs empressés à effacer les traces de leurs carrières sous emprise idéologique et propagandiste et prompts à réorienter leur art au gré des circonstances nouvelles... ).

Si l’on élargit maintenant la perspective, on discerne deux directions principales de la propagande hollywoodienne : le récit à l’envers du passé historique et du présent placé sous les conditions du conflit ouvert (de la guerre), d’une part ; et de l’autre, la réinvention de la réalité des « autres » sans limite aucune – l’auto-attribution du crédit illimité en matière de production d’une réalité-bis, là où sont réimaginés à discrétion les autres mondes – puissance du studio et principe de substituabilité illimitée (pas besoin de s’éloigner beaucoup d’Hollywood pour tourner une scène de combat censée avoir lieu en Corée).

Raconter les histoires se rapportant à l’histoire de la conquête du monde par les Blancs – la colonisation européenne, la formation puis l’expansion sans fin du territoire et de la puissance états-unienne, aux dépens des peuples premiers, du Mexique, sans oublier les annexions ultérieures (Hawaï, Porto Rico, l’Alaska...), puis l’affirmation ouvertement impérialiste de cette puissance au XXème siècle à l’échelle de la planète – à l’envers : c’est ce que fait Hollywood en inversant avec une constance imperturbable les rôles et positions du conquérant et de celui qui subit ses assauts. On identifie là la matrice du western classique (l’Indien, le sauvage comme agresseur et massacreur), mais cette posture s’identifie aussi bien là où est en question la spoliation du Mexique dans le cours de la formation des Etats-Unis (le Mexicain comme bandit sanguinaire, voleur de bétail, révolutionnaire de pacotille...) dans les récits évoquant les interventions et conquêtes impériales états-uniennes (Hawaï, Philippines, Corée...), puis lorsque Hollywood s’empare du passé colonial européen pour en faire un vaste terrain d’aventures, l’homme blanc en goguette chez les autres, sur tous les continents, est placé par la magie de l’inversion des rôles en posture d’agressé par des peuplades sauvages, des potentats locaux patibulaires et corrompus, des fanatiques à la peau sombre, etc. Un classique, dans le genre, parmi tant d’autres (le film colonial hollywoodien prenant pour cadre la colonisation européenne est un genre ornemental et divertissant à part entière, il compte des dizaines de films et son âge d’or coïncide avec le temps de la décolonisation, du démantèlement des empires coloniaux européens après la Seconde guerre mondiale)... voir, entre des dizaines d’autres, Bengal Brigade (La révolte des Cipayes), Lazlo Benedek, 1954.

Raconter l’histoire à l’envers en inversant les positions des protagonistes d’un conflit où sont aux prises un conquérant et un conquis – c’est là un procédé typiquement totalitaire, et c’est ce qu’a fait systématiquement Hollywood jusqu’à la guerre du Vietnam au moins, avec une rare constance lorsqu’est en question la conquête du monde par l’espèce blanche, européenne ou nord-américaine. Ce procédé est substantiellement le même que celui auquel recourt le cinéma nazi lorsqu’il entreprend de décrire le Juif comme l’agresseur et le ferment de désagrégation de la société allemande – celui qui consiste à faire en sorte que le crime change de camp. Hollywood ne se contente pas de placer la fabrication du roman national états-unien (dont l’industrie cinématographique est un rouage essentiel, si ce n’est le principal) sous ce signe – c’est la conquête du monde par les Blancs, en général, qui est racontée sous ces conditions : l’espèce blanche est en mission humanitaire sur tous les continents, elle explore, elle met en valeur, elle exporte ses valeurs et son mode de vie pour le bien de tous, elle civilise – et il lui faut alors affronter toutes les résistances qui lui sont opposées par une variété infinie de sauvages, de barbares, de despotes, de violents, de superstitieux engoncés dans leurs croyances absurdes, etc. Pour faire valoir cette version angélique et sulpicienne de l’histoire moderne et contemporaine (de la conquête du monde par les Blancs), il faut, sans relâche, tisser des histoires où tout est cul par-dessus tête. De vastes fresques historiques, des épopées, comme des petites histoires sans importance – de Khartoum (Basil Dearden, 1966, ou comment la Grande Bretagne se tailla un immense empire en Afrique) à tel film sans qualité où Ronald Reagan s’illustre dans le fair trade (déjà !) de la banane, en Amérique centrale, pour le plus grand bien des espèces locales (bronzées et tant soit peu immatures) sur lesquelles il exerce un bien naturel ascendant – Tropic Zone de Lewis R. Foster, 1953.

Ce n’est pas parce qu’on ne voit plus guère, voire plus du tout, ces films qu’ils ont perdu leur valeur documentaire – plutôt l’inverse : ils étaient des fictions qui présentaient au public états-unien une illusion de réalité, ils sont devenus des documentaires indispensables pour qui entend aujourd’hui saisir la façon dont se produit, dans cette séquence historique de l’après Seconde guerre mondiale, l’entrelacement de la propagande et du divertissement – la destruction de la réalité en mode hollywoodien. Le paradoxe est ici vertigineux – ces fictions grotesques, vues aujourd’hui, nous reconduisent abruptement à la réalité de l’entreprise de destruction de la réalité conduite à l’époque par Hollywood et les industries culturelles, partie intégrante du bloc de pouvoir impérialiste blanc, dans ces années-là.

D’une façon générale, Hollywood ne s’intéresse qu’à la valeur ornementale des mondes autres, qu’il peuple de ses stéréotypes et d’images paresseuses, toujours les mêmes (voir le Paris des films hollywoodiens, jamais sans Tour Eiffel), et tout particulièrement des mondes exotiques en tant que peuplés de non-Blancs. Hollywood est entièrement indifférent à la réalité sociale, historique, anthropologique, culturelle de ces mondes qui ne sont pour lui que des espaces de projection de ses fantasmagories et des lieux de transposition d’histoires blanches. Prenons par exemple, au hasard ou presque, un film comme Casbah de John Berry, 1948, situé, donc, comme son nom l’indique, dans la Casbah d’Alger : rien, dans ce pur artéfact de studio californien ne s’apparente à ce qu’est, dans le temps où se situe l’action du film, la Casbah d’Alger : des autochtones imaginaires arpentent dans des tenues imaginaires, une topographie imaginaire, parlant une langue qui n’est pas la leur, engagés dans des actions sans rapport avec leur condition (coloniale), etc. L’institution hollywoodienne s’arroge ici comme ailleurs, comme instance blanche, le privilège exclusif de réinventer de fond en comble les autres et leurs mondes, un privilège proprement souverain dont le présupposé caché, quoiqu’au demeurant évident, est la supposée supériorité de cette race sur toutes les autres. La hiérarchie des races, toujours davantage démentie alors dans le discours public légitimé, se conserve et se reproduit à travers ce privilège exorbitant du narrateur hollywoodien : celui de réinventer entièrement et sans relâche le monde des autres. Dans Pépé le Moko (Julien Duvivier, 1937) (dont Casbah est un remake), les flics français portaient, du moins, des uniformes conformes à leur état.

L’appropriation du monde des autres par Hollywood ne relève pas seulement d’un geste de prédation (qui, en ce sens s’apparenterait à celui qui préside à la colonisation), c’est aussi un geste de destruction – pulvérisation et négation des singularités réelles, de tout ce qui fait la singularité d’un peuple, d’un espace, d’une culture) s’exerçant au profit de la pure et simple ornementation, elle-même placée au service du marché et du divertissement. Cet enjeu se retrouve au plan des enjeux linguistiques. La convention qui veut que les étrangers vivant dans leur monde propre, les indigènes et les autochtones, parlent, dans les films hollywoodiens, soit l’anglais, avec des accents divers destinés à connoter leur infériorité culturelle, soit des baragouins comiques et incompréhensibles, cette convention ne relève pas de la simple commodité – le grand public états-unien est allergique aux sous-titres.

Elle relève avant tout d’un suprémacisme linguistique institutionnel, aussi profondément enraciné dans ce cinéma que le préjugé racial (à l’endroit des Afro-Américains et assimilés en particulier) l’est dans la société américaine : c’est que l’anglais est, dans ses usages hollywoodiens la langue naturelle (post-babélienne ?) de l’humanité. Il va donc de soi que, dans The Secret Ways (Phil Karson, 1961), le scientifique hongrois persécuté par les communistes, le policier aux frontières allemand, et toutes sortes de protagonistes de ce film de Guerre froide parlent anglais à l’instar de l’aventurier états-unien s’activant au service des freedom fighters... C’est la norme : l’anglais n’est pas seulement ici en passe de devenir l’espéranto global, c’est la langue du Bien, désormais inséparable de la promotion des valeurs (la liberté, etc.) et de la civilisation libérale contre les puissances du mal totalitaire (le totalitaire s’associe alors variablement à d’autres langues, l’allemand, le russe et, bientôt, le chinois).

La Providence pourvoyant à ce que les choses se passent pour le mieux, il se trouve que la langue du Bien est celle du maître. Les origines du totalitarisme s’apparente en ce sens tant soit peu avec le cinéma hollywoodien : c’est un livre dont le succès est inséparable du fait qu’il se soit écrit dans la langue du maître, que son auteure soit passée du côté de la langue du maître, comme le font les émigrés dans la langue d’Hollywood, quelle que soit leur provenance et l’absurdité de la convention qui les fait parler anglais, tous, à l’unisson, fût-ce comme des enfants de cinq ans.

Il faut se guérir de ces maladies de la connaissance que sont, d’une part, le manichéisme forcené qui se tient au fondement de l’analytique du totalitaire présentée par Arendt et, de l’autre, de l’inversionnisme systématique pratiqué par les industries culturelles états-uniennes (le cinéma hollywoodien en premier lieu), dès lors que sont en question les conflits, différends et torts opposant le monde blanc occidental aux autres, notamment dans le contexte de la colonisation et de l’expansion de l’empire états-unien. Il faut envisager les modalités de la mobilisation des masses, des propagandes sous l’angle des différences, de la différenciation, de la diversité et non pas de l’opposition systémique.
Le gouvernement de la masse, que ce soit sous le régime de la démocratie libérale, des dictatures (despotismes) classiques ou des régimes totalitaires, passe par des modalités diverses dont l’horizon est la construction de fictions destinées à éloigner les masses d’une perception réaliste de la vérité de leur condition et du monde environnant. Mais cette diversité ne saurait se coder sans abus (à destination auto-légitimante dans le monde occidental) comme fondée sur une radicale et essentielle opposition entre « propagande » totalitaire et libre circulation des idées, des opinions et des biens culturels dans les démocraties libérales. Le talon d’Achille des propagandes totalitaires, telles que les analyse Arendt, c’est leur affinité avec les disciplines les plus rigides et les plus rudimentaires, avec la militarisation des masses et, bien sûr, avec la terreur. Par contraste, la mobilisation des masses ou leur placement sous emprise, en démocratie libérale, repose sur l’alliance souple, constamment évolutive, de la propagande et du divertissement, de l’occupation subreptice des espaces mentaux et de la détermination des conduites.

Dans ce contraste ne se relève aucune opposition de principe (il s’agit bien encore et toujours d’envelopper les masses dans des fictions, de les y entraîner), mais de qualité : la propagande totalitaire est primitive, grossière, énorme souvent, comme Arendt le souligne, ce qui conduit les masses à s’en détacher variablement et à développer leurs propres contre-récits, contre-fictions, si l’on veut. Les formes d’occupation des masses et de fictionnalisation de leur monde en vigueur dans les démocraties de marché sont, elles, inventives, protoplasmiques et promptes à surfer, à se redéployer à la faveur des innovations technologiques et des dispositifs communicationnels – après (ou avec) la télé, le digital puis l’intelligence artificielle. Mais ces différences se placent aujourd’hui moins que jamais, c’est-à-dire dans le monde de Trump sous le signe du combat entre le Bien et le Mal – l’assomption sous-jacente à l’argumentation arendtienne lorsque celle-ci évoque la propagande totalitaire.

En un mot comme en cent, c’est tout l’impensé de la construction arendtienne entièrement agencée autour de l’opposition entre le totalitaire et le démocratique qui doit être repensée aujourd’hui et faire l’objet d’une déconstruction méthodique. Dans l’époque de Trump et Netanyahou, ces Hynkels contemporains adeptes du grand mensonge 2.0 et en attente de leur Chaplin, les ruines du magnum opus d’Arendt sont là devant nous, avec tant d’autres, plus colossales et plus consternantes encore.

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