Second pont-aux-ânes – celui des gens de bonne volonté, des faiseurs de paix, etc.
Il faut cesser de tourner autour du pot, dire les choses haut et clair : il est plus que temps d’en finir avec le fait colonial israélien, en pesant chaque mot de cette formule, avec tout ce qu’elle implique, dans le champ de l’expérience historique, en tant qu’elle se tient dans le domaine du réel et non pas des histoires qu’on raconte, transfigurées en faits établis – accomplis, plutôt. En finir avec le fait colonial israélien, cela a comme prémisse le retour au réel, le rejet de tout ce qui l’obscurcit ou en déforme la perception – les constructions discursives, les mythes, les fantasmagories, les récits biaisés destinés à légitimer le fait israélien, dans sa dimension étatique notamment comme incontestable, intangible et définitif.
La fable qui impose ici son autorité est compacte : il s’agit de construire et alimenter un roman et une apologie selon lesquels le fait israélien découlerait d’un verdict, d’un décret de l’Histoire, irrécusable, irréversible. Le fantôme d’une version ultra-simplifiée de la philosophie de l’Histoire de Hegel rode autour de ce récit : l’Histoire étant le milieu dans lequel se poursuit la réalisation de l’Esprit absolu, le réel, tel qu’il emprunte la forme de la vie des peuples, des États et des empires, est en ménage avec la Raison. L’Histoire, dans sa forme immanente, telle qu’elle s’incarne, a un pacte avec la raison. Ce qui débouche sur une apologie du réel en sa qualité de réalisation du rationnel – la puissance et la compacité du réel trouvent leurs assises dans la Raison. C’est selon cet hégélianisme de supermarché qu’Israël se trouve transfiguré, passant de la position de fait établi par la force, dans sa condition de vainqueur à l’issue d’une épreuve de force, en manifestation de la puissance efficiente de la Raison dans l’Histoire – la Raison dans l’Histoire réalisée sous la forme immanente de cette forte singularité. Dès lors, plus cette puissance s’accroît, plus sa perception comme légitime, irrécusable et irréversible grandit en proportion. La Raison immanente au cours de l’Histoire bascule ici du côté de Carl Schmitt, de cette philosophie intrinsèquement fasciste de l’Histoire selon laquelle l’énergie du plus fort trace le sillon de l’avenir.
Les empires coloniaux et les récits qui les soutenaient ont, eux aussi, prospéré sur la fabrication de cette illusion – leur existence même, dans toute leur splendeur obscène et leur étendue, avec tous les récits enchantés qui les soutenaient, mobilisant les mots puissants de civilisation, progrès, Lumières, prospérité..., fut durablement étayée par l’illusion de leur infinie pérennité – L’Algérie française grimée en fait de civilisation, colonie de peuplement européenne destinée à sortir cette terre de l’ornière de l’arriération – qui eût pu imaginer parmi ceux dont l’esprit colon embrumait les méninges (aussi bien sur place qu’en métropole) que cette histoire irait vers une fin sans retour ni gloire ?
Le fait colonial est tout particulièrement propre, du fait même de la fragilité de ses fondements « en raison », à prospérer sur ce genre de fantasme ou d’illusion d’éternité. Contre les rideaux de fumée que déploient les récits enchantés de la colonisation, le retour au réel passe, en premier lieu, par la case Histoire – l’Histoire contre les histoires que se raconte et diffuse sans relâche le parti de la colonisation : or, ce dont est faite l’histoire réelle de l’après Seconde guerre mondiale, c’est en premier lieu de ceci – l’évanouissement de l’illusion d’optique de la pérennité des empires coloniaux institués par un décret de l’Histoire, l’accession de la plupart des anciennes colonies à l’indépendance, selon des scénarii variés, avec le surgissement d’une nouvelle évidence, enracinée, elle, dans le réel : la Colonie, comme époque, c’est une séquence de l’Histoire européenne, un épisode placé sous le signe de la conquête des autres mondes par l’Occident, le temps de l’hégémonie blanche, un âge qui, précisément, apparaît, dans l’ère de la décolonisation, comme ayant fait son temps. Dans cette ère, c’est la fantasmagorie de l’irréversible de la Colonie qui se volatilise, comme s’était dissipée avant elle, avec la défaite de l’Allemagne nazie, celle du Reich destiné à durer mille ans.
L’illusion de l’irréversibilité de l’existence du fait israélien, fait colonial en tout premier lieu et en substance, relève du même type de fantasme d’éternité que celui qui soutint, jusqu’à l’irruption des mouvements de décolonisation, la présomption colonialiste – la Colonie comme fait d’Histoire fondée sur une législation immanente au développement de la Civilisation. Mais précisément, ce que le massacre en grand, en très grand, actuellement perpétré à Gaza et l’accélération de la conquête du territoire en Cisjordanie (le tout placé sous le signe désormais consensuel de la réalisation du « Grand Israël ») exposent aujourd’hui en pleine lumière, c’est à quel point l’histoire d’Israël, la montée de la puissance israélienne est partie intégrante de cette histoire globale de la colonisation blanche des autres mondes. Cette réalité massive a été longtemps occultée par la fable douteuse de l’État-dette, c’est-à-dire le rattachement forcé et artificiel de la supposée guerre d’indépendance qui conduit à la création de l’État d’Israël (via la Nakba) à l’histoire européenne récente, avec au cœur de cette opération, l’instrumentalisation de la Shoah.
Or, ce que la perpétration du génocide perçu aujourd’hui comme stade suprême de l’enragement du sionisme étatisé rend maintenant pleinement visible, c’est ceci : le lien solide qui s’établit entre la Nakba et la destruction de Gaza, placées l’une comme l’autre sous le signe de la conquête coloniale et la politique de la terre brûlée qui va avec (« Exterminez toutes ces brutes ! »). Ce sont ces lignes de force conduisant du moment fondateur de l’État d’Israël à cette sorte de stade terminal de son développement et de son expansion qu’est l’anéantissement de Gaza qui sont désormais au centre de l’attention que le monde porte à l’actualité du conflit israélo-palestinien.
Avec la création de l’État d’Israël, les Juifs passent du côté du monde blanc et deviennent, par ce moyen, partie intégrante de l’histoire blanche – d’un procès de civilisation inséparable de la colonisation. La création d’Israël n’a pas été d’emblée perçue comme un fait de colonisation blanche, occidentale, du fait de l’interposition de l’ombre de la Shoah et aussi du fait du contre-temps : elle se produit au moment même où s’amorce, sur les continents du Sud, le mouvement généralisé de la décolonisation. Non seulement Israël est la « dernière des colonies », une colonie tardive, mais aussi durablement une colonie imperceptible comme telle du fait que celle-ci est créée à contre-courant du mouvement général de décolonisation dans le Sud global. Or, Israël est perçu comme étranger au Tiers-monde ou au Sud global, ce qui relève d’une illusion d’optique – il s’agit bien d’une enclave du monde blanc, d’une redoute occidentale établie à la jointure de l’Afrique et de l’Asie plutôt qu’aux confins de l’Europe. C’est l’aval donné par les puissances victorieuses de la Seconde guerre mondiale à la création de l’État d’Israël qui a durablement (et littéralement) « brouillé les cartes » et avalisé la notion (la fabrication) de cette image de synthèse : Israël comme portion d’Europe, môle et bastion de la civilisation judéo-chrétienne ubi sunt leones – au cœur du monde arabo-musulman.
Mais aujourd’hui, avec la fuite en avant de l’État sioniste, les masques tombent, y compris dans le Nord global. La perspective sur ce pan d’histoire qui va de la création de l’État d’Israël à la destruction de Gaza et à la projection de l’hybris israélienne dans toutes les directions se redessine, se réoriente ; le lien s’établit de plus en plus clairement, pour les opinions occidentales, entre la colonisation européenne, l’impérialisme occidental et le cas particulier de la fondation de l’État sioniste. Israël, est désormais largement perçu comme le douteux bouquet (au sens pyrotechnique du terme) de la colonisation blanche, de l’expansion brutale et prédatrice de la civilisation européenne. Au temps du massacre de Gaza, la fable de l’exemplaire démocratie israélienne (par contraste avec les régimes autoritaires voire sanguinaires qui l’entourent) ne fait même plus rire – le démo-fascisme à la Netanyahou n’attire plus grand monde, sauf du côté des inconditionnels de Trump. Les récits enchantés vantant les beautés de l’État-utopie, l’esprit pionnier des kibboutz, de l’État refuge ouvert aux Juifs parias du monde entier, communauté égalitaire et fraternelle et blablabla sont davantage que tombés en désuétude – relus aujourd’hui, ils ont l’allure de réquisitoires contre le sionisme réel (comme on parlait du socialisme réel au temps de Brejnev) d’aujourd’hui. Ce qui s’est substitué à ces fantasmagories roses, c’est bien la réalité repoussante de l’État-forteresse enfermé dans les présomptions ethnico-religieuses de son suprémacisme intrinsèque, dopé à la paranoïa et voué, de ce fait même, à la guerre perpétuelle.
On ne peut pas dissocier la perspective d’un après-Gaza, id est d’un avenir qui ne rechute pas sans cesse dans les conditions créées par le désastre sans remettre radicalement en question la persistance de la puissance israélienne. Un après-Gaza, cela se situe nécessairement dans un environnement régional, si ce n’est global, désormais – incluant le Liban, la Syrie et les extensions du conflit au Yémen, en Iran. Il faut penser l’après-Gaza dans sa tension absolue avec les conditions actuelles et dans toute son extension – à l’échelle géopolitique comme dans sa dimension historique et non politicienne – les cottes mal taillées et les rafistolages imaginés par la diplomatie internationale, occidentale en premier lieu, sont promises au rebut, dans la mesure même où ils se fondent sur la prémisse de l’intangibilité de la puissance israélienne. Un après-Gaza demeurant exposé à la menace d’Israël et de son parrain états-unien est tout sauf une solution historique au différend qui a débouché sur le désastre actuellement en cours.
Il est frappant de constater combien les raisonnements et les calculs des dirigeants des démocraties occidentales fondés sur la prémisse de l’intangibilité de la puissance israélienne, persévérant dans son être et l’exercice incontrôlé de cette puissance même, les conduit infailliblement aux plus erratiques des fuites dans l’imaginaire et le fantasme, dès qu’ils sont appelés à se prononcer sur le sujet. « Israël a bien le droit de se défendre », statue péremptoirement Macron dans les heures qui suivent l’attaque massive et sans préavis lancée par l’ « État hébreu » contre l’Iran, frappant sans discrimination sites militaires et objectifs civils. En d’autres termes, dès lors qu’Israël est en question, le réel dans son effectivité la plus élémentaire, sa tangibilité la plus massive, n’a plus aucune importance. C’est le monde des mirages et des hallucinations, comme quand les ingénieurs du désastre se mettent à rêver (délirer) à propos de la « reconstruction de Gaza », à propos de la métamorphose de l’enclave en bronze-cul pour riches Blancs et Emiratis bien dotés, sur le modèle d’Eilat, alors même que la destruction et le massacre y battent encore leur plein.
Aussi longtemps qu’Israël aura ce statut du tabou absolu, c’est-à-dire de l’objet à propos duquel les opérations de pensée, l’exercice de la rationalité sont refoulées par les transes et les rites, les conduites d’évitement découlant de la terrifiante sacralité de ce fétiche même, l’action politique et diplomatique de la toute résiduelle communauté internationale se cantonnera dans des opérations de magie noire et blanche, sans prise sur le réel. Tout se passe comme si, dès lors qu’Israël est en question, les dirigeants des démocraties occidentales, la diplomatie internationale avaient tout oublié des normes du droit international, supposées pourtant constituer l’horizon et le cadre de référence d’une résolution équitable du conflit ; un droit international redéfini, redéployé en principe à l’épreuve et des crimes d’Etat commis pendant de la Seconde guerre mondiale, et de l’expérience de la décolonisation. Les faillites successives de la diplomatie internationale, dans ses tentatives velléitaires d’imaginer des solutions au conflit israélo-palestinien, trouvent leur source évidente dans l’acceptation a priori du statut particulier, de la condition d’exception dont se prévaut l’Etat d’Israël ; l’acceptation du dogme selon lequel Israël, comme Etat et puissance, disposerait d’un crédit illimité en matière de transgression des normes régissant le droit international et les relations entre les peuples.
Ce que les Occidentaux ont toujours accepté, et toujours plus inconditionnellement depuis les guerres de 1967 et 1971, ce qu’ils ont toujours soutenu, avec plus ou moins d’enthousiasme, c’est ce statut d’exception de la puissance israélienne, l’usage illimité que celle-ci fait du droit de conquête qu’elle s’arroge (un État sans frontières ni constitution, c’est quand même une rareté), sans oublier l’institutionnalisation de l’apartheid, de l’emprisonnement administratif (Schutzhaft) pour les Palestiniens, incluant l’usage de la torture, le blocus et les sanctions frappant depuis des années la population de Gaza. Ce que les Occidentaux ont toujours accepté, tacitement ou explicitement, c’est que pour Israël, tout est possible, qu’à Israël tout est permis – et c’est de cela que le chaos actuel qui place le Moyen-Orient une nouvelle fois au bord de la guerre découle directement.
On ne peut pas imaginer la disparition de ce statut d’exception qui émane de la matrice même de l’État sioniste sans remettre celui-ci en question, dans ses fondements même. Le génocide en cours à Gaza, l’accélération de la conquête de la Cisjordanie ; les bombardements sur le Liban, le Yémen, les interventions aériennes et terrestres en Syrie et maintenant l’offensive massive contre l’Iran découlent directement de ce statut d’exception et de sa validation par les démocraties occidentales. Maintenant que le seuil du génocide est franchi par cet Etat dont la criminalité s’affiche aux yeux du monde entier, les démocraties occidentales non entièrement inféodées à la machine de guerre israélo-états-unienne, font face à leur Hic Rhodus, hic salta : il devient de plus en plus difficile pour elles de prendre leur distance d’avec ce dispositif de mort sans remettre en question le statut d’exception de l’État sioniste. Mais ce n’est certainement pas en reconnaissant du bout des lèvres un État palestinien croupion dirigé par une bande de collabos entièrement inféodés au « Grand Israël » qu’elles rempliront cet objectif…
Tout le monde peut comprendre, pas seulement à la lumière des récents développements à Gaza et en Cisjordanie, mais en se souvenant de la supercherie des « Accords » d’Oslo, sans oublier la farce sinistre des plus mal nommés encore « Accords d’Abraham » sponsorisés par Trump première version, que la prétendue solution des deux États est dépourvue de toute viabilité. De par sa nature et sa provenance même, la puissance israélienne est incompatible avec quelque espèce de souveraineté palestinienne établie à ses frontières. Quand bien même les ultras de la colonisation et les tenants de la version hystérique du suprémacisme israélien seraient provisoirement écartés du pouvoir, un État palestinien surgi sur les décombres du désastre actuel et dont la direction serait assumée par les faillis et collabos de l’Autorité palestinienne ne saurait être qu’un Bantoustan entièrement placé dans la dépendance de l’ « État hébreu ». Aucune espèce de souveraineté palestinienne n’est compatible avec la persistance de l’ethnocratie sioniste, équipée de son millénarisme religieux fanatique et conquérant. La négation de l’existence d’un peuple palestinien ayant vocation à se constituer en souveraineté est totalement et définitivement incompatible avec les fondements principiels (et considérés comme vitaux) de l’étatisme sioniste.
Pas de peuple, donc pas d’État, l’équation est aussi simple que cela et les dirigeants sionistes ne l’ont jamais aussi crûment et cyniquement proclamé qu’aujourd’hui. Mais il faut se souvenir que même quand le courant le plus supposément éclairé parmi les élites dirigeantes sionistes affecta de se convertir à la solution des deux États (au temps d’Yitzhak Rabin et des Accords d’Oslo), cette conversion reposait sur un faux-semblant, la seule souveraineté palestinienne tolérable, aux yeux de ces gens-là étant un Etat pour du beurre en peau de léopard, entièrement subalternisé, soumis aux conditions de son voisin et maître, la puissance sioniste plus que jamais en pleine expansion dans les territoires occupés.
Ceux/celles qui ne vivent pas dans le monde enchanté des incantations, qui ne se laissent pas submerger par les affects et guider par les réflexes conditionnés savent pertinemment que la « solution » (ou plutôt la seule perspective historique rationnelle et civilisée) passe par la radicale remise en question des fondements ethnicistes, suprémacistes, théocratiques, occidentalo-blanco-centrés de l’État d’Israël et donc de la structure même de la société israélienne. « Oublier Israël », c’est cela, précisément – changement de tableau, déplacement radical, nouveau lancer de dés – tout autre chose qu’un « dépassement » dialectique, forcément dialectique, des formes actuelles. La dialectique est ici mauvaise conseillère, pour autant qu’elle a la fâcheuse habitude de réaliser et conserver en même temps qu’elle est supposée surmonter ou dépasser. Or, il s’agit ici précisément de passer à autre chose, de changer entièrement les termes de la conversation – ce qui implique une forme d’oubli, un pas de côté, un écart, une rupture décidée de ce qui advient d’avec ce qui imposait ses conditions dans la figure antérieure. Il s’agit bien de différer, marquer la différence d’avec ce qui, dans l’époque antérieure, s’était institué, légitimé, avait imposé sa législation – et qui n’était qu’une ornière dans laquelle le présent s’était durablement et de plus en plus profondément embourbé. « Oublier », cela veut dire ici assumer les discontinuités d’avec ce qui s’était imposé comme institution du rationnel dans le réel ou, dans une version pseudo-romantique (le sionisme cultivant de solides affinités avec le pire du romantisme germanique), comme l’effet du destin historique.
Un État palestinien, situé dans les frontières historiques de la Palestine, composé de l’ensemble des citoyens qui le peuplent, dans toute leur diversité et avec toutes leurs différences, composant précisément un peuple placé sous ce signe et en acceptant les conditions – un tel État ne conserve ni ne « sauve » rien qui se rattache à la matrice de l’État juif providentialiste crée en 1948. Toutes celles, tous ceux qui le peuplent sont des Palestiniens, quelle que soit leur provenance, quelles que soient leurs particularités ethniques, religieuses, culturelles, ce qui prévaut étant ici leur coexistence sur un même sol ou dans un même espace, placée sous le signe de l’égalité civile – soit : leur appartenance à une même communauté de vie régie non par le fantasme de l’origine ou de la foi, de la singularité tribale mais de la règle acceptée, validée par toutes et tous – chaque singularité vaut chaque autre, toutes les singularités, dans l’espace de la vie commune, s’égalisent et se valent.
On voit bien que ce qui s’impose en premier lieu, ce n’est pas le critère du national (adopté par convention et non sans circonspection, en référence aux codes de la modernité politique exerçant en principe leur autorité à l’échelle de la planète toute entière), mais bien celui de l’égalisation par la citoyenneté et de l’établissement de la communauté sur ce principe. On se souviendra ici en passant qu’avant la création de l’État d’Israël, fondé sur un séparatisme forcené, les Juifs vivant en Palestine de longue ou de fraîche date étaient couramment désignés comme palestiniens – ce qui vient, ou plutôt, ce qui revient après l’État sioniste, ce n’est pas Israël-Palestine, mais Palestine tout court. Une Palestine riche de la diversité du peuple (un seul peuple) qui la compose et forme le corps de cette souveraineté. Non pas un État-Lego où la « communauté » juive, immuable et identique à elle-même se trouverait plus ou moins heureusement (ou plutôt fragilement, périlleusement) emboîtée dans la communauté arabe, sans oublier les autres, tous les autres, et qui n’en seraient pas moins d’ici (la Palestine) en tant qu’ils sont ici, comme dirait Badiou ; bien plutôt, une sorte de communauté (d’État, si l’on tient à mettre en avant en tout premier lieu le motif étatique) dont le fondement et la matrice est l’assemblée des citoyens. Tout le contraire de la désastreuse organisation communautaire, au sens de tribal, prévalant aujourd’hui dans les États voisins, le Liban, l’Irak, la Syrie...
L’affrontement à mort des espèces (raciales, tribales, communautaires) découle directement de l’idéologie sioniste dans sa forme étatique. L’exclusivisme ethnique et religieux qui constitue le fondement premier de l’État juif programme la guerre des espèces, il pétrifie les antagonismes communautaires et soumet la vie politique et les espaces publics à ce régime. Oublier Israël, à ce titre, cela suppose la mise au rencart de ce régime de la communautarisation (ici, de surcroît discriminatoire et hiérarchisante) de l’existence sociale et de la vie politique, une aussi radicale que possible décommunautarisation de la vie commune et, dans le même sens, de la sphère politique. En d’autres termes, l’unité de compte de la politique, dans un tel espace, n’est pas la tribu mais le citoyen. Les partis politiques ne reposent pas sur des fondements communautaires mais sur des programmes, des stratégies, des références communes, des dispositions générales, des traditions déliées de la parole révélée.
C’est bien là une sorte d’utopie, mais il faut effectuer ce saut de côté pour s’extraire de l’enfer de la guerre à mort des tribus. Un État (ou une communauté, la communauté n’est pas soluble dans l’État, elle ne coïncide pas avec celui-ci comme puissance et appareil, sauf à devenir le pire de ce qui se puisse imaginer en la matière – voir Jean-Luc Nancy, La communauté désœuvrée) composé de ses citoyens est une constellation où les tropismes, les affinités, les regroupements se forment selon des lignes de force qui ne sont pas celles des origines, des identités, des tribus placées sous le signe de la compacité du même, mais plutôt selon les lois de l’amitié politique.
Ici, le partage (la mise en commun) n’est pas fondé sur ce qui est assumé comme le destinal de l’origine et l’appartenance communes à un donné irrécusable, mais bien sur des orientations, des décisions, des références et des expériences constituant le creuset du partage. La figure du citoyen qui revient alors se situe aux antipodes de celle qui prévaut aujourd’hui dans les démocraties du public où le citoyen se trouve réduit à la condition de votant téléspectateur. Sous le régime de la communauté désœuvrée/relancée qui se profile ici, l’expérience et l’épreuve de la déliaison sont au cœur de la vie politique – le citoyen ne devient tel qu’en affrontant la différence, en s’éloignant de la compacité, de l’homogénéité. La politique n’est pas placée sous le signe de l’identité mais de la non-coïncidence avec les assignations identitaires. La politique n’est vivante qu’au prix de ces mouvements de désassignation perpétuels. C’est ici que la distinction entre la structure moléculaire et mobile de la communauté désœuvrée par opposition avec la structure molaire et compacte de l’État prend toute son importance.
On remarquera dès lors que plus l’État se rêve compact et homogène, dans sa coïncidence avec un ensemble humain (ou sa prétention à incarner celui-ci sans reste), plus cette velléité (ce désir) apparaît contaminé par le fantasme – l’État juif, incarnation présumée du « peuple juif », cas d’école de cette tyrannie de l’imaginaire. Là où l’hystérie tribale découle d’un fantasme (la notion d’un État juif incarnation des Juifs du monde entier, un empilement de fantasmagories), la guerre perpétuelle livrée aux autres tribus est promise avec, à la clé, la gueule de bois communautaire, lorsque l’énergie dévoyée qui a donné corps à ce fantasme vient se disperser dans les ruines produites par ce souffle délétère.
Dans l’État fondé sur l’égalité des citoyens qui le composent, ce qui importe en premier lieu, c’est le régime sous lequel est placée la composition de la communauté, pas le déploiement de la force, le crédit de violence que l’on s’accorde (ou qui vous est accordé), c’est le signe sous lequel est placé le rassemblement des énergies – l’égalité de chacun avec chacun, de chacun avec tous, dans la sphère publique.