« Israël a le droit de se défendre... » [5/5]

Depuis 1948, les démocraties blanches n’ont pas ménagé leurs efforts pour arrimer Israël au camp (bloc) occidental, ce qui passait par sa normalisation, contre toute évidence, en tant que vibrant democracy, vitrine de la démocratie à l’occidentale donc occidentale tout court, résistant vaillamment aux assauts des régimes arabes autoritaires, obscurantistes par destin et vocation, situés dans son environnement. La construction de cette image, la promotion de ce mirage auprès des opinions occidentales se destinait avant tout à effacer les traces de la formation exemplairement (si l’on peut dire) coloniale de cette puissance émergente et à la magnifier comme exception civilisée (le temps de la normalisation d’Israël est aussi celui de l’adoption définitive des Juifs comme blancs dans les sociétés occidentales) ancrée dans cet océan de barbarie, d’anomie, d’instabilité qu’était et qu’est toujours supposé être le Moyen-Orient arabo-musulman.

Au fil du temps, s’est constamment renforcé, a pris force de loi ce paradoxe : plus s’affirmait le trait ouvertement stratocratique (la formation d’un puissance tournée vers la guerre perpétuelle et la conquête) de l’État et de la société israéliens, plus se renforçait le fondement ségrégateur, ethniciste, suprémaciste de cette entité surarmée, et plus le processus d’adoption par l’Occident de cet enfant terrible, toujours plus enthousiaste, toujours plus inconditionnel. C’est ainsi qu’a pris tournure cette figure de l’exception légitimée : plus Israël se croit tout permis et agit en conséquence comme puissance rogue, Etat ouvertement et délibérément voyou, et plus sont célébrées, en Occident, ses vertus de joyau de la démocratie occidentale et plus est garantie inconditionnellement par les puissances occidentales son droit de s’affranchir de toute règle – dans ses relations avec les peuples et Etats voisins aussi bien que dans le traitement des Palestiniens soumis à son autorité. Le paradoxe de cette promotion de l’exception israélienne au nom de celle de la démocratie devient vertigineux lorsqu’il débouche sur cette conclusion, en théorie comme en pratique : à Israël tout est permis, pour Israël, tout est possible – puisqu’ Israël est une démocratie et qu’en conséquence tout abus dans l’usage de la force, toute contravention au droit, tout fait accompli imputable à cette puissance s’effectue au nom de la démocratie et de sa promotion.

Le paradoxe passe du vertigineux à l’insoutenable lorsque le tout est possible, tout est permis en vient, comme aujourd’hui, à inclure le génocide et l’exercice d’un droit d’agression et de conquête illimités, coordonné avec l’action de reconquête généralisée entreprise par la Trumpamerica...

Mais c’est ici, précisément que la production de la condition immunitaire (l’intangibilité) d’Israël peut trouver sa limite, son point d’arrêt – là où l’évidence s’impose, non plus seulement aux yeux des peuples dont l’esprit n’est pas totalement embrumé par la doxa total-démocratique, mais du monde entier, incluant désormais des fractions importantes des élites occidentales que l’enfant gâté intouchable d’hier s’est définitivement affirmé comme un délinquant de la pire espèce, un Etat voyou dans toute sa splendeur, inégalé dans le mépris qu’il affiche de toute règle, dans l’esprit de démesure qui l’anime, dans sa capacité de nuisance et de production du chaos. Une puissance destructrice échappant à tout contrôle. C’est aujourd’hui, à la lumière du crime d’Etat XXL qui s’agence autour du mot Gaza, dans tous ses prolongements, jusqu’au cœur de l’ancienne Perse, que peut s’opérer pour ceux qui, jusqu’à présent, demeuraient immergés dans les fantasmagories nourries par la propagande sioniste, une certaine forme au moins de retour au réel – même un Macron semble devenu sensible aujourd’hui au fait non seulement qu’il y a quelque chose d’irrémédiablement pourri au royaume de Netanyahou, mais qu’il y a comme « un problème » avec l’hybris expansionniste sans limite de la puissance israélienne.

Du coup, l’idée même que l’expansion incontrôlée de cette puissance relève d’une pathologie du pouvoir, tout comme son apparition relève d’un accident de l’Histoire, du plus malheureux des concours de circonstances (ou des malentendus) peut se frayer son chemin dans l’esprit au moins d’une fraction des opinions publiques occidentales – Israël non pas comme résultant d’un décret de l’Histoire abouchée avec la Raison, mais bien comme Fehkonstruktion, fausse route débouchant sur une impasse sanglante.

Ce qui fait entre autres que les démocraties occidentales, notamment européennes, pourraient se résigner à prendre leurs distances d’avec Israël, non pas seulement comme puissance militaire toxique, mais comme « monde » emporté par une fantasmagorie mortifère (fasciste), c’est que de plus en plus distinctement les pratiques dévastatrices, la passion de la production du chaos qui emporte cette force hors contrôle effacent toute visibilité de la ligne censée séparer la démocratie du totalitarisme, les opposer. Ce que fait Israël ou ce qui se perpètre au nom d’Israël, sous le couvert d’Israël, qui porte l’estampille d’Israël rappelle avec tant d’insistance et de précision, pour le public européen, même le plus inattentif, tant de crimes commis sur son sol, indissociable de tout ce qui se subsume sous le terme de barbarie qu’il est aujourd’hui devenu impossible de ne pas associer cette criminalité en grand au souvenir des horreurs imputables au régime nazi. Or, pour les Européens, le nazisme, c’est le nom propre et l’emblème de la catastrophe totalitaire.

La violence totalitaire incarnée par le nazisme a été constamment, pour les démocraties européennes le repoussoir contre lequel s’est construite leur légitimité, aux yeux de leurs propres peuples comme à ceux du monde extérieur. Il leur devient de plus en plus difficile et incommode, dans ces conditions, de continuer à soutenir un Etat voyou qui n’en finit pas de paraphraser l’art nazi de multiplier les Oradour comme l’autre multipliait les petits pains. En continuant à soutenir les fauteurs de ce plagiat perpétuel des violences nazies par les promoteurs du suprémacisme israélien d’aujourd’hui, les élites gouvernementales européennes scient la branche sur laquelle elles sont assises. Quand les démocraties libérales s’obstinent à se porter garantes de l’honorabilité de ces nouveaux Gengis Khan (Thomas Mann) que leur mégalomanie sans limite porte à étendre leur Drang nach Osten au-delà du Golfe persique, un pesant malaise s’installe dans la maison Europe. Mais comment se tirer de ce mauvais pas ?

L’ornière de la solidarité inconditionnelle avec Israël dans laquelle s’est embarquée l’eurocratie est si profonde qu’une bifurcation décisive apparaît ici peu probable. Tout au contraire, cette Europe-là va se trouver embarquée de plus en plus irréversiblement au côté d’Israël et des Etats-Unis dans leur croisade hégémoniste et suprémaciste au Proche-Orient, tout récemment relancée par l’agression conjuguée de ces deux machines de guerre contre l’Iran.

En matière de religion des faits établis, lorsqu’est en question l’intangibilité des frontières et de l’intégrité des États, les puissances occidentales cultivent surtout les doubles standards : mobilisation totale contre la Russie et sa « guerre d’agression » contre l’Ukraine, mais soutien constant aux visées expansionnistes d’Israël, puissance aux frontières indéterminées. Au reste, l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis a débouché non seulement sur la chute de Saddam Hussein, mais surtout sur la fin de la souveraineté irakienne, sur l’effondrement de l’État, la partition de fait de son territoire en zones d’influence ou d’occupation. Pour les puissances occidentales, les frontières et les souverainetés sont proclamées vaches sacrées – sauf quand leurs intérêts stratégiques ou conjoncturels les font pencher à l’opposé. Il suffit de se rappeler l’enthousiasme généralisé suscité dans les chancelleries occidentales et au-delà par l’évanouissement de la République démocratique allemande et son absorption sans autre forme de procès par la République fédérale. Or, la RDA était un État souverain, reconnu par la communauté internationale, membre de l’ONU et pourvu d’un régime policier plutôt qu’à proprement parler autoritaire, infiniment moins brutal que force dictatures et autres Etats-clients voués au mauvais gouvernement, activement soutenus par les démocraties occidentales, aux quatre coins du monde.

La disparition de la RDA à la faveur d’un renversement de situation à l’échelle internationale (l’effondrement du système soviétique aggravé par les bévues de Gorbatchev) a bien été l’effet d’un concours de circonstances qui a pris, aux yeux de l’Occident, la tournure d’un faux-miracle caractérisé. Dans tous les cas, le fait même que l’évaporation de cette entité étatique dotée d’une puissance (économique, militaire, etc.) non négligeable ait pu susciter l’euphorie irréfléchie que l’on sait, en Occident en tout premier lieu, met en évidence les limites du fétichisme des frontières et de la puissance étatique qui y est pourtant soigneusement cultivé. Et, en conséquence, nous conduit à poser la question : si la RDA a pu s’évaporer, sans que cette disparition s’apparente à un cataclysme, tout à l’inverse, sans ruines ni dommages humains, dans l’ambiance la plus festive qui soit – pourquoi pas Israël, une puissance dont, aujourd’hui comme hier, la toxicité contaminante ne saurait se comparer à celle de la RDA – jamais, que l’on sache, cette « autre Allemagne » n’a envahi ni bombardé ses voisins, ni tenté d’annexer leurs territoires, ni discriminé les minorités vivant sur son territoire, etc.).

Le souvenir de la RDA engloutie par le cours de l’Histoire, aux heures commençantes de la contre-révolution (Restauration) reagano-thatchérienne dont, pour le pire, Gorbatchev ne fut qu’un accessoire) nous encourage à envisager le destin des puissances étatiques ou bien le cours des choses présentes placé sous le régime de l’étatisme (la réalité historique figée dans les formes étatiques) dans une autre perspective que celle que tend constamment à nous imposer le récit d’en-haut – qui, lui-même, émane de narrateurs « étatisés » – l’institution scolaire, le discours des gouvernants, les médias... Le dogme de l’intangibilité des frontières et de la souveraineté des État est en vérité beaucoup plus fragile et friable qu’il n’y paraît ; il est, comme la morale des Jésuites interpellée par Pascal, à géométrie variable. Il entre une grande part d’illusion, c’est-à-dire d’aliénation ou de déformation fétichiste dans la perception du réel étatique comme le plus compact, solide, immuable qui soit – comme si les entités étatiques n’étaient pas prises, elles aussi, dans un devenir incessant, comme si leur staticité l’emportait de loin sur celles des montagnes. Or, il n’en est rien, après tout, la France, « vieil » Etat-nation, n’est jamais établie dans ses frontières supposément définitives que de fraîche date – fin de la Seconde guerre mondiale, sans même prendre en compte la dimension coloniale.

À l’évidence, l’héritage catastrophique de la Seconde guerre mondiale en matière de bricolage de paix bâclée, de zones d’influence a suscité l’apparition de toutes sortes de malfaçons étatiques, de souverainetés bricolées – c’est ainsi que l’Occident a accrédité la version de la disparition de la RDA et de son annexion par la RFA comme retour à la normalité historique. Mais alors, si la RDA était une Fehlkonstruktion, une fabrication étatique mal foutue, pourquoi pas Israël, Etat voyou aux yeux du monde entier aujourd’hui ? Si la RDA a pu disparaître en douceur, sans susciter le retour de la guerre civile européenne (Carl Schmitt) et si cette disparition a pu être célébrée comme la plus heureuse des nouvelles depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, alors pourquoi serait-il inimaginable que l’Etat sioniste, délibérément fondé sur le tri et la préférence raciaux, inconcevable et insupportable, à ce titre, selon les normes élémentaires (et réputées universelles) se dissolve dans un ensemble, civilisé, lui, destiné à englober tous ceux qui le composent, tous ses citoyens, placés sur un pied d’égalité civile, tous ceux, toutes celles qui ont titre à vivre sur son territoire ?

Le définitif et l’irréversible sont des termes qui, dans l’espéranto des élites gouvernantes occidentales, sont, en vérité d’une souplesse et d’une variabilité surprenantes – le Japon et l’Allemagne, puissances vaincues de la Seconde guerre mondiale, n’étaient-elles pas censées avoir renoncé à tout jamais à se réarmer en vue de devenir, à nouveau, des puissances militaires susceptibles de conduire, au-delà de leurs frontières, des opérations offensives ? Or, aussi bien dans le contexte des tensions en mer de Chine, en Asie orientale que dans celui de la guerre en Ukraine, ces deux puissances sont en plein réarmement, intégrées à des alliances engagées dans la défense et la promotion de l’hégémonie occidentale, tous azimuts. Depuis le début de la guerre en Ukraine, on évoque avec des trémolos dans la voix, dans les démocraties occidentales, les « frontières de l’OTAN » – un dévoiement caractérisé du terme et du motif de la frontière. S’il est des frontières imaginaires, fantasmatiques, c’est bien celles de l’OTAN qui n’est jamais qu’une machine de guerre militaire cornaquée par les Etats-Unis. La preuve étant qu’aux dernières nouvelles, le secrétaire général de l’OTAN se préoccupe de la menace que la Chine ferait peser sur … Taïwan – bien loin, donc, des supposées « frontières de l’OTAN »…

Concernant le non-avenir d’Israël, le premier pas à franchir consiste à ne pas succomber au chantage à l’apocalypse, à récuser fermement la prémisse selon laquelle la fin de l’État juif exclusif, suprémaciste et conquérant serait nécessairement synonyme d’exode forcé massif des Juifs vivant en Palestine, des Juifs aujourd’hui israéliens, de massacres – une Nakba à l’envers. Il faut envisager les choses exactement à l’inverse : le démantèlement de l’État sioniste, la liquidation de sa matrice ethniciste (et théologico-politique) est la condition première de l’existence d’une vie juive durable, non placée sous état de siège et d’urgence (donc perpétuellement menacée), en Palestine. La possibilité même d’une condition juive collective et sustainable, humaine et civilisée, c’est la disparition de l’État-forteresse, du bunker juif suprémaciste.

Cette possibilité repose sur une condition préalable et fondatrice : l’égalité civile des citoyens composant cette souveraineté (cette entité, cette puissance...) post-sioniste, ayant pour prémisse l’abolition du sionisme (au sens de l’abolition des privilèges en 1789), appelée à l’établir en Palestine. La question n’est en rien de savoir si, dans un tel contexte, les Juifs seront « jetés à la mer », elle est bien plutôt d’envisager comment se dessinera alors la ligne de partage entre ceux d’entre eux qui seront prêts à vivre avec les autres, tous les autres, sous ces conditions de rigoureuse égalité (les autres étant ici les Arabes palestiniens en premier lieu, mais pas exclusivement) et ceux qui s’y refuseront, cramponnés à leur mentalité de colons, à leurs privilèges, définitivement imbus de leurs préjugés suprémacistes et des stéréotypes qui les accompagnent – à l’égal des pieds-noirs en Algérie à la fin de la guerre d’indépendance.

De ceux-là, on pourra dire alors qu’ils auront programmé eux-mêmes leur exode, leur alya à l’envers, leur « drame » se trouvant dans ces conditions même atténué par l’immémoriale constitution diasporique de ce qui s’identifie par convention comme « peuple juif ». Au reste, ce n’est pas parce que, comme le soutient Agamben, les Juifs sont et demeurent en dépit de tout un peuple de la diaspora que cela vouerait, dans une perspective post-sioniste, tous ceux qui vivent en Palestine à ne plus s’y sentir « chez eux ». Mais dans cette perspective, la condition première pour qu’ils y soient chez eux serait qu’il y existe des règles de coexistence civilisée avec les autres, tous les autres, dans un contexte où l’unité de compte, ce n’est pas l’appartenance communautaire ou le visa ethnique, c’est la condition individuelle de majorité, laquelle suppose entre autres l’égalité de chacun avec tous les autres, tous ensemble et séparément.

La notion d’un « fait » israélien inexorable, insurmontable, coïncidant entièrement avec son destin guerrier, ethniciste et expansionniste, ne repose sur aucun fondement proprement historique – c’est un verrou mental. Il faut donner consistance à la perspective d’un après-Israël délié de cette tyrannie des faits supposément gravés dans le marbre de l’Histoire, comme si le réel historique était voué ici, et ici en particulier, par exception absolue et décret de la Providence à l’irrévocabilité de ce qui, aux yeux du monde, s’affiche de plus en plus ouvertement comme l’intolérable (Foucault). Il faut envisager dans toutes ses conséquences la perspective d’une transition vers un avenir post-sioniste (un devenir dé-sionisé) de la Palestine, là où la matrice (la machine infernale) du sionisme aurait été irrévocablement brisée. L’une des conditions de cette transition est l’apparition d’une communauté des vivants ne subissant plus le joug des appartenances communautaires infectées par les fièvres obsidionales des théologies politiques. Pour qu’une telle communauté prenne forme, il est nécessaire qu’elle se fonde sur l’adoption par ceux/celles qui la composent de sa règle fondatrice – l’égalité civile. Et il ne faut pas tourner autour du pot : ceux/celles qui n’acceptent pas cette règle n’ont pas leur place dans l’espace de vie commune et de souveraineté balisé par cette règle – ils partent. Ils partent, emportant avec eux, comme les pieds-noirs, les lambeaux et le souvenir des temps heureux (pour eux, la minorité, maudits pour la majorité) de la Colonie.
Cette transition d’un monde à l’autre ne s’opérera pas sous un régime d’Histoire fondé sur la bonne volonté, l’esprit de tolérance et l’échange d’arguments entre sujets désireux de s’entendre.

Les intellectuels, les universitaires, dans la mesure où ils vivent dans un microcosme où les conversations (la communication) sont régies par des règles délibératives, d’où la violence, le fait accompli et même la prise d’ascendant sont en principe bannies, les intellectuels et les universitaires sont en général portés, quand ils tentent d’imaginer le dépassement des conflits en cours, à se méprendre sur le régime d’Histoire sous lequel sont placés les différends autour desquels s’opposent les partis. Ainsi, en Palestine, ce n’est pas la bonne volonté des parties en présence surmontée par l’auguste paradigme de la communication qui ouvrira les portes d’une avenir placé sous le signe de la « cohabitation » entre des communautés préétablies, c’est bien plutôt le cours discontinu, l’enchaînement des chocs, des ruptures et des déplacements (les secousses telluriques de l’Histoire réelle) qui rebattront les cartes et dessineront un paysage nouveau dans lequel un autre régime de la communauté sera susceptible d’émerger. Mais le régime d’Histoire sous lequel peut se présenter cette ouverture demeure celui de la guerre plutôt que de la paix. L’angélisme et l’esprit sermonneur, les adjurations et les prêches doivent être proscrits dès lors que sont envisagées ces questions de transition d’un régime à un autre – la transition est forcément placée sous le signe des discontinuités vives, elle comporte invariablement des intensités violentes.

Le tort subi par les Palestiniens depuis trois quarts de siècle, avec son cortège de haine, de mépris, d’humiliations, de deuils n’est pas soluble dans la bonne volonté et la négociation, l’esprit de conciliation. Les intensités négatives ne s’effaceront pas sur l’ardoise magique du temps qui passe. Ce qui nous rapproche une nouvelle fois du scénario algérien : le passage du temps de la colonie à celui de l’émergence d’un peuple de l’égalité en devenir n’est pas un dîner de gala. Il n’y aura pas de Nakba à l’envers (les massacres coloniaux sont une exclusivité coloniale, la décolonisation, en général, s’épargne ces scènes de fin du monde, car elle est davantage joyeuse, euphorique, que vindicative), mais il y aura des soubresauts et des larmes.

Il n’y aura jamais de « normalisation » de l’État sioniste, un point de non-retour a été franchi dans l’accomplissement du destin conquérant, massacrant et raciste de cette puissance, il n’y aura pas de retour en arrière, ne serait-ce que parce que c’est aux yeux du monde entier, des peuples du monde, au Sud comme au Nord, que cette puissance a montré jusqu’où elle pouvait aller dans la démesure, au prix du franchissement de toutes les limites, de la transgression de toutes les règles de décence commune. Israël est inexorablement enfoncé, jusqu’au moyeu, dans l’ornière de son destin criminel. La rencontre de la lubie sioniste et des puissances de l’État colonial l’a porté au terme de ce destin.

Le génocide en cours à Gaza ne résulte pas d’un éclat d’ultra-violence, d’un paroxysme ponctuel, lié à des circonstances particulières (le 7 octobre 2023), il doit être replacé dans cette longue durée où devient visible tout ce dont est faite son antécédence. La relation de l’État d’Israël au peuple palestinien a, d’emblée eu comme prémisse première une thanatopolitique : il s’est bien toujours agi, depuis la fondation de l’Etat sioniste, d’empêcher par tous les moyens les Palestiniens d’exister comme peuple parmi les autres peuples en les soumettant à un régime d’attrition et de destruction. Il s’est bien toujours agi de les astreindre à la condition d’une population ou d’une poussière d’humanité résiduelle, que ce soit dans sa dispersion aux quatre coins du monde ou sur sa terre même. Cette thanatopolitique est une biopolitique retournée comme un gant – il s’agit non pas de faire vivre et laisser mourir mais bien d’empêcher de naître et de vivre. D’astreindre un peuple entier à des formes de disparition ou de dépérissement programmées, réglées, par une multitude de moyens plus ou moins ouvertement violents. La vraie prémisse du génocide en cours à Gaza, c’est ce massif et interminable empêchement des enfants de naître, au fil des générations, depuis trois-quarts de siècle, via le massacre des parents ou leur exil forcé, leur épuisement sous toutes les formes possibles et imaginables. La thanatopolitique commence là où la vie cède la place à la survie, à la précarité généralisée, à la destruction systématique des conditions d’une existence collective vivable.

Le génocide trouve sa prémisse structurelle là où la détention administrative est, pour le destin des jeunes gens qui ne courbent pas l’échine, où les établissements d’enseignement sont sans cesse placés sous la menace de l’occupant, où le système de santé est réduit à la portion congrue, où est en place, structurellement, le programme d’un génocide culturel destiné à empêcher le peuple palestinien de s’affirmer, sur sa propre terre, comme singularité. Tous ceux et toutes celles qui, sur cette terre, ont été empêchés de naître, de grandir, d’entrer dans un devenir-palestinien sont les témoins muets de ce projet thanatopolitique, indissociable du génocide en cours à Gaza. La thanatopolitique pratiquée ici par l’État sioniste depuis soixante-quinze ans, c’est le marathon de l’exterminationniste, un projet dont on chercherait en vain l’équivalent dans les sociétés modernes en Occident.
On parle à tort et à travers, dans la propagande occidentale antichinoise, de génocide culturel, au Xinjiang tout particulièrement, un génocide (l’adjectif culturel est, le plus souvent, facultatif) dont feraient les frais les Ouigours.

On confond ici sciemment une politique comportant des traits infiniment blâmables d’assimilation forcée avec le génocide dont le fondement est l’élimination, la destruction. L’assimilation forcée ne menace pas les fondements biologiques des populations qu’elles visent, elle consiste à tenter de les « normaliser » aux conditions de la majorité ethnique et culturelle et des gouvernants. Mais elle n’est pas tournée vers la mort, la disparition, elle est une tournure autoritaire de l’homogénéisation. Les dirigeants chinois ne nient pas l’existence d’un peuple ouigour comme les élites sionistes d’Israël nient obstinément l’existence d’un peuple palestinien – les Ouigours sont bien reconnus comme un peuple, avec ses coutumes, sa langue, ses pratiques religieuses, ses traditions, mais cette reconnaissance est ambigüe, comme au Tibet, puisqu’elle va de pair avec des programmes d’assimilation au mode de vie, à la langue et à la culture chinois. Il s’agit bien ici d’inclure (et non pas d’exclure, discriminer, réduire) par en haut comme sur le terrain, sur un mode autoritaire, normalisateur, disciplinaire, mais ces pratiques assimilationnistes se situent aux antipodes de l’apartheid mis en place par l’Etat sioniste au détriment des Palestiniens.

Ceux/celles qui, dans le champ académique notamment, entretiennent complaisamment la confusion entre l’une et l’autre pratique, voire les assimilent l’une à l’autre déshonorent la profession et feraient mieux d’aller vendre des chaussettes sur les marchés de chef-lieu de canton. Le nettoyage ethnique, dans le prolongement des bains de sang, de la bande de Gaza, prôné par l’entourage de Netanyahou et relayé par Trump et sa bande a pour ligne d’horizon la mort, la disparition d’un peuple. La « sinisation » des enfants des écoles au Xinjiang ou au Tibet relève d’un projet étatique ambigu, à double face, parfaitement critiquable à ce titre. Mais il ne relève certainement pas d’une thanatopolitique. Son horizon est biopolitique, au sens où il s’agit bien d’une tournure du « faire vivre » – comme l’était, exactement, à ses origines, l’école républicaine en France, celle de Jules Ferry : libre, gratuite, obligatoire, égalitaire à certains titres et... férocement assimilationniste.

Le genre de confusion qui est ici entretenu autour d’un syntagme comme « génocide culturel » est partie intégrante d’un programme de destruction de l’intelligibilité du présent, un programme de tournure ouvertement nihiliste. Pour que les gens, en général, puissent continuer à vaquer à leurs affaires tout en coexistant avec l’œuvre de mort, l’activisme vampirique des Trump et Netanyahou, il faut que le présent ait été plongé dans une purée de pois où deviennent indiscernables les contours des objets en principe les plus distincts. Il faut que les concepts aient été transformés en marchandises, les outils de la critique en éléments de langage, que la simplification à outrance (en forme de : « oui-ou-non ? », notoirement) se soit substituée à la formation des phrases et à l’enchaînement des arguments destinés à cerner la complexité des choses.

La politique de la force, l’abolition de toutes les règles régissant ce qui naguère encore se prévalait du titre avantageux d’ « ordre international », le performatif et les faits accomplis à tous les étages – tout ceci s’accompagne nécessairement d’une destruction systématique du langage, c’est-à-dire de la pensée entrant dans l’espace de la communauté. Ce saccage est l’équivalent, à l’échelle globale et dans l’époque de Gaza ou à l’ère Trump-Netanyahou, de la destruction de la langue allemande dont fut le témoin visionnaire Victor Klemperer, sous le régime nazi. Il suffit aujourd’hui d’allumer la radio ou la télé, d’aller roder dans la jungle des réseaux sociaux pour être submergé/saturé par la LTI mondiale qui impose désormais ses conditions. Tout comme Klemperer, nous devons concevoir aujourd’hui la défense de la langue (en tant que milieu de la pensée et de la critique) comme un front de lutte primordial. Ce n’est d’ailleurs pas tout à fait par hasard que nous sommes désormais attaqués et menacés à « cause de mots » (« Wejen Worte ») que nous employons supposément à mauvais escient – de mots et d’expressions qui, tout à l’inverse, sont les gardiens du réel et qui soutiennent le courage de la vérité. Dans le contexte de cette guerre totale qui est conduite par les nouveaux barbares, les nouveaux vandales, contre le langage, c’est-à-dire la possibilité pour ceux qui ne sont pas totalement asservis ou immergés dans les eaux tièdes de l’indifférence et de la frivolité de continuer à parler dans l’horizon du vrai, la contre-attaque a pour prémisse l’acharnement à dire les choses, à les appeler par leur nom, à ne pas finasser à propos de distinguos entre populisme et fascisme, à refuser la casuistique cultivée par la dite science politique qui n’est jamais, en règle générale, que le plumage de paon de la politique institutionnelle, celle de l’appareil d’État.

La contre-attaque commence par les mots, car c’est là la condition minimale pour qu’émerge un contre-champ, c’est-à-dire que soit réaffirmée ou maintenue la possibilité d’une autre perspective que celle du parti nihiliste universel. Une perspective qui s’énonce, se définisse, se déploie en articulant et enchaînant des phrases en tenant à distance la logorrhée mise en circulation par la cohorte innombrable des enfumeurs professionnels. Le problème que nous rencontrons avec le langage est ici tout à fait distinct : de par sa nature même, en tant qu’il est la « chose la mieux partagée » qui soit, le langage crée perpétuellement l’illusion du commun avec l’ennemi – c’est que nous parlons bien, jusqu’à un certain point la même langue que lui. Mais en même temps, l’apprentissage à tous égards vital que nous devons faire, c’est que nous devons promouvoir et défendre, forger contre lui notre propre langue, car notre lutte, notre résistance et notre contre-attaque ne peuvent être supportées que dans nos propres mots et notre façon propre d’agencer nos propres phrases, de produire nos propres raisonnements (agencements) critiques et restaurateurs de la réalité (producteur d’énoncés vrais). Nous avons un besoin vital de produire notre propre langage, vivant, se tenant à la hauteur de l’ordre du jour. Nous avons besoin de parler une langue qui se tienne à distance de celle de l’ennemi, qui lui tienne tête, sans nous laisser endormir par l’illusion que nous parlons tous, maîtres et serviteurs, pèlerins du néant et militants de l’émancipation, la même langue, c’est-à-dire avons en partage la même grammaire et le même lexique – et encore : il n’aura pas pu vous échapper que ces gens-là parlent et écrivent le plus en plus, quand ça leur arrive encore, comme des porcs.

Le retour de flamme de l’hégémonisme occidental, boosté par l’hybris israélienne et la mégalomanie trumpiste, produit parmi la plèbe du monde et parmi ceux/celles qu’habite encore la common decency un sentiment d’abattement et de suffocation. Jamais l’impression d’être pris en otage par des furieux et totalement impuissant face à leurs méfaits et leurs crimes n’aura été aussi forte. Mais c’est là une pure illusion d’optique, le problème se situant infiniment moins du côté de ce nouveau fascisme que du nôtre. En vérité, il saute aux yeux que leur activisme destructeur, aveugle et paranoïaque porte la marque de la multiplication des fissures et points de faiblesse qui affectent ces colosses aux pieds d’argile, ce dont nous avions encore une claire perception lorsque, sous Obama, les diagnostics évoquant the demise of the Empire étaient devenus, parmi les observateurs plus ou moins sagaces, une banalité d’usage.

Ce déclin, avec tous les facteurs de crise et dérèglement qui l’accompagnent, ne s’est pas démenti depuis, ce qui s’y est simplement ajouté et qui tend à le masquer aujourd’hui, c’est la fuite en avant frénétique des agents de cette puissance. Mais plus celle-ci s’accélère de manière débridée, plus se multiplient ses points de faiblesse et il ne dépend que de nous, c’est-à-dire des gens, qu’elles poursuivent en toute impunité ses exactions partout où s’étend son souffle de mort. C’est que l’Empire, loin de se réduire au complexe militaro-industriel qui en est le cœur battant, est partout, immanent à nos existences et lieux de vie, multipolaire et moléculaire et qu’il ne dépend que de nous que soient entrepris les gestes, infimes ou conséquents, destinés à lui compliquer la vie, jusqu’à lui rendre la vie impossible. Le problème d’aujourd’hui, ce n’est pas la surpuissance des cavaliers de l’Apocalypse, qui est largement un trompe-l’œil, c’est l’absence d’une disposition collective, massive, surgie d’en-bas, destinée à les empêcher de nuire.

Comme chacun sait, il n’est pas si difficile que cela à une masse déterminée de déséquilibrer des chevaux et mettre à terre des cavaliers arrogants et surarmés. Le problème, ce n’est pas eux, qu’à la faveur des événements en cours, à Gaza, Washington et ailleurs, les gens ont désormais la possibilité de les voir entièrement et sans fard tels qu’en eux-mêmes, le problème, c’est nous – notre anomie, notre frilosité, notre frivolité, nos perpétuelles velléités, notre goût prononcé pour la perpétuelle confusion entre les « gestes » (le spectacle) et les actions, l’inconsistance de nos résistances ritualisées…

Pour repartir d’un bon pas, enfin : identifier l’ennemi, où qu’il se trouve, sous quelque forme qu’il se présente. Identifier le régime d’Histoire (et donc celui de la politique) sous lequel nous vivons. En tirer les conséquences. Être enfin conséquents avec nous-mêmes.

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