Indépendance de fait et souveraineté imaginaire – ou les apories du discours indépendantiste taïwanais [3/3]

Le storytelling aujourd’hui promu tant par les indépendantistes taïwanais que par leurs supporteurs occidentaux est fondé sur une décontextualisation forcenée de la question taïwanaise. Les mantras autour de la « menace chinoise » ont pour vocation de focaliser l’attention des opinions, taïwanaise et occidentale, sur un fallacieux plan fixe – la supposée menace imminente d’une invasion de l’île par les forces armées chinoises – hors de toute analyse contextuelle replaçant le conflit dans une perspective historique. Le présentisme à outrance ici pratiqué a pour fonction de créer une sensation d’état de siège perpétuelle, hostile à tout effort de réflexion critique sur ce dont ce conflit est le point de condensation – la partie d’un tout.

Or, le différend noué autour de Taïwan se situe au point de rencontre de deux séquences ou ensembles historiques dont la portée n’est pas seulement déterminante à l’échelle de la région (Asie-Pacifique), mais universelle : la décolonisation entamée après la Seconde guerre mondiale d’une part, la Révolution chinoise de l’autre – deux ensembles ou événements globaux qui sont de portée universelle, dans leurs formes singulières. Taïwan est le cas d’école de la décolonisation ratée, un pays (et une population) sur lesquels pèse encore aujourd’hui de tout son poids le fardeau de la décolonisation absente – l’île est passée d’un régime de subordination à un autre, sans transition, après la défaite du Japon. C’est en ce sens, de manière toute négative, que l’histoire de Taïwan, après le départ des Japonais, appartient pleinement à celle de la décolonisation.
De la même façon, l’histoire de Taïwan, après 1949, continue d’appartenir à celle de la Révolution chinoise dont elle est le revers, le nouveau statut de l’île est bien un effet du destin de la Révolution chinoise, dans une forme négative une fois encore.

L’histoire de Taïwan depuis la fin de la colonisation japonaise est, en ce sens le microcosme de deux rendez-vous ratés avec l’Histoire – l’île, sa population, ses élites, ses dirigeants politiques et économiques passent à côté de deux séquences majeures qui façonnent l’Histoire mondiale après 1945. Taïwan est demeurée en marge (ou pire : opposé, adverse) à ces événements majeurs, d’où le provincialisme autocentré de son histoire politique récente (un Clochemerle perpétuel [1]) et la faible densité de l’expérience historique partagée par ses habitants et ses élites – entre autre chose, l’absence de toute référence commune à un événement fondateur, une révolution, un moment constituant. Taïwan est demeurée à l’écart des grands courants émancipateurs de l’Histoire de l’après-Seconde guerre mondiale, dans la position d’une colonie mentale des Etats-Unis et, plus généralement, de l’Occident. Le culte de « la démocratie », c’est ce qui s’y est substitué, dans un pays où persiste une forte marque coloniale, aux mouvements tournés vers l’émancipation. D’où ce paradoxe : quand on parle aujourd’hui d’indépendance à Taïwan, on n’a pas en ligne de mire la dépendance à l’endroit des anciennes puissances coloniales qui se maintient plus que jamais, mais la Chine.

Or, le propre aussi bien de la décolonisation que de la Révolution chinoise, comme de tout événement de portée universelle [2] est de se continuer dans le présent, bien au-delà de ce qui se trouve confiné dans la dimension des chronologies. Ces deux séquences ne sont pas achevées, le destin de la Révolution chinoise se poursuit dans l’affrontement présent entre la nouvelle puissance chinoise et le bloc hégémonique occidental qui s’est mis en place après la défaite de l’Axe. De même, le passif de la colonisation continue de se faire sentir dans toute la région – les Philippines, par exemple, sont un pays qui n’est à proprement parler jamais sorti de la colonialité, la longue crise de Hong Kong résulte bien, pour l’essentiel, d’un dernier soubresaut de la puissance impériale britannique (occidentale) en Chine, Okinawa prolonge indéfiniment le fait colonial en Asie orientale, etc.
Le différend noué autour de Taïwan aujourd’hui est la manifestation la plus exposée de l’inachèvement de ces deux grandes séquences historiques. Autour de l’enjeu-Taïwan, les ambitions impériales des Etats-Unis et de l’Occident en Asie orientale se réveillent et se relancent. Taïwan n’est pas une néo-colonie, mais c’est bien, et de plus en plus ouvertement, un protectorat états-unien et occidental dans la région. Au rebond, c’est le destin de la Révolution chinoise qui revient au centre du jeu – de plus en plus de voix se font entendre, parmi les cercles dirigeants occidentaux, en faveur d’une attitude offensive contre la Chine, la chute du régime communiste (issus de la Révolution chinoise) étant perçue comme la fin ultime des affrontements en vue. Or, la chute du régime chinois, c’est, dans cette perspective, l’annulation, l’effacement sur les tablettes de l’Histoire de la Révolution chinoise – de la même façon que la chute du régime soviétique a sonné le glas de la Révolution russe.

Les Etats-Unis et les Occidentaux ont gardé Taïwan comme une poire pour la soif à une époque où les gouvernants chinois étaient accaparés par les négociations en vue de leur reconnaissance par la communauté internationale, leur entrée à l’ONU et au Conseil de sécurité. En comparaison de ces enjeux globaux, dans un contexte où ils affrontaient des problèmes vitaux en politique intérieure, et au vu des rapports de force du moment avec leurs partenaires occidentaux, la question de Taïwan apparaissait alors relativement subsidiaire aux yeux de Mao et Chou En-lai qui fut le principal artisan de la normalisation des relations avec les puissances occidentales. C’est dans le contexte de la nouvelle Guerre froide, dans une configuration où la Chine est de plus en plus ouvertement désignée comme l’ennemi n°1, que Taïwan s’avère être non plus une question subsidiaire mais une bombe à retardement. C’est un peu comme si, lors de la réunification allemande, les Occidentaux et les dirigeants de la RFA avaient accepté d’accorder à Gorbatchev et aux dirigeants du SED, comme lot de consolation, que la petite Thuringe se maintienne comme entité indépendante, tournée vers l’Est, musée vivant de la défunte RDA... Ils n’en fut rien, bien sûr, Reagan et ses alliés raflèrent tout, triomphants, revanchards et la RDA fut annexée à la RFA, sans scrupule et sans autre forme de procès – une annexion en bonne et due forme, sur les conditions desquelles on s’est bien gardé de consulter la population de RDA, un État souverain, membre de l’ONU, reconnu par la communauté internationale, à la différence marquée d’avec Taïwan. Ceux qui, tant à Taïwan que dans le monde occidental s’époumonnent à dénoncer les velléités annexionnistes de Pékin, à propos de Taïwan, ont tout oublié de l’absorption expéditive de la RDA par la RFA, cet exemplaire Anschluss conduit au pas de charge. Mais il est vrai que la RFA fait partie du camp de la liberté et de la démocratie libérale, ce qui change tout…

Dans le contexte de l’exacerbation des tensions entre les Etats-Unis appuyés par tout le bloc occidental et la Chine, les premiers s’évertuent désormais à transformer le fait accompli ou l’état de fait taïwanais en état de droit, fait de droit, ceci de manière subreptice et oblique, sans avoir à en passer par l’étape d’une reconnaissance formelle, publique et déclarée, laquelle constituerait un casus belli avec la Chine. Mais l’accumulation de faits et gestes de reconnaissance, tant pratiques que symboliques, cela ne saurait suffire à combler le gouffre existant entre le factuel et le légitime [3]. La notion même d’une reconnaissance graduelle et progressive, autant irrésistible qu’insensible, jusqu’à ce qu’ait été franchi sans douleur le point de bascule entre le de facto et le de jure, cette notion est aussi irréaliste et inconséquente que celle de la conquête progressive du pouvoir par les forces populaires, telle que l’ont interminablement caressée les théoriciens du réformisme classique, social-démocrate, dans un certain XXème siècle désormais tout à fait révolu.

Le caractère formel, solennel, public de la reconnaissance n’en est pas, ici, un élément cosmétique mais bien une partie intégrante. C’est en ceci précisément que les interactions et les jeux de reconnaissance, dans les relations internationales, se distinguent radicalement des faits accomplis. C’est que la reconnaissance qui débouche sur la légitimité introduit des éléments contractuels dans la relation entre les parties qui y sont en jeu. Or, les jeux de reconnaissance ont leur grammaire et ils créent toutes sortes d’engagements et de contraintes. Le plus massif et évident de ces engagements et des empêchements qu’ils entraînent est que la reconnaissance de la souveraineté chinoise exclut celle d’une quelconque souveraineté taïwanaise. Cet obstacle est incontournable. Les dirigeants occidentaux, entraînés par les Etats-Unis, ont bel et bien changé de doctrine, tout en répétant inlassablement le contraire : le soutien sans réserve qu’ils accordent aux dirigeants indépendantistes de l’île installés au pouvoir depuis plus de huit ans a pour objectif évident d’imposer sur la scène internationale l’existence d’une seconde Chine ou d’une Chine-non-Chine-mais-néanmoins-Chine ralliée à l’Occident et constituant une base avancée face à la Chine continentale devenue adversaire systémique et ennemi principal. Toute la stratégie d’accroissement graduel du soutien que les Occidentaux apportent à Taïwan, dans tous les domaines, de l’aide militaire toujours plus massive au softpower dans toutes ses gammes tend vers ce but. Il s’agit bien d’une guerre d’attrition ici conduite contre la Chine, de préférence à un affrontement direct, à une crise majeure aux débouchés imprévisibles et dont le prélude serait une reconnaissance dans les formes de la souveraineté taïwanaise.

Il s’agit d’une stratégie élastique, toutes les hypothèses sont sur la table, y compris celle d’un incident militaire débouchant sur un affrontement direct, ponctuel ou durable, allant crescendo ; mais plutôt, si la chose s’avère possible, une guerre d’usure dont on espère qu’à la longue elle conduise Pékin à renoncer à ses ambitions sur Taïwan.

Il faut remarquer cependant que, dans la stratégie des Etats-Unis, il s’agit moins d’une volte-face que d’une bifurcation, d’un tournant partiel : Taïwan a toujours été gardé en réserve, dans l’hypothèse où les relations se dégraderaient avec Pékin, ceci même à l’époque où le jeune marché chinois était vu comme un Eldorado par les Etats-Unis et les grandes firmes de tous les pays occidentaux ; à une époque, aussi, où les hommes d’affaires taïwanais, petits et grands, se précipitaient en rangs serrés pour aller faire de juteuses affaires sur le continent avant de rapatrier les capitaux ainsi engrangés sur le dos du prolétaire chinois. Ce n’est pas à proprement parler une volte-face, mais l’hypothèse d’une complémentarité, fût-elle parfois conflictuelle, des intérêts respectifs d’une Chine entrée sur la voie d’un développement de type capitaliste et des économies occidentales s’est progressivement effacée devant celle d’un affrontement à venir. C’est dans le contexte de ce changement de perspective, non ouvertement déclaré mais toujours plus évident, que doit être appréhendée la question de Taïwan. Désormais, les Etats-Unis et les puissances occidentales soutiennent les rodomontades indépendantistes des dirigeants taïwanais comme ils soutiennent l’annexion de fait de la Cisjordanie par l’État d’Israël – d’une manière toute implicite, en tendant de sauver les apparences, mais avec d’autant plus de constance – en avalisant activement la politique du fait accompli.

On voit bien ici que Taïwan, son statut, son destin, cela n’a jamais été une question en soi. La seule question autour de laquelle prend forme le tableau de « la guerre qui vient » en Asie orientale et dans le Pacifique, c’est celle de la Chine et des défis que lance sa montée en puissance à la structure hégémonique en place dans la région. Taïwan peut être un détonateur en cas de crise généralisée éclatant dans la région, comme le fut l’attentat de Sarajevo au début de la Première guerre mondiale, dans un contexte où la « crise des Balkans » n’était au fond qu’un faux-nez : la matrice du conflit était ailleurs – la multiplication des litiges entre les puissances européennes, la crise des Empires européens.

La réorientation de la perspective stratégique des puissances occidentales face à la Chine a pour corrélat la réécriture du passé et, davantage encore, la destruction de l’intelligibilité historique – la connaissance et la compréhension des enchaînements de circonstances, de décisions et d’actions ayant conduit à la situation présente. Lors de la signature du Traité de San Francisco (1951), le Japon a confirmé qu’il renonçait à exercer sa souveraineté sur Taïwan et les Pescadores. Ce traité entérinait à ce titre la restitution de Taïwan à la Chine, telle qu’elle a eu lieu dès le retrait des troupes et de l’administration japonaises au lendemain de sa capitulation face aux Etats-Unis. L’argument selon lequel le Japon, à San Francisco ne stipule pas explicitement qu’il restitue Taïwan à la Chine est un pure argutie que les indépendantistes taïwanais ne cessent de mettre en avant – cette restitution a bel et bien eu lieu dans les faits et le traité de San Francisco ne fait que lui donner une forme légale. Au reste, le Japon comme puissance vaincue et puissance coloniale déchue n’est nullement en position, dans les circonstances de la Conférence de San Francisco, de décider à qui revient la souveraineté sur Taïwan.

Il existe donc bien un enchaînement irrévocable, du retrait du Japon de Taïwan au retour de l’île sous souveraineté chinoise ; cet enchaînement se déroule, au lendemain de la capitulation du Japon, sous la houlette de la puissance victorieuse, les Etats-Unis et aucune voix ne s’élève dans la communauté internationale pour en contester le bien-fondé. A l’occasion de la signature du traité de San Francisco à laquelle participent une cinquantaine d’États y faisant figure de « communauté internationale », ce processus de restitution est validé et devient donc, à ce titre, de jure. Ce qui affaiblit la légitimité de ce traité, ce n’est pas le fait que l’abandon par le Japon de ses prétentions sur Taïwan et ses dépendances n’y ait pas pris explicitement la forme d’une restitution à la Chine (mais celle-ci a déjà eu lieu), c’est plutôt que certaines puissances ne sont pas représentées lors de sa signature, l’URSS et la Chine notamment. Mais la ROC va signer à Taipei, le 28/04/1952, un traité séparé avec le Japon par lequel celui-ci confirme la restitution de Taïwan et des Pescadores à la Chine.

La signature de ce traité vient parachever les enchaînements antérieurs, la conférence du Caire à l’occasion de laquelle les dirigeants des puissances alliées réunies dans la capitale égyptienne en novembre 1943 garantissent à Chang Kai chek, présent à cette conférence, que les territoires chinois annexés par le Japon seront restitués à la Chine d’abord ; la Conférence de San Francisco (avril-juin 1945) ensuite, à l’occasion de laquelle est signée la Charte des Nations Unies et la Chine se voit garanti un siège au Conseil de sécurité. Mais curieusement, le Traité de Taipei est constamment effacé des tablettes dans le récit du passé conduisant à l’actuelle situation disputée de Taïwan, tel qu’il est promu par le parti indépendantiste. Ceci non sans raison : il atteste que le processus de reconnaissance par le Japon de la souveraineté chinoise sur Taïwan et ses dépendances est bien allé à son terme. Or, pour la communauté internationale, la souveraineté chinoise coïncide aujourd’hui avec la RPC. Et c’est précisément sur ce môle que viennent d’échouer les efforts obstinés des Etats-Unis et de leurs alliés et clients pour donner force de loi à l’indépendance de fait de Taïwan – d’où la récente visite à tous égards spectrale de la présidente taïwanaise sortante en Europe. C’est qu’il s’agit, selon les journaux, de ne pas « fâcher la Chine » – mais cette tournure éclectique dissimule une réalité bien plus massive – aux yeux des puissances européennes qui comptent, Taïwan n’est pas une souveraineté, un Etat souverain.

Depuis que la donne a changé dans les relations entre la Chine et le bloc soudé aux Etats-Unis, se déploient, dans le storytelling occidental, un effort démesuré pour rendre évanescentes ces chaînes d’intelligibilité pourtant très solides et rivées au sol de faits historiques parfaitement attestés. Ici se donne libre cours le révisionnisme le plus décomplexé, tout entier agencé autour de l’énoncé clé « Taïwan n’a jamais appartenu à la République populaire de la Chine » ou, en version abrégée, « Taïwan n’a jamais appartenu à la Chine ». Et c’est ici que les substitutions de mots jouent un rôle premier – indépendance pour souveraineté, de manière à effacer ce fait massif : historiquement, Taïwan est et demeure rattaché la souveraineté chinoise, fait reconnu comme évident par la communauté internationale incluant les puissances occidentales et découlant de cette autre évidence tout aussi massivement partagée : il ne peut exister qu’une seule souveraineté chinoise.

Jusqu’à récemment, une claire ligne de séparation était tracée entre d’une part ce qui s’établit principiellement et s’énonce en termes simples – il n’existe qu’une seule souveraineté chinoise et celle-ci inclut Taïwan – et, de l’autre, les complexités relevant de l’état des choses sur le terrain, résultant des séquelles de la guerre civile chinoise, durcies par la Guerre froide, etc. Jusqu’à une date récente, il s’agissait de combiner l’attachement rituellement réaffirmé aux principes définissant la souveraineté chinoise avec le réalisme politique dictant la pérennisation du statu quo selon lequel Taïwan demeurait une entité pratiquement indépendante du continent à condition de se garder de toute proclamation séparatiste. C’est cette règle du jeu sur laquelle était fondée la perpétuation du statu quo dans le détroit de Taïwan qu’il s’agit aujourd’hui de révoquer par le moyen de toutes sortes d’arguties, de sophismes, par un effort constant de réécriture et de raturage du passé. On voit bien ici que le lieu commun selon lequel ce sont les régimes totalitaires qui s’acharnent à réécrire le passé à leur guise en application de la règle « on ne sait jamais de quoi hier sera fait » est fallacieux. Nous avons ici le parfait exemple d’une situation dans laquelle le réalisme de la puissance, l’affirmation de la prééminence absolue des intérêts stratégiques du moment – faire barrage à la montée de la puissance chinoise dans la région – ouvrent un crédit illimité en matière de réécriture du passé et de substitution d’un storytelling taillé sur mesure aux fait les mieux attestés. Traité de Taïpei (8 avril 1952) – quel Traité de Taïpei ?

Si l’on aborde les questions de souveraineté dans une perspective décoloniale, les choses se compliquent. C’est que, d’une part, dans les anciens pays colonisés, les indépendances ont été lourdement grevées par l’héritage colonial – celui des empires et des découpages souvent arbitraires des espaces colonisés, donnant lieu à la formation d’États dont la configuration, souvent, faisait violence aux populations et cultures locales. C’est, d’autre part, que les souverainetés post-coloniales qui s’établissent alors demeurent souvent placées sous des tutelles néocoloniales exercées sur elles par les anciennes puissances coloniales – exemplairement, dans l’ère de la colonisation française, la Françafrique. Dans ce contexte général, la bataille pour la souveraineté des anciennes colonies ne se limite pas à l’obtention de l’indépendance et à la reconnaissance de celle-ci par les anciennes puissances coloniales et la communauté internationale. Elle est un combat permanent contre les faux-semblants de l’indépendance, pour l’affirmation d’une vraie souveraineté à l’encontre de tout ce qui, dans le monde post-colonial, contribue à la formation de nouveaux liens de dépendance – de type néocolonial, précisément.

Dans ce contexte général, la souveraineté de la Chine constitue un enjeu global et non pas seulement régional. Pour autant qu’elle enchaîne sur la révolution et la guerre civile chinoise, elle a valeur d’attestation du changement d’époque qui intervient après la Seconde guerre mondiale – non pas le triomphe des démocraties et du monde libre, mais l’irréversibilité de la décolonisation, de la fin du temps des colonies, de la Colonie, du rapport colonial entre l’Occident et les pays du « Tiers monde ». La reconnaissance de la souveraineté de la Chine par les anciennes puissances coloniales et impériales vaut, en son temps, reconnaissance par celles-ci de la fin irrévocable de l’époque coloniale et de l’esprit de la Colonie. Taïwan, dans cette perspective, c’est une butte témoin, un vestige de l’époque dont la reconnaissance de la souveraineté chinoise sanctionne la révocation, en principe irréversible autant qu’irrévocable.

Mais précisément, ce que montre (contre toute attente) l’épisode des convulsions « démocratiques » de Hong Kong, est qu’en la matière, pour l’Occident, l’irréversible de ce qui, d’une manière ou d’une autre, le contrarie ou s’oppose à lui, ça n’existe pas. Depuis la chute de l’URSS entraînant symboliquement avec elle la destitution historique de la Révolution russe, tous les espoirs de réécriture du passé sont permis. Mais il s’agit ici de davantage qu’une correction ou réécriture des récits – il s’agit d’une re-scénarisation du passé consistant à effacer un événement majeur de l’Histoire dans sa qualité même d’événement – une révolution comme événement universel, une révolution indissociable de son pacte avec l’émancipation, envers et contre tout. C’est comme à Hollywood, mais sur un mode rétroactif : la fin du film ne plaît pas au producteur, alors on en refait une autre, moins pessimiste, plus heureuse, avec happy end ; ici, ce serait plutôt le commencement qu’il s’agirait d’effacer : la révolution chinoise comme commencement d’une nouvelle histoire décoloniale ineffaçable.

Dans un monde où la décolonisation est tissée de tant de faux-semblants, de tragédies, de malentendus et de truquages, l’enchaînement de la guerre civile sur la révolution chinoise puis sur la proclamation d’une souveraineté tirant directement sa légitimité de cette révolution ont une valeur d’exemplarité universelle. Dans la perspective d’un affrontement entre le bloc occidental et la Chine, débouchant par enchaînement de circonstances, sur la chute du régime chinois, c’est tout ce pan d’Histoire qui s’effondre et peut être réécrit aux conditions des vainqueurs : la lecture tératologique de la Révolution chinoise devient parole d’Évangile, l’histoire chinoise sur le continent depuis 1949 une suite de crimes et de monstruosités placées sous le signe du totalitaire, de la folie des grandeurs et de l’autocratie, etc.

La réorientation de la stratégie occidentale face à la Chine est devenue tout à fait évidente depuis la longue « émotion » démocratique de Hong Kong. L’irréversibilité de l’institution politique découlant de la Révolution chinoise n’est plus un dogme – au contraire, tout ce qui est susceptible de miner la légitimité et la solidité de cette construction historique est bon à prendre. On a bien vu, lors de la crise de Hong Kong, comment le signifiant « démocratie » a pu être déployé en vue de rendre illisible l’actualité maintenue, dans le présent, du tort colonial infligé par les puissances occidentales à la Chine. L’agitation « démocratique » (pro-occidentale, antichinoise) à Hong Kong fut alors, tout au long de cette crise attisée, tant par les chancelleries que par les médias occidentaux, le voile jeté sur ce qui persiste, dans le présent, du différend colonial – ceci au mépris des accords de rétrocession signés par la Grande-Bretagne en 1996, accords avalisés par la communauté internationale.

Taïwan est un autre pion dans cette même partie d’échec : ce qui est un jeu dans l’affrontement en cours à propos du statut de l’île concerne fondamentalement la souveraineté chinoise et la légitimité du régime continental, bien davantage que l’île à proprement parler. A propos de Taïwan, ce sont l’une et l’autre qui sont insidieusement mais avec insistance remises en cause par les puissances occidentales. Le nom de la démocratie est pleinement embarqué dans cette tentative de déstabilisation à grande échelle, de longue haleine. Mais c’est bien de cela qu’il s’agit et en aucun cas des dispositions des habitants de l’île. Tous les sondages effectués aujourd’hui auprès de la population taïwanaise concernant le statut de l’île et donc leur statut propre dans leurs rapports à l’État et à la nationalité sont biaisés par le fait qu’ils sont placés sous le signe de l’urgence, de la « menace chinoise » et formulés dans des termes qui induisent que l’indépendance en forme de protectorat états-unien est la seule option désirable.
Dans une perspective décoloniale, les choses sont claires : s’il fut un moment où la question de l’autodétermination aurait pu s’imposer, c’est au sortir immédiat du demi-siècle de colonisation japonaise – après tout, l’administration antérieure de l’île par les Qing présentait des traits coloniaux aussi.

C’est en 1945-46, alors que la même question se posait aux peuples de toute la région, en Asie du Sud-Est, celle de leur droit à disposer d’eux-mêmes, qu’il fallait interroger les habitants de l’île – que voulez-vous ? Voler de vos propres ailes ou revenir dans le giron de la Chine ? Dans ce contexte, Taïwan aurait pu rejoindre le grand courant de la décolonisation qui a emporté, dans la région, alors des pans entiers des empires européens, français, anglais, hollandais, portugais... Mais tout s’est passé à l’inverse : Taïwan, au lieu de converger vers le grand courant de la décolonisation a été d’emblée embarqué dans les jeux stratégiques de l’après-guerre et, après avoir été réattribué d’autorité à la Chine, est devenu une pièce de choix du dispositif de la lutte contre le communisme en Asie orientale et méridionale, une plate-forme états-unienne lors des guerres de Corée puis du Vietnam, une base avancée contre la Chine communiste. Le Kuomintang et le régime autoritaire de Chang inféodé aux Etats-Unis ont gâché toutes les chances de Taïwan de s’engager dans le vaste mouvement décolonial, de se lier au mouvement des non-alignés et, à ce titre, de faire l’expérience de l’autonomie. Ce qui établit la continuité entre le régime autoritaire de Chang et le régime de démocratie à l’américaine qui lui succède, aujourd’hui placé sous la houlette des indépendantistes, c’est la subalternité. Le DPP aux affaires n’a fait, en dépit de toutes ses rodomontades et de son agitation anti-KMT, que creuser plus profond ce sillon de la subordination, irréversiblement.

Durant la Guerre froide, Taïwan ne s’est pas seulement rallié au « monde libre », il s’est donné un destin « occidental » et s’est enfermé dans le rôle de protectorat et de petite main des Etats-Unis. Le fait que ce processus se soit considérablement accéléré depuis que le DPP est aux affaires a créé l’illusion rétrospective selon laquelle le KMT, après avoir longuement tenté de maintenir la balance égale entre Pékin et Washington, serait devenu l’otage, si ce n’est la cinquième colonne, du PC chinois sur l’île. Mais, avec toutes ces outrances et fantasmagories suscitées par l’hystérie antichinoise et le climat de chasse aux sorcières aujourd’hui attisées par le parti indépendantiste, il n’en demeure pas moins solidement établi que c’est sous Chang et ses successeurs que s’est forgé ce destin « occidental » de Taïwan qui enferme actuellement toujours plus étroitement les élites de pouvoir dans des formes de mimétisme et de clientélisme toujours plus prévisibles.

Moins que jamais Taïwan n’est l’allié des Etats-Unis mais bien son tributaire et son client. La protection que les Etats-Unis accordent à l’île est un nœud coulant passé autour du coup de ses élites dirigeantes et de sa population – d’où le vent de panique morale qui souffla sur l’île lorsque Trump, incidemment, déclara que cette protection ne saurait être inconditionnelle et que, dans tous les cas, elle devrait avoir son prix – plus vous êtes « protégés », plus vous êtes dépendants et, lorsque vos « protecteurs » sont aussi imprévisibles qu’un Trump, à la merci de leurs caprices, lubies et volte-face. Chaque matin, Taipei Times fait sa une sur les livraisons d’armes et le soutien diplomatique que les Etats-Unis accordent aux indépendantistes de gouvernement, comme si cette manne quotidienne relevait de la pure et simple Providence. Mais un mouvement d’humeur de Trump suffit à exposer en pleine lumière la fragilité de cette construction.
D’autre part, ce que rappelle la dépendance croissante et quasi-exclusive de Taïwan à l’égard des équipements militaires fournis par les Etats-Unis (avec tout ce qui va avec en termes de logistique, intelligence militaire, etc.), c’est combien peut être indistincte la frontière qui sépare un protectorat d’une néo-colonie. Dans l’hypothèse d’une montée brusque des tensions entre la Chine et les Etats-Unis, Taïwan sera exposée au risque direct de son okinawaisation – bases militaires US, stockage d’armement nucléaires sur l’île, sous-marins nucléaires dans ses eaux territoriales, etc.

La fuite dans l’imaginaire des élites dirigeantes de l’île saute aux yeux, ici : plus les formes de dépendance à l’égard du « grand frère » américain s’accroissent, plus le motif de la souveraineté devient le signifiant maître de la propagande du pouvoir. Pure autosuggestion, pure conduite magique.

C’est dans ces circonstances troublées que l’on assiste à l’émergence, à Taïwan et dans les milieux focalisés sur le destin de l’île, d’un personnage d’époque tout à fait divertissant : le clown décolonial. Ce qui caractérise ce personnage bigarré, c’est la combinaison de l’alignement le plus rigoureux sur la politique des Etats-Unis, le soutien le plus inconditionnel aux positions indépendantistes les plus extrêmes, la sinophobie la plus enragée d’une part et, de l’autre, la mobilisation de la rhétorique décoloniale en vigueur – la mise en lumière des discriminations subies par les travailleurs migrants, la promotion des cultures « mineures » (aborigènes), le plaidoyer en faveur de la diversité dans un contexte où la société taïwanaise vieillissante a un besoin pressant de sang neuf, etc.

Le clown décolonial est sur tous les fronts : il vole au secours des migrants, il n’hésite pas à hausser le ton pour pointer du doigt les préjugés racistes (suprémacistes) des élites gouvernantes à Taïwan, il dénonce les préjugés et les abus dont y sont victimes les subalternes originaires du Sud-Est asiatique, il milite pour l’économie « verte » – et, dans le même temps, il se fait l’avocat le plus fervent de la subalternité de Taïwan vis-à-vis des États Unis, il se prononce en maître blanc (d’origine anglo-saxonne, généralement) sur le destin de l’île, il statue impérieusement – Plus jamais de Kuomintang aux affaires ! Le clown décolonial se sent alors une âme de proconsul, une âme néo-impériale lorsqu’il s’agit de décider ce qui doit advenir de l’île. Il est aussi le maître des récits : son imagination est sans limite lorsqu’il s’agit de réécrire le passé de l’île, de sa relation au continent, au monde chinois en général. Le clown décolonial qui aime au reste à mettre en avant ses qualités et qualifications académiques se range ici aux côtés des plus intransigeants des realpolitiker à la John Foster Dulles – la vérité sur le passé, c’est ce qui sert les intérêts politiques dans le présent. Le clown décolonial, à Taïwan aujourd’hui, c’est le promoteur le plus agile et le plus bruyant de la nouvelle Sphère de co-prospérité des Etats-Unis en Asie orientale et en mer de Chine. Il monte la garde sur le chemin de guet du Fort Apache occidental, poste avancé de la civilisation face à la Chine.

Il faut travailler inlassablement à recontextualiser l’enjeu taïwanais dans cette configuration nouvelle où l’Occident fait aujourd’hui de la confrontation avec la Chine un enjeu vital, c’est-à-dire une question de survie pour le dispositif d’hégémonie régionale et globale qui s’est mis en place après la Seconde guerre mondiale. La recontextualisation, c’est ce qui vise à rétablir les droits du réels face aux mantras sur « la menace chinoise », tels qu’ils se sont substitués, dans le discours indépendantiste et la propagande occidentale, à toute approche analytique critique, généalogique, prenant en compte l’irréductibilité des perspectives qui s’affrontent à propos de la question de Taïwan. La décontextualisation appelle la répétition lancinante des mêmes ritournelles et des mêmes slogans, dans l’espoir qu’à la longue ils accèdent au statut de réalité. Mais tout au contraire, ce qui tend constamment à « compliquer » l’enjeu taïwanais, c’est précisément le fait que l’île se trouve être un point de condensation et un hotspot de la confrontation entre les mondes, là où les facteurs de friction se font les plus denses. S’il est une question qui requiert une approche perspectiviste, par opposition à une approche unilatéraliste, c’est bien celle de Taïwan.

L’adoption d’une approche résolument perspectiviste est la condition première d’une décolonisation des récits sur Taïwan – pour que soit prise la pleine mesure de l’entrelacs des intérêts en conflit, ce qui oblige à ce que soit restituée la profondeur de champ historique, géopolitique et culturelle sur ces facteurs de division et de discorde. Mais l’approche perspectiviste est surtout convoquée par la forme même du conflit – c’est celle-ci qui doit faire l’objet d’une élaboration approfondie. Le premier trait de la querelle, telle qu’elle est actuellement figée, c’est qu’elle se situe au-delà de la forme classique de la dispute – dans la dispute, il y a échange d’arguments, la dispute est une conversation animée placée sous le signe de l’agonisme. Désormais, à propos de Taïwan, il n’y a plus de dispute, plus de conversation, donc plus d’espace de négociations, plus de place faite à la diplomatie, dans son sens courant – rien que des discours durcis en propagande et qui rebondissent les uns contre les autres. On ne s’entend sur rien, et notamment pas sur les termes de la dispute, c’est le temps du différend dans sa forme la plus classique ; aucune instance n’est en mesure d’intervenir en vue d’arbitrer ou de tempérer ce conflit où ce ne sont plus des interprétations qui se heurtent mais des discours clos, repliés sur eux-mêmes. Le temps du différend, c’est celui où il n’y a « plus rien à discuter ».

Tout se passe comme si seule la force était désormais en mesure de trancher.


Notes

[1] Clochemerle : roman de Gabriel Chevalier (1934), tableau haut en couleurs d’un village du Beaujolais et de ses divisions. Le mot est passé dans le langage courant, évoquant un monde clos miné par ses querelles, ses rumeurs, ses « petites histoires »…

[2] On peut considérer la Révolution chinoise comme exemplum par excellence, soit un événement où s’expose l’universalité d’une singularité – le paysan chinois accède à l’humanité sur un mode qui fait de lui un exemple pour les colonisés, post-colonisés, néo-colonisés sur tous les continents. Il est, dans cette condition, le lieu-tenant des damnés de la terre, masses paysannes pour l’essentiel. Il est cette singularité universelle bien davantage que le sans-culotte parisien ou le prolétaire russe qui demeurent séparés de la masse des damnés de la terre par la ligne de partage entre les espèces (races) humaines. Il est à ce titre, dans le tableau général des révolution modernes, plus près de l’esclave rebelle haïtien que des révolutionnaires européens.

[3] La preuve en a été administrée encore tout récemment avec la tournée européennes entreprise par l’ancienne présidente taïwanaise Tsai Ing-wen (octobre 2024), à l’occasion de laquelle elle n’a rencontré que des lampistes – pas un mot dans Le Monde à propos de son passage éclair à Paris !

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