Explorer le passé/présent en compagnie de Victor Klemperer [5]

C’est la faute à Rousseau (2/2)

Plus s’éloigne toute perspective de publication du Dix-huitième (comme de tout autre texte, d’ailleurs), et plus Klemperer s’y attache et s’y investit : « J’aime de plus en plus mon Dix-huitième » [1]. Ceci au moment où une bibliothécaire, juive elle-même, lui apprend que ses livres viennent d’être retirés de la salle de lecture de la bibliothèque... Aller jusqu’au bout de la rédaction du livre, avec toutes les difficultés afférentes (il va falloir ronger l’os Rousseau jusqu’à la moëlle), cela devient donc un combat contre la mort dans lequel prévaut la dimension symbolique. Pas entièrement désespéré, tout de même – le chapitre sur Rousseau, à l’état de manuscrit, a trouvé une lectrice – la bibliothécaire en question,

Frau Roth – et elle s’en est déclarée « enchantée », notamment par les « références contemporaines » – les échos qu’il rencontre dans le présent. Où ne va pas se loger le messianisme : une seule lectrice, « enchantée » et le livre condamné avant même d’être achevé, est sauvé !

L’héroïque présomption de l’intellectuel est bien là : poursuivre la rédaction du livre, par vents et marées est un exercice d’endurance, d’autant plus qu’écrire sur Rousseau requiert un effort de chaque instant. Mais il se trouve que cet effort entièrement solitaire, cela persiste à être une façon de résister au cours le plus général des choses : le régime nazi a le vent en poupe, il soutient impunément le soulèvement militaire de Franco contre la République espagnole, tout semble lui sourire. Et c’est dans ces conditions même que la rédaction du livre prend la tournure d’un acte d’endurance, de persévérance et de résistance incontestable : « (…) Je ne crois plus vraiment à une fin réellement proche [du régime nazi] ; personne n’est là qui résiste vraiment, ni à l’intérieur, ni à l’étranger. Et ce gouvernement a tous les atouts en main. Maintenant, par exemple, le jeu espagnol.

Parfois, je suis mort de fatigue. Mais [je souligne, A.B., admirable mais !] chaque fois je me force à poursuivre le travail. Le troisième chapitre sur Rousseau progresse tout doucement » [2]... si doucement que, deux mois plus tard, il n’en est toujours pas encore venu à bout : « Premier volume du XVIIIème complètement achevé (et non publié par la maison d’édition de Breslau) ; Rousseau depuis mai (et toujours pas terminé). [3] ». Klemperer fait de la résistance en s’accrochant à son XVIIIème, mais Rousseau, lui, résiste à Klemperer. Un monde de forces et de contre-forces.

Ecrire tend à devenir un acte de résistance pure lorsque ce qui en résulte est, a priori, privé de destinataire(s). Klemperer écrit son XVIIIème pour se prouver à lui-même qu’il n’est pas devenu le pur et simple objet de circonstances extérieures désastreuses et où tout conspire à l’empêcher d’écrire, précisément. Il rédige dans un rapport intensifié à lui-même où l’objet incommode de la recherche n’est au fond que le matériau de cette confrontation avec soi-même. D’où l’importance décisive de son évaluation de la qualité de ce qui résulte de cette épreuve. Si le livre est bon en dépit de tout, la victoire est à portée de main et peu importe qu’il n’ait jamais de lecteurs. L’écriture devient ici un exercice autotélique, et bien davantage qu’une thérapie : une façon tout simplement de continuer à éprouver son existence ou bien de se prouver que l’on existe encore : « La partie Contrat social est terminée et tapée à la machine, j’en suis maintenant au début de l’Emile. Je me dis tout le temps, et c’est de plus en plus clair pour moi : ce sera mon meilleur livre, et la meilleure partie de mon histoire littéraire » [4].

Cependant, la précarisation croissante de l’existence des Klemperer nourrit des mouvements pendulaires – des oscillations perpétuelles entre les éclats messianiques du malgré tout (le temps de l’espérance maintenue contre le cours des circonstances) et des flux de pensées noires. Ce que le diariste nomme lui-même la « confrontation avec Rousseau » le conduit à des « pensées plus générales touchant la langue du IIIème Reich et au-delà : le fait que les littératures nationales, ou l’élément national dans les littératures, soient tombés de plus en plus bas, en soient réduits au niveau de la Heimatkunst [5], avec tous les dangers d’insignifiance, de mensonge et d’étroitesse d’esprit que cela comporte » [6]. En d’autres termes : la chute des littératures nationales dans l’esprit de clocher.

La chose intéressante est ici que l’enchaînement de Rousseau sur ce phénomène, apparemment évidente pour Klemperer nous demeure obscur, tout comme nous heurte le raccourci qui conduit des orateurs de la Révolution française aux vociférations de Mussolini et Hitler. Mais c’est aussi que, lorsqu’il s’abandonne à ces sombres associations, il est entré dans d’autres dispositions, moins résistantes – il broie du noir : « (…) Je me sens infiniment déprimé en regard de la situation générale et de mon état de santé. La plupart du temps, je me dis que tout cela restera à jamais non écrit et que pas même mon XVIIIème ne sera terminé » [7].

Et puis, une fois encore, la machine repart... Quelques jours plus tard, cette notation lapidaire : « Chapitre sur l’Emile terminé ». Le temps vécu (subjectif) de celui qui voit les éléments d’incertitude et les dangers, les signes de la dégradation de sa condition s’accumuler (celui qui va passer progressivement de la condition d’exilé de l’intérieur, de paria à celle de survivant) est discontinu, haché – le terrain sur lequel il s’avance vers un avenir obscur est de plus en plus friable. Il faut continuer – mais ce sol est susceptible de s’effondrer sous les pas du marcheur, à chaque instant.

Et finalement, le 5 mars, ce soupir de soulagement : « Je viens enfin [je souligne, A.B] d’écrire à l’instant les dernières lignes du chapitre sur l’Héloïse, et ainsi d’achever la version manuscrite du Rousseau (…) ce petit livre (plutôt une monographie qu’un chapitre) m’a donc pris onze mois » [8]. Mais, d’un autre côté, à quoi bon : « Peu importe que je conçoive mon Rousseau comme une monographie ou comme une partie de ma bien trop longue histoire littéraire, il n’a aucune chance dans l’un ou l’autre cas de voir jamais le jour » [9].

La montée de l’affect de l’absurde (à quoi bon continuer à écrire dans ces conditions ?) est ici entièrement immergée dans la dégradation des conditions de l’existence des réprouvés ; quelques lignes plus bas, Klemperer note : « De semaine en semaine, la gêne se fait plus pressante, mon costume s’effiloche, notre appartement est repoussant de saleté, ni la maison ni le jardin ne sont terminés, et je compte le moindre sou. Nous sommes tellement prolétarisés et dans une telle gêne que j’aimerais ne plus me réveiller » [10].

En ayant fini avec Rousseau, Klemperer, toujours absorbé dans son XVIIIème, passe à d’autres auteurs de moindre renommée – Vauvenargues, entre autres, que l’on ne lit plus guère aujourd’hui. Mais l’obsession Rousseau ne s’éloigne jamais beaucoup : la lecture de Vauvenargues le reconduit au motif du « retour à la nature », motif qui le rebute – « Le retour à la nature est le comble de l’anti-nature », les ouvriers peuvent être « infiniment plus proches » de la nature que les paysans... [11] – un thème qui, infailliblement, le ramène à Rousseau et aux mêmes branchements expéditifs du passé sur le présent que précédemment : « Quand les politiciens idéalisent le travail de la terre, ils donnent toujours dans l’hypocrisie. Jamais Rousseau n’a triomphé à ce point, jamais ses idées n’ont été à ce point poussées à l’absurde que de nos jours.

C’est Hitler qui démasque Rousseau [je souligne, A. B.] » [12].

L’incrimination est ici particulièrement lourde, dans tous les sens du terme. Si Rousseau est ici en communion d’idée avec Hitler, il l’est plus particulièrement avec Walther Darré, son ministre de l’Agriculture et les grands projets de celui-ci portant sur la fondation de vastes colonies agricoles dans le cadre de la conquête de l’ « espace vital » à l’Est de l’Europe, projet mettant en valeur le colon allemand, au détriment des populations locales, slaves et autres. Rousseau est donc directement embarqué dans le pire de la politique raciale des nazis, via le motif préromantique du retour à la nature, des rêveries du cueilleur de plantes et de l’apôtre de la vie simple et saine aux champs. Le parti-pris et le caractère expéditif, pour ne pas dire plus, de l’interprétation sautent aux yeux.

La chose vraiment étrange est que cette vindicte (il faut bien appeler les choses par leur nom) n’ait pas particulièrement attiré l’attention des auteurs qui, dans l’espace français, ont accompagné la réception de Klemperer. Pire, dans son essai, Georges Didi-Huberman élude en un mot la question en mentionnant les « écrivains admirés [je souligne, A. B.] tels que Jean-Jacques Rousseau ou James Joyce (sic) » [13], quant au préfacier de l’édition de LTI en livre de poche, Johann Chapoutot, il dégage en touche avec une égale désinvolture en évoquant la spécialisation de Klemperer en littérature française, à la veille de la Première guerre mondiale, « avec un intérêt marqué pour les penseurs du politique (Rousseau en sus de Montesquieu) » [14]. A ceci près que Klemperer, en libéral convaincu qu’il est, se voit en héritier du second, tandis que le premier se voit expéditivement décrié en sa « qualité » d’inspirateur direct des idéologies totalitaires qui triomphent au XXème siècle…

En 1934-1935, Klemperer revient à plusieurs reprises dans le journal sur son projet d’écrire, en sus de l’ouvrage savant et monographique sur le XVIIIème siècle, un essai spécifiquement consacré à la langue des trois révolutions (la formule est gravée dans son esprit, elle revient, sous la même forme, de façon sporadique dans le Journal) [15]. Ce projet lui tient autant à cœur qu’il est pessimiste quant à la possibilité qu’il soit conduit à son terme – son cœur lâchera avant, etc. Mais il dessine parfaitement l’orientation de sa pensée : c’est pour lui dans la langue (et plus particulièrement celle des orateurs) que se manifeste (ou, mieux, se trahit) l’homogénéité fondamentale des trois révolutions – que la Révolution française se dévoile comme la matrice ou la source des mouvements totalitaires du XXème siècle. Il est tout à fait singulier que Klemperer qui a donné la pleine mesure de son talent dans l’observation et l’analyse critique du discours nazi adopte sans examen, sur ce point clé, la nomenclature corrompue du fascisme italien et de l’idéologie national-socialiste : l’autodésignation de ces mouvements comme révolutions. Ceci, alors même que c’est dans leur destin contre-révolutionnaire qu’ils ont prospéré et se sont emparés du pouvoir d’Etat : la marche sur Rome de Mussolini se greffe directement sur le reflux et la répression du puissant mouvement des conseils d’usine dans le Nord de l’Italie en 1919-20 ; en Allemagne, la première des tâches à laquelle s’attèlent les nazis, lorsqu’ils accèdent au pouvoir, en 1933, est l’écrasement et le démantèlement des organisations du mouvement ouvrier, le plus puissant d’Europe – le parti communiste et le parti social-démocrate, pour l’essentiel. L’auto-promotion des mouvements fascistes comme « révolutions » est un élément clé de leur démagogie destinée à abuser les masses et à les faire rentrer dans le rang en vue de leur mobilisation totale et de leur militarisation.

L’aveuglement de Klemperer sur ce point est impressionnant et il a pour contrepartie son incapacité à saisir l’objet « révolution allemande », dans le temps même de l’actualité de celle-ci – de l’insurrection spartakiste à la relative stabilisation des années 1923-24. En vérité, on ne peut vraiment comprendre la facilité avec laquelle Klemperer se plie aux conditions de la démagogie fasciste, ici, que si on la rapporte à ce qu’il faut bien appeler le souvenir traumatique des années où l’Allemagne est effectivement en révolution et qui, pour le bourgeois encore nationaliste et plutôt conservateur, l’intellectuel libéral qu’il est sans discontinuer, (jusqu’à ce que sa sensibilité politique se transforme profondément à l’épreuve des années brunes) ne sont que des années de désordre, de chaos et d’anarchie – toutes les notations clairsemées concernant cette période, dans le Journal, portent la marque de ce préjugé, de cette perception négative [16]. Davantage encore, la première moitié des années 1920 qui est aussi en Allemagne une période de grande créativité culturelle en même temps qu’une période d’effervescence politique n’est jamais remémorée, dans le Journal, sous cet angle – s’il est une notion qui est totalement étrangère à Klemperer, c’est celle d’avant-garde, avec les effets de coalescence entre culture et politique qui, dans ce contexte, s’y manifestent constamment [17].

Si Klemperer peut se plier si facilement aux conditions de la captation du mot révolution par les fascistes, c’est que les années de révolutions qu’a traversées l’Allemagne après la défaite de 1918 ne lui rappellent, politiquement, que de mauvais souvenirs. Il ne se rattache pas pour autant à la tradition des doctrinaires de la contre-révolution (de Burke à Moeller van den Bruck [18]), mais tout simplement à ce conservatisme moyen de la bourgeoisie et des élites intellectuelles allemandes qui, d’instinct, tient la révolution, les masses en révolution, les mouvements et les intellectuels révolutionnaires en horreur. Une aversion de patricien, engoncé dans sa distinction sociale et culturelle [19].

Si l’on veut creuser un peu plus profond encore dans le sous-sol de cette aversion pour les masses en révolution, on trouvera bien sûr l’horreur de la notion même de souveraineté populaire ou de toute espèce de figure de cette souveraineté en acte – et c’est ici que l’on retrouve l’esprit de la vindicte contre Rousseau et, finalement, si l’on veut creuser plus profond encore, l’esprit des Lois – non pas Montesquieu mais le Platon qui, à l’égalité « arithmétique » oppose l’égalité « géométrique » dont le propre, précisément, est d’être inégalitaire, car fondée sur la reconnaissance de l’aptitude supérieure de « ceux qui savent », des élites, à gouverner. Le « désordre » perpétuel que fut, pour Klemperer les années de révolution de l’Allemagne l’a vacciné contre toute idée de démocratie populaire, directe – bref, à la Rousseau.

Il n’existe pas, pour lui, d’alternative au gouvernement représentatif dont chacun sait qu’il est, en pratique, un gouvernement des élites fondé sur la fiction pure (mais increvable, ou presque) d’une délégation de pouvoir transparente autant qu’équitable. Mais, d’une façon plus générale, la massophobie des élites est une lame de fond qui, en Europe occidentale, est comme l’ombre portée de l’institution progressive et inégale, selon les pays, de la démocratie parlementaire – Gustave Le Bon est, en France, le prophète de ce discours aux ramifications multiples et dans lequel, implicitement, la perception par Klemperer du mouvement nazi est enveloppée – dans La psychologie des foules, déjà (1895), Le Bon faisait la part belle au « meneur » tantôt « rhéteur », tantôt « apôtre » qui tire le meilleur parti de la suggestibilité de la foule – Klemperer, lorsqu’il évoque la façon dont l’orateur fasciste établit un contact direct avec l’individu massifié n’a, de ce point de vue, rien inventé [20].

Mais on pourrait tout aussi bien rapprocher la méfiance instinctive que Klemperer éprouve pour la masse en général (c’est-à-dire dont la foule fasciste fascinée par le Chef ne représente qu’un cas particulier) d’un autre classique de cette époque, La révolte des masses de José Ortega y Gasset [21]. Se définissant lui-même comme un penseur « aristocratique », l’essayiste et philosophe espagnol tente de saisir ce qui pour lui constitue la quintessence de l’époque comme âge de la masse : « Sur toute la surface de l’Occident triomphe aujourd’hui une forme d’homogénéité qui menace de consumer ce trésor [la culture européenne, A. B.]. Partout l’homme-masse a surgi (…) Cet homme-masse, c’est l’homme vidé au préalable de sa propre histoire, sans entrailles de passé, et qui, par cela même, est docile à toutes les disciplines dites ’internationales’ » [22].

A la différence de Klemperer, Ortega y Gasset met les Lumières et la Révolution française dans le même sac, persiflant contre le « réalisme lymphatique des encyclopédistes et des révolutionnaires » [23], mais c’est pour mieux se rapprocher de lui lorsqu’il s’agit d’établir un lien solide entre ce qu’il appelle la révolte des masses emportées par une politique « frénétique, délirante » et l’émergence de la figure du démagogue. Dans le même esprit, il tonne contre les révolutions du XIXème siècle, stigmatisant la « sottise et la légèreté » des révolutionnaires de 1848. Les hommes-masses sont des « rebelles », mais leur révolte est un trompe-l’œil : elle tend à « détruire les bases de leur vie » [24].

Sur ce point aussi, son analyse anticipe sur les observations de Klemperer, à propos de la pente résolument nihiliste selon laquelle s’effectue la mobilisation totale de la population allemande par le régime nazi. Ortega y Gasset qui écrit ce livre dans les années 1920, alors que se consolide le régime fasciste en Italie, note que « la révolte des masses peut être un acheminement vers une organisation nouvelle et sans égale de l’humanité, mais elle peut aussi être une catastrophe pour le genre humain » [25] et il identifie sous cet angle et comme Klemperer une parenté fondamentale entre fascisme et bolchévisme – « deux exemples de régression essentielle » [26].

Ces parentés, faciles à établir, entre deux intellectuels européens et penseurs du présent de l’entre-deux-guerres (et que tant de choses séparent au demeurant), exposent la prégnance, dans cette configuration, d’un discours protoplasmique agencé autour de la figure de la montée des masses perçue comme signe d’époque porteur de terribles menaces. Toutes sortes de chaînes d’équivalence plus ou moins hâtives s’établissent à partir de ce diagnostic – on y voit le destin de la masse « rebelle » se lier irrémédiablement à celui des démagogues, rhéteurs et orateurs de toutes espèces et, par ce biais, à celui de régimes antithétiques à la démocratie représentative et dont on a vite fait de décréter l’appartenance à une même catégorie fourre-tout – bolchévisme, fascisme puis nazisme. Aux conditions de ce discours, aussi bien, toute manifestation de la masse ou toute forme de présence de celle-ci, en acte, quelle qu’en soit l’orientation ou la ligne d’horizon constitue, dans l’ordre de la civilisation, une menace et une régression. C’est dans cette perspective que le mot « révolution » sera constamment galvaudé et dénaturé par les penseurs situés sous l’emprise de cette inspiration, avant d’être récupéré et prostitué par les régimes fascistes, autoritaires, néo-conservateurs – ceci jusqu’à la « Révolution nationale » du maréchal Pétain.

Si Rousseau peut occuper la place de l’origine du mal (de l’ancêtre maudit) dans la construction rhétorique de Klemperer, c’est bien sûr que la masse (ou les masses) entendue(s) comme l’objet incommode et incandescent par excellence de la politique moderne, c’est la figure sensible, dans l’Histoire réelle, du peuple souverain de la théorie politique. C’est un mot si puissant que l’ont en partage et le discours marxiste révolutionnaire à la Trotsky et le discours conservateur, voire « aristocratique » à la Ortega y Gasset, sans oublier l’essai monumental d’Elias Canetti, Masse et puissance – une des seules œuvres situées dans ce spectre qui se tienne éloignée de tout jugement normatif sur l’action de la masse. Celle-ci est, pour Canetti, un phénomène de la vie moderne et contemporaine avant tout, phénomène physique, social, humain et dont la présence multiple se tient hors de portée de toute axiologie.

Elle est ce continent immense qu’il importe d’arpenter, d’explorer, d’envisager sous tous ses angles et dans toutes ses formes, dans toutes les manifestations de sa puissance. Cette perspective, unique, s’oppose du tout au tout à celle de Klemperer dont la fixation sur Rousseau tend à s’apparenter à la recherche du coupable « d’où venait tout le mal », comme dans la fable de La Fontaine.

Pour finir, on regrettera que Klemperer qui, vers le milieu des années 1930, revient de manière presque obsessionnelle sur Rousseau, ne parle pas de ce que lui inspire sa lecture des Confessions. En effet, s’il est un point sur lequel il serait, envers et contre tout, susceptible d’en être rapproché, c’est bien sur celui de la rhétorique de la sincérité et du pacte autobiographique, quand bien même le Journal ne serait pas, à proprement parler, une autobiographie, laquelle suppose un regard rétrospectif sur le passé de son auteur. Mais le point d’intersection entre les Confessions et le Journal n’en est pas moins visible à l’œil nu : il s’établit là où le parti de la sincérité (dire la vérité, rien que la vérité et toute la vérité) impose inconditionnellement ses conditions – ou du moins où ce parti est affiché par les deux auteurs. La pierre de touche de cet engagement, c’est le moment honteux : l’épisode du ruban chez Rousseau et les scènes de vol de nourriture à la Judenhaus chez Klemperer [27]. Les spécialistes ont montré la fragilité et les faux-semblants du pacte avec le lecteur ici affiché, dans le cas de Rousseau, et l’on pourrait, dans le même sens, s’interroger sur les coupes et éventuels réarrangements dont a fait l’objet le Journal de Klemperer, avant sa publication. Mais ces réserves ne changent rien à l’essentiel : les deux textes sont placés par les deux auteurs sous le signe du tout dire, quand bien même celui-ci pourrait être tenu en suspicion en tant que convention (artifice ?) d’écriture.

A défaut de pouvoir imaginer une réconciliation in extremis entre Rousseau et Klemperer, comme on rêve parfois de le faire entre deux amis chers qui ne peuvent pas se supporter, on se sera consolé, si l’on peut dire, et tout aussi in extremis, en constatant cette frappante convergence autour du souvenir de honte entendu comme le test par excellence auquel se soumet volontairement la rhétorique de la sincérité. Le témoignage porte ici bien au-delà du « j’ai vu, j’atteste que cela a bien eu lieu ». Il met en question la relation intime du sujet narrateur avec lui-même, il met à l’épreuve sa probité. On se tient ici au plus près du point de bascule de la subjectivation vers la désubjectivation.


Notes
[1] Ibid. p. 311, 18/10/1936.
[2] Ibid. p. 312, 30/10/1936.
[3] Ibid. p. 319, « Saint-Sylvestre 1936 ».
[4] Ibid. p. 321., 10/01/1937.
[5] Art patriote, art du chez-soi (Nde)
[6] Ibid. p. 324, 18/01/1937.
[7] Ibid. p. 324, 18/01/1937.
[8] Ibid. p. 329.
[9] Ibid. p. 229-330, 27/03/1937.
[10] Ibid. p. 330.
[11] Ibid. p. 356, 19/07/1937, 19/07/1937.
[12] Ibid. p. 357, même date.
[13] Georges Didi-Huberman : Le témoin jusqu’au bout, Minuit, 2022, p. 76.
[14] LTI, op. cit. p. 13.
[15] Par exemple : 17/10/1934, 11/06/1935, 16/09/1935…
[16] Ma recherche trouve ici sa limite : pour bien parler de cette question, il aurait fallu que je lise le Journal des années 1920 et du début des années 1930, jusqu’à la prise du pouvoir par les nazis. Je ne l’ai pas fait, mais ma présomption (dans les deux sens du terme) est que cette lecture ne démentirait pas, pour l’essentiel, ce que je relève ici.
[17] Sur ce point, voir par exemple Lionel Richard : D’une apocalypse à l’autre, 10/18, 1976, Jean-Michel Palmier : L’expressionnisme comme révolte, Payot, 1978 et John Willett : The Weimar Years, Thames and Hudson, 1984.
[18] Sur ce point : Edmond Vermeil : Doctrinaires de la révolution allemande, Sorlot, 1938. On remarquera au passage que le distingué professeur à la Sorbonne adopte lui aussi le même usage perverti du mot révolution que Klemperer – ce livre de référence est consacré à des théoriciens conservateurs, nationalistes, contre-révolutionnaires.
[19] Esquissant une comparaison entre l’occupation de la Rhénanie par les troupes françaises (dont un important contingent de troupes coloniales) entre fin 1918 et 1920, Klemperer a cette phrase atroce : « Sous une occupation française nègre, on vivrait davantage dans un état de droit que sous ce régime [nazi] », Mes soldats, op. cit. p. 25, 17 mars 1933.
[20] Cette pensée moyenne (et médiocre) des élites révulsées par la puissance de la masse est inséparable de l’incapacité à identifier l’objet révolution, en propre, ou encore à se référer au concept de révolution, à proprement parler.
[21] José Ortega y Gasset, La révolte des masses, Idées Gallimard, 1967 (1926).
[22] Ibid. p. 17.
[23] Ibid. p. 23.
[24] Ibid. p. 102.
[25] Ibid. p. 122.
[26] Ibid. p. 137.
[27] Pendant les années de guerre et de famine, Klemperer note à plusieurs reprises les « emprunts » qu’il fait, dans la cuisine commune de la Judenhaus, aux provisions d’une voisine nommée Kätchen Sarah : « Aujourd’hui, Kätchen a failli me surprendre en train de lui voler du pain et j’étais sur le point de lui voler du sucre. Que se serait-il passé ? C’est vraiment la faim pure et simple qui me pousse à ces chapardages (qui ne nuisent vraiment pas à Kätchen. Elle mange peu, est bien nantie par sa mère, laisse tant de choses s’abîmer.) Je ressens ces maraudages comme une atroce humiliation », Je veux témoigner… op. cit., p. 141, 26/06/1942.

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