Ce que nous fait Gaza

Pour comprendre non pas seulement ce qui se passe à Gaza, mais ce qui est en jeu à propos de Gaza, c’est-à-dire en quoi Gaza est sagittal dans notre présent, c’est-à-dire fait époque ou bien encore ce qui constitue une surdétermination dans ce présent même – alors il faut se demander ce que nous fait Gaza. Ce que nous fait Gaza au rebond de ce que le génocide perpétré par les Israéliens fait aux habitants de l’enclave et aux Palestiniens en général.

Il ne s’agit pas, en nous posant ce genre de question, de tenter de restaurer notre centralité (européenne, occidentale, blanche...) perdue, mais tout simplement de comprendre comment Gaza (comme événement global, donc en disant ici « Gaza » comme on s’est habitué à dire « Auschwitz » ou « Hiroshima ») nous affecte ; parce que comprendre cela, c’est la condition pour que nous ayons une chance de savoir ce que nous pouvons entendre, saisir – comprendre de ce qui est en jeu autour de ce qui est devenu aujourd’hui, bien davantage qu’un espace, un lieu, un élément topographique – davantage, je dirai, un événement qu’un symbole ou une métaphore ou une allégorie. Or, le propre d’un événement, c’est de couper le temps en deux – avant et après. Du point de vue de la chronique, bien sûr, la séquence qui commence le 7 octobre 2023 et qui culmine avec la destruction de l’enclave et le génocide, c’est loin d’être fini et cela commence bien avant ; mais en même temps, comme événement, ce qui se condense désormais dans le syntagme Gaza, c’est d’ores et déjà inscrit, acté, ce à quoi nous devons faire face, ce à la hauteur de quoi nous devons tenter de nous tenir.

Je vais maintenant tenter de donner une tournure tout à fait pratique et même un peu anecdotique à ce que je tente de cerner dans ce préambule. Il y a quelques temps, mes amis post-gauchistes taïwanais (un morceau de ma vie est demeuré accroché à Taïwan où j’ai passé pas mal de temps au cours des deux dernières décennies) m’ont demandé de participer à un débat en ligne à propos de l’élection récente de Zohran Mamdani au poste de maire de New York.

Les connaissant par cœur, je voyais bien ce qu’ils avaient en tête : célébrer, en ces temps obscurs, en ces temps de désespérance placés sous le signe de l’arrogance et l’obscurantisme trumpiens, les raisons de croire et d’espérer quand même... Je les ai envoyés balader un peu sèchement, non pas principalement parce que je ne crois pas beaucoup au réformisme voire au socialisme municipal, surtout à l’échelle d’une ville comme New York, mais pour un motif tout à fait impérieux : je venais d’apprendre que, lorsque sa carrière fulgurante commençait à se profiler, après le 7 octobre 2023, Mamdani avait pris le soin de se mettre en règle avec l’establishment et la supposée common decency états-uniens en condamnant sans équivoque et à plusieurs reprises, dans les termes réglementaires requis (toute une étiquette où, comme vous l’aurez remarqué, les adjectifs jouent un rôle central – « terroriste », « sanglant », « barbare »...), le raid organisé par le Hamas et d’autres composantes de la résistance palestinienne. Or, il est de notoriété publique que le cœur de Mamdani, étant ce qu’il est et le fils de son père, le fait pencher sans équivoque du côté des Palestiniens. Mais il n’empêche : ce geste rituel, il fallait qu’il l’effectue préalablement à tout effort en vue de réaliser ses ambitions politiques, à gauche, très à gauche sur la scène états-unienne.

Ce qui a attiré mon attention sur cette quasi-anecdote destinée à passer aux pertes et profits de la brillante conquête de New York par Mamdani, c’est un micro-événement dont le théâtre a été un plateau de télé français, tout récemment. Interrogé sur un plateau de la télé publique, le numéro 2 de la France insoumise (le parti de l’illustre Mélenchon), Manuel Bompard, s’est vu assailli par une journaliste enragée lui reprochant véhémentement de se féliciter de l’élection de Mamdani, alors même que celui-ci n’aurait jamais condamné le raid terroriste en sanglant du Hamas, le 7 octobre 2023... Or, comme la direction de LFI devait, post-factum, en apporter la preuve formelle, Mamdani s’est, à plusieurs reprises, exprimé sur le sujet, sans ambiguïté, dans les termes validés par le mainstream. Ce qui, chose rarissime, conduisit la direction de la chaîne à désavouer publiquement le zèle mal informé de sa journaliste…

Ce qui m’intéresse dans cet épisode grotesque, c’est deux choses. D’une part, à l’évidence, Gaza est partout, dans notre présent, ou, pour le dire plus précisément, ce qui constitue la singularité de ce présent, en premier lieu, c’est cette omniprésence et ubiquité de Gaza. Ca circule dans tous les sens, de Gaza à New York, de New York à Paris, etc. En d’autres termes encore : notre présent est placé sous le signe de Gaza, catastrophiquement, comme pour Kant, son propre présent était placé, plutôt heureusement, sous le signe de la Révolution française.

D’autre part, ce qui fait que je ne vais pas du tout être porté à considérer Mamdani junior (le père, c’est autre chose, je le respecte infiniment, comme intellectuel décolonial issu du Sud global) comme un ami politique, malgré son habileté politique, son radicalisme affiché, les effets de soulagement que son irruption sur la scène américaine produit, c’est cet acte d’allégeance, précisément, cette prosternation devant le souverain consensus « antiterroriste ».

Pourquoi ? Parce que, pour moi, avec ce dont Gaza est désormais le nom, une nouvelle règle, un nouveau principe se sont imposés : ceux qui désormais, dans notre village démocratique-blanc, continuent à émettre des jugements moraux plus ou moins péremptoires à propos des soulèvements de la plèbe, plus particulièrement de la plèbe du Sud, plus particulièrement des Palestiniens, et tout à fait singulièrement de gens de Gaza, des jugements moraux peuplés d’adjectifs réglementaires – ceux-là, je ne peux ni ne veux plus les voir, avoir quoi que ce soit de commun avec eux, ni politique, ni personnel. Gaza nous a endurcis, rendus intransigeants, nous a conduits à renoncer à un certain nombre de règles de tolérance validés par la tradition d’une certaine common decency démocratique et je dis : c’est une bonne chose, c’est la seule façon pour nous de nous tenir à la hauteur de l’état des choses qu’a dévoilé Gaza – la parfaite compatibilité de la démocratie libérale et du génocide, entre autres.

Gaza nous a radicalisés, comme tout événement digne de ce nom a vocation à le faire, et le verbe radicaliser, détourné par l’esprit de police, retrouve ici tout son tranchant. Gaza a, sans que nous puissions encore mesurer pleinement l’effet de la commotion provoquée par cet événement, suscité l’apparition d’un nouvel espace et de nouvelles conditions sous lesquelles nous plaçons notre approche de la politique et nos pratiques politiques. Gaza nous a fait renaître à la politique mieux trempés et surtout dégrisés.

Bien sûr, on peut toujours discuter politiquement du 7 octobre, en tenant compte du fait que, quand nous le faisons, nous demeurons le cul posé sur notre fauteuil loin des bombes et de la famine, on peut toujours discuter à propos de l’opportunité de cette action (le bon moment ? La bonne façon de faire ?, etc.), mais à condition de n’y mettre aucune dose de moraline et en gardant constamment en mémoire qu’en matière de « barbarie », c’est-à-dire de violence exterminatrice ou d’action nihiliste, les colonisés, la plèbe planétaire, les damnés de la terre, donc, se tiendront toujours très très très loin derrière les vicaires de l’ordre établi – la démocratie planétaire, dans toutes ses compatibilités, désormais clairement établies, avec le fascisme new look... ceci jusqu’au jour où cette plèbe épuisée mais s’obstinant à demeurer ingouvernable disposera de la bombe atomique ou d’armes bactériologiques – et ce n’est pas demain la veille…

Mon nouveau principe de vie (d’éthique) politique a donc encore de beaux jours devant lui.

Second point : si la connaissance (ou du moins sa possibilité) doit toujours être soutenue par un affect, en général, alors cela est particulièrement vrai quand est en question la connaissance d’un événement dans le temps de son surgissement – Gaza, ici, encore et toujours. Ensuite, la connaissance trouve son expression dans des formes réglées – le discours, l’analyse, l’enchaînement des phrases (Lyotard). Mais ce qui est typique de l’amalgame d’affect(s) et de perception objectivante du réel, dans le cas d’un événement comme Gaza (inscrit dans l’horizon du désastre), c’est la persistance infinie d’un élément de suffocation, de saturation de la connaissance objective (et du discours qui s’y rattache) par l’affect.

Ce qui veut dire que l’événement appelle toujours des formes d’expression qui rendent compte de ces intensités – quelque chose qui se situe au-delà de l’ordre du discours délibératif – fondé sur l’argumentation et la mise en œuvre de règles communicationnelles – le discours de la démocratie par excellence.

Cela peut être la poésie, la production d’images, l’expression corporelle, le théâtre, le débordement dans la rue, etc. Pour ce qui me concerne, j’ai éprouvé très tôt, lorsque la destruction méthodique de Gaza par l’armée israélienne a commencé après le 7 octobre et que je passais mon temps à produire du texte destiné à désosser (à l’échelle infime de mes moyens) le récit abject du désastre en cours qui s’imposait alors dans les médias et la bouche des élites dominantes, éprouvé le besoin de produire quelque chose aussi qui se situe en marge des formes ordinaires de la critique – l’article, les brefs essais, etc. Et ce qui s’est imposé alors, comme ce qui peut rendre compte de l’affect dont l’essai critique ne rende qu’imparfaitement compte, c’est l’aphorisme. J’ai donc, au fil de la plume et de l’accumulation des ruines à Gaza, tout au long de ces deux interminables années, écrit des dizaines d’aphorismes s’y rapportant (la plupart rassemblés en annexe du livre Un peuple debout) et je voudrais, à partir d’un exemple, attirer votre attention sur le parti que nous pouvons tirer, en termes de prises sur l’événement catastrophique (en tant que le propre de celui-ci est de désarmer et décourager la pensée), de cette forme brève.

Le dernier aphorisme qui m’est venu, tout récemment, dit ceci : « Il ne fait pas de doute qu’aujourd’hui Marek Edelman est palestinien. Ce qui veut dire à coup sûr, inversement, que Jürgen Stroop, lui, est israélien ». Vous savez, j’imagine, qui sont Edelman et Stroop : le premier, unique survivant de la direction du soulèvement du ghetto de Varsovie, membre du Bund, parti socialiste juif, devenu après la guerre (en Pologne) médecin, brillant cardiologue et, à la fin de sa vie, un opposant au régime post-stalinien finissant ; et Stroop, SS Gruppenführer, responsable de la répression du soulèvement et la destruction du ghetto, pendu en 1952.

Dans sa tournure polémique, dans sa forme rhétorique même, la formulation de mon aphorisme me paraît politiquement irrécusable. L’effet de choc qui y est recherché, à travers les rapprochements, les raccourcis qui y sont opérés, cela est appelé par la situation même – la mise en œuvre d’une entreprise génocidaire par la puissance israélienne. Gaza est bien devenu sous nos yeux ce champ de ruines, ce cimetière où erre une population affamée, désespérée, et qui s’apparente à une sorte de ghetto de Varsovie. Et puis, tandis que je polissais mon aphorisme, une tentation diabolique a surgi de mon cerveau reptilien (ou de mon monstrueux inconscient) goy : aller jusqu’au bout de mon élan en complétant la seconde partie de l’aphorisme : « ce qui veut dire à coup sûr inversement que Jürgen Stroop est israélien – donc juif... ». Et là, j’ai tout de suite compris qu’avec ces deux mots, je touchais le nerf à vif du problème, et que pour cette raison même, il était urgent de s’y arrêter, aussi pénible cet arrêt soit-il.

Il va de soi que, si j’ajoute ces deux mots, toute l’honorabilité fragile de ma construction s’effondre, que mon aphorisme, aux yeux du monde, devient ouvertement antisémite. Mais encore faut-il tenter de comprendre pourquoi et comment, si l’on est un tant soit peu amoureux de la vérité, plutôt que se contenter de s’en détourner avec horreur. Après tout, ce n’est pas une question ou un enjeu de vérité, au sens ordinaire du terme : il ne fait aucun doute de Yoav Gallant, le ministre de la Défense israélien et avec lui tout l’état-major de l’armée israélienne, maîtres d ’œuvre de la destruction de Gaza, Gallant donc et toute la bande de tueurs industriels qui ont ici œuvré sont juifs en tant qu’israéliens – à ce niveau de responsabilité, la supposée pureté ethnique est de règle, en Israël.

Donc, il faut commencer à réfléchir sur les régimes de vérité – nous sommes à l’évidence ici dans une configuration politique où des vérités élémentaires ou des évidences allant de soi peuvent devenir instantanément du venin, du poison – un énoncé manifestement antisémite. Alors, il faut aller encore un pas plus loin et commencer à réfléchir, pour s’assurer un minimum de maîtrise intellectuelle du problème (plutôt que mariner dans la suffocation, les sueurs froides et les incantations) sur les chaînes d’équivalence. Le propre de ce genre de désastre en forme de crime d’État (pire : résultant de l’action d’une vaste coalition hégémoniste), c’est de faire ressurgir des chaînes d’équivalence à la fois inévitables et elles-mêmes désastreuses. C’est en ce sens que Gaza, ce n’est pas qu’un amoncellement de ruines matérielles, mais aussi bien de ruines de la pensée, une immense défaite de la pensée comme dirait l’imbécile Finkielkraut ; ceci, à l’échelle globale, tout particulièrement chez nous, dans le Nord global, sous les latitudes des démocraties libérales. La chaîne d’équivalence désastreuse qui a grandi et s’est durcie, dans les espaces publics, à la face du monde, pendant ces deux années, vous la connaissez aussi bien que moi : Netanyahou et ses alliés ouvertement suprémacistes = État d’Israël = Israël (peuple, nation) = « les Juifs ».

Si cette chaîne d’équivalence a pris consistance, inégalement mais largement, dans des secteurs entiers de l’opinion publique en Occident même (je ne parle ici même pas du Sud global), ce n’est pas tout à fait sans raison – tous les moyens de la puissance militaire et politique israélienne sont engagés dans la destruction de Gaza, la population israélienne dans son immense majorité, a été (ou s’est) mobilisée en soutien à cette destruction (ceux qui, très minoritaires, se sont prononcés contre Netanyahou, étaient mobilisés par la question des otages, pas par celle du crime d’Etat en cours et dont les Palestiniens font les frais), la diaspora juive, en Europe et en Amérique a, globalement, été davantage portée à dénoncer la « montée de l’antisémitisme » consécutive au 7 octobre que l’action criminelle de la puissance israélienne, la destruction de Gaza, perpétrée par l’État qui se dit juif, donc, en leur nom, collectivement.

Ces chaînes d’équivalence qui se forment par association ne tombent pas du ciel, elles procèdent d’une réception simplifiée et expéditive d’actions et d’événements ancrés dans la réalité contemporaine par des secteurs d’ampleur variable de l’opinion publique. Elles font bien référence au réel, elles ne relèvent pas d’une pure fantasmatique immémoriale réactivée au prétexte d’événements lointains. Mais elles présentent ce défaut majeur : celui de procéder, dans l’urgence, par pure association, et non pas de découler d’un usage raisonné de l’argumentation – l’analyse, la critique, l’enchaînement réglé des phrases. Or, la libre association, si l’on se rappelle Freud, ici, c’est le domaine du rêve par opposition à celui de la pensée à l’état de veille qui, elle, procède différemment.

C’est la raison pour laquelle nous devons constamment tenir à distance les chaînes d’équivalence, sans pour autant les renvoyer comme le font aujourd’hui les prêtres et les fonctionnaires de la dénonciation de l’antisémitisme (mot valise caractérisé par les temps qui courent) au pur domaine de l’imaginaire le plus obscur. Ce qui est infiniment dangereux dans les chaînes d’équivalence, c’est l’absence de filtres, de membranes ou de valves entre les signifiants qui s’y trouvent mobilisés, on y passe trop vite d’un mot à l’autre. Ce qui nous y conduit d’un mot à l’autre n’est pas arbitraire ou véhiculé par une quelconque méchanceté ontologique, c’est simplement porté par une hâte ou un goût de la simplification, de l’explication définitive dont il faut toujours se méfier. Les choses sont toujours « un peu plus compliquées » que ce que nous porte à prendre pour argent comptant les chaînes d’équivalence et c’est la raison pour laquelle nous avons d’une part toujours besoin de valves et de membranes – entre les mots Israël et Juif(s), notoirement, et, d’autre part, la raison pour laquelle nous ne devons jamais accepter que le jeu des associations se substitue au raisonnement, à la pensée analytique et critique.

Mais inversement, nous ne devons pas céder à la pression d’une autre tournure (version) du culte de l’association – la dénonciation devenue rituelle aujourd’hui (du côté de ce que j’appelle, pour aller à l’essentiel, le parti du génocide), d’un antisémitisme taillé sur mesure – la dénonciation des crimes de la puissance sioniste ou du sionisme étatique associée à l’antisémitisme et la judéophobie traditionnels – ce genre de concaténation d’entière mauvaise foi. Ici aussi l’association est reine, et elle vise à repousser de toutes ses forces la pensée éveillée, celle qui fonde le mode délibératif de la vie démocratique. On remarquera que cet usage de l’association, dans les litanies d’aujourd’hui contre le supposé renouveau de l’antisémitisme, débouche sur un type de discours purement incantatoire et conjuratoire – or les incantations, ce n’est pas seulement de la pensée magique, c’est ici ce qui vise à rendre impraticable le raisonnement tel que l’entendait Kant, le libre enchaînement des pensées et des arguments dans l’espace ouvert de la délibération et, bien sûr, de la dispute – ne pensez pas, ne raisonnez pas, contentez-vous de brûler en effigie le monstrueux antisémitisme, quoi qu’il se passe à Gaza et en Cisjordanie !

Les incantations, ici, c’est la fumée de l’encens destinée à nous anesthésier et nous faire oublier ce à quoi l’événement Gaza nous a rendus hypersensibles : que le régime d’Histoire sous lequel nous vivons, aujourd’hui, ce dont notre à-présent est fait, ce n’est pas celui de la démocratisation du monde, mais bien d’une nouvelle forme de terreur.

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