Les Européens de l’Ouest voient les chrétiens orthodoxes et orientaux comme des satrapes et une bande de contrebandiers, tandis que les orthodoxes considèrent les croisés comme des usurpateurs barbares décidés à conquérir le monde.
Dans une atmosphère toxique et omniprésente de dissonance cognitive imprégnée de russophobie, il est absolument impossible d’avoir une discussion sérieuse sur des points précis de l’histoire et de la culture russes dans l’espace de l’OTAN – un phénomène que je vis actuellement à Paris, après un long séjour à Istanbul.
Au mieux, dans un semblant de dialogue civilisé, la Russie est cataloguée dans la vision réductrice d’un empire menaçant, irrationnel et en expansion constante – une version beaucoup plus méchante de la Rome antique, de la Perse achéménide, de la Turquie ottomane ou de l’Inde moghole.
La chute de l’URSS, il y a un peu plus de trois décennies, a projeté la Russie trois siècles en arrière – jusqu’à ses frontières du XVIIe siècle. Historiquement, la Russie avait été interprétée comme un empire séculaire – immense, multiple et multinational. Tout cela est fondé sur l’histoire, très vivante encore aujourd’hui dans l’inconscient collectif russe.
Lorsque l’Opération Z a commencé, j’étais à Istanbul, la Deuxième Rome. J’ai passé une partie considérable de mes promenades nocturnes autour de Sainte-Sophie à réfléchir aux corrélations historiques entre la Deuxième Rome et la Troisième Rome – qui se trouve être Moscou, puisque le concept a été énoncé pour la première fois au début du XVIe siècle.
Plus tard, de retour à Paris, le bannissement dans le territoire des soliloques semblait inévitable jusqu’à ce qu’un universitaire me signale une certaine documentation, bien que fortement déformée par le politiquement correct, disponible dans le magazine français Historia.
Il y a au moins une tentative de discuter de la Troisième Rome. L’importance de ce concept était initialement religieuse avant de devenir politique – résumant la volonté russe de devenir le leader du monde orthodoxe par opposition au catholicisme. Il faut également le comprendre dans le contexte des théories panslaves nées sous les premiers Romanov et qui ont atteint leur apogée au XIXe siècle.
L’eurasisme – et ses différentes déclinaisons – traite l’identité russe complexe comme une identité à double visage, entre l’Est et l’Ouest. Les démocraties libérales occidentales ne parviennent tout simplement pas à comprendre que ces idées – qui imprègnent diverses formes de nationalisme russe – n’impliquent pas une hostilité à l’égard de l’Europe « éclairée », mais une affirmation de la différence (elles pourraient d’ailleurs apprendre à lire davantage Gilles Deleuze). L’eurasisme pèse également sur le rapprochement avec l’Asie centrale et les alliances nécessaires, à des degrés divers, avec la Chine et la Turquie.
Un Occident libéral perplexe reste otage d’un tourbillon d’images russes qu’il ne parvient pas à décoder correctement – de l’aigle bicéphale, qui est le symbole de l’État russe depuis Pierre le Grand, aux cathédrales du Kremlin, à la citadelle de Saint-Pétersbourg, à l’entrée de l’Armée rouge dans Berlin en 1945, aux défilés du 9 mai (le prochain sera particulièrement significatif), et aux personnages historiques d’Ivan le Terrible à Pierre le Grand. Au mieux – et nous parlons ici d’experts de niveau universitaire – ils qualifient tout ce qui précède d’imagerie « flamboyante et confuse ».
Le fossé entre chrétiens et orthodoxes
L’Occident libéral, apparemment monolithique, ne peut pas non plus être compris si nous oublions que, historiquement, l’Europe est aussi une bête à deux têtes : l’une peut être suivie depuis Charlemagne jusqu’à l’affreuse machine eurocrate de Bruxelles ; l’autre vient d’Athènes et de Rome et, via Byzance/Constantinople (la Deuxième Rome), atteint Moscou (la Troisième Rome).
L’Europe latine, pour les orthodoxes, est considérée comme un usurpateur hybride, prêchant un christianisme déformé qui ne fait référence qu’à Saint Augustin, pratiquant des rites absurdes et négligeant le très important Saint-Esprit. L’Europe des papes chrétiens a inventé ce qui est considéré comme une hydre historique – Byzance – où les Byzantins étaient en fait des Grecs vivants sous l’Empire romain.
Pour leur part, les Européens de l’Ouest considèrent les orthodoxes et les chrétiens d’Orient (voir comment ils ont été abandonnés par l’Ouest en Syrie sous l’État islamique et Al-Qaïda) comme des satrapes et une bande de contrebandiers – tandis que les orthodoxes considèrent les croisés, les chevaliers teutoniques et les jésuites – à juste titre, il faut le dire – comme des usurpateurs barbares décidés à conquérir le monde.
Dans le canon orthodoxe, un traumatisme majeur est la quatrième croisade de 1204 qui a détruit Constantinople. Les chevaliers francs ont éviscéré la métropole la plus éblouissante du monde, qui rassemblait à l’époque toutes les richesses de l’Asie.
C’était la définition du génocide culturel. Il se trouve aussi que les Francs étaient associés à des pilleurs en série notoires : les Vénitiens. Pas étonnant qu’à partir de ce moment historique, un slogan soit né : « Mieux vaut le turban du sultan que la tiare du pape ».
Ainsi, depuis le VIIIe siècle, l’Europe carolingienne et l’Europe byzantine étaient de facto en guerre à travers un rideau de fer allant de la Baltique à la Méditerranée (à comparer avec le nouveau rideau de fer émergeant de la guerre froide 2.0). Après les invasions barbares, elles ne parlaient pas la même langue et ne pratiquaient pas la même écriture, les mêmes rites ou la même théologie.
Cette fracture, de manière significative, a également empiété sur Kiev. L’ouest était catholique – 15% de grecs catholiques et 3% de latins – et au centre et à l’est, 70% d’orthodoxes, devenus hégémoniques au XXe siècle après l’élimination des minorités juives par les Waffen-SS de la division de Galicie principalement, précurseurs du bataillon Azov d’Ukraine.
Constantinople, même sur le déclin, a réussi un jeu géostratégique sophistiqué pour séduire les Slaves, en misant sur la Moscovie contre le combo catholique polono-lituanien. La chute de Constantinople en 1453 a permis à la Moscovie de dénoncer la trahison des Grecs et des Arméniens byzantins qui se sont ralliés au pape romain, lequel souhaitait ardemment une chrétienté réunifiée.
Par la suite, la Russie a fini par se constituer comme la seule nation orthodoxe qui ne soit pas tombée sous la domination ottomane. Moscou se considère – comme Byzance – comme une symphonie unique entre les pouvoirs spirituel et temporel.
La Troisième Rome ne devient un concept politique qu’au XIXe siècle – après que Pierre le Grand et Catherine la Grande eurent largement étendu le pouvoir russe. Les concepts clés de Russie, d’Empire et d’Orthodoxie sont fusionnés. Cela implique toujours que la Russie a besoin d’un « étranger proche », ce qui présente des similitudes avec la vision du président russe Vladimir Poutine (qui, de manière significative, n’est pas impériale, mais culturelle).
Comme le vaste espace russe est en mouvement constant depuis des siècles, cela implique également le rôle central du concept d’encerclement. Chaque Russe est très conscient de la vulnérabilité territoriale (rappelez-vous, pour commencer, Napoléon et Hitler). Une fois que la frontière occidentale est franchie, il est facile de se rendre jusqu’à Moscou. Cette ligne très instable doit donc être protégée ; la corrélation actuelle est la menace réelle d’une Ukraine faite pour accueillir des bases de l’OTAN.
En route pour Odessa
Avec la chute de l’URSS, la Russie s’est retrouvée dans une situation géopolitique qu’elle n’avait plus connue depuis le XVIIe siècle. La lente et douloureuse reconstruction a été menée sur deux fronts : le KGB – devenu FSB – et l’Église orthodoxe. L’interaction au plus haut niveau entre le clergé orthodoxe et le Kremlin était menée par le patriarche Kirill – qui devint plus tard le ministre des Affaires religieuses de Poutine.
Pour sa part, l’Ukraine est devenue un protectorat de facto de Moscou dès 1654, en vertu du traité de Pereïaslav : bien plus qu’une alliance stratégique, il s’agissait d’une fusion naturelle, en cours depuis des lustres, de deux nations slaves orthodoxes.
L’Ukraine est alors tombé dans l’orbite russe. La domination russe s’est étendue jusqu’en 1764, lorsque le dernier hetman (commandant en chef) ukrainien a officiellement été déposé par Catherine la Grande : c’est alors que l’Ukraine est devenue une province de l’empire russe.
Comme Poutine l’a clairement indiqué cette semaine : « La Russie ne peut pas permettre la création de territoires anti-russes autour du pays ». L’Opération Z englobera inévitablement Odessa, fondée en 1794 par Catherine la Grande.
Les Russes de l’époque venaient d’expulser les Ottomans du nord-ouest de la mer Noire, qui avait été successivement dirigé par les Goths, les Bulgares, les Hongrois puis les Turcs – jusqu’aux Tatars. Au départ, Odessa était peuplée, croyez-le ou non, de Roumains qui avaient été encouragés à s’y installer par les sultans ottomans après le XVIe siècle.
Catherine a choisi un nom grec pour la ville – qui, au départ, n’était pas du tout slave. Et tout comme Saint-Pétersbourg, fondée un siècle plus tôt par Pierre le Grand, Odessa n’a jamais cessé de flirter avec l’Ouest.
Le tsar Alexandre Ier, au début du XIXe siècle, a décidé de faire d’Odessa un grand port de commerce – développé par un Français, le duc de Richelieu. C’est à partir du port d’Odessa que le blé ukrainien a commencé à atteindre l’Europe. Au tournant du XXe siècle, Odessa était véritablement multinationale – après avoir attiré, entre autres, le génie de Pouchkine.
Odessa n’est pas ukrainienne : c’est une partie intrinsèque de l’âme russe. Et bientôt, les vicissitudes de l’histoire feront qu’elle le sera à nouveau : en tant que république indépendante ; en tant que partie d’une confédération de Novorossiya ; ou rattachée à la Fédération de Russie. Le peuple d’Odessa décidera.