Radioscopie d’une Tunisie ambiguë …

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C’est la même question qui me taraude l’esprit à chaque fois que j’y pense : comment Bourguiba avait-il pu devenir Président de la République ? Maladivement agressif, calculateur et irritable, mégalomane et vindicatif, maniaco-dépressif et entêté, c’est à croire que les dictateurs extravagants arrivent à gravir les échelons pour arriver à exulter de jouissance en dirigeant leurs peuples.

Mais lui, y était arrivé par la force de persuasion des siens, après un coup d’état, et par ricochet, en nous imposant un État policier. Il n’y a qu’à le scruter dans tous ses discours, voir ses mimiques, ses tics, ses gesticulations, ses dérapages verbaux et son intonation de crieur forain, pour deviner qu’il ne pouvait ébahir qu’un auditoire conditionné, émotif, naïf et en manque de sens critique …

À ceux qui me le reprochent encore, critiquer un Président de la République dans les termes les plus crus, reste un exercice obligatoire et non suffisant. C’est même un devoir national, tant il fût ce personnage public qui avait confisqué puis orienté le destin d’une Nation.

Premier président à avoir tissé un canevas tyrannique, il restera le précurseur d’une Tunisie régressive, alors qu’il est encore plébiscité de visionnaire. Pourquoi n’avait-il pas anticipé cet état de déchéance psychologique et économique d’après-révolution, puisqu’il se pensait immortel et infaillible ? Et ladite révolution, l’avait-il envisagée dans ses prévisions ubuesques de Dictateur ? …

Évidemment, ceux qui, par famille interposée, avaient profité de ses largesses, se doivent de défendre leur butin en interprétant ses ”fatwas” selon un sens valorisant. Les autres, qui avaient goûté à son fouet, sont sans aucun doute plus dubitatifs car l’ampleur des dérives idéologiques observées sous son règne trentenaire, ne s’était pas limitée à l’opposition classique, conservatisme versus modernisme. Ceux-là mêmes qui vont à rebrousse-poil de la canonisation d’un despote, pensent à juste titre, qu’il faut dénoncer la dimension mortifère du personnage, lequel, en plus de barrer la route à ses opposants, avait éliminé physiquement les plus coriaces d’entre eux. Après qu’il ait remercié l’assassin du regretté Salah Ben Youssef, n’importe quel psychiatre aurait posé sur son cas, le diagnostic de pervers et d’exhibitionniste car le crime fût violent, prémédité et son aveu, vanté publiquement …

Le ”moment Bourguiba” équivaut donc à une phase particulière du développement psycho-affectif de nos concitoyens. L’idéologie, instrument de cohésion des nations et des classes, s’était construite selon un échange standard entre la pensée unique et le national-républicanisme.

Tous ses discours, axés sur l’alphabétisation de masse et l’équité sociale devaient, en théorie, nous mener à l’exercice démocratique. Mais en vain, nous n’avions récolté que Dictature et Oligarchie, durant lesquelles il fallait s’instruire pour être prostré et mieux se prosterner devant la figure totémique …

C’est que la ”vedettisation” du Combattant Suprême est aussi contagieuse que le coronavirus. À travers certains échanges loufoques sur les réseaux sociaux, j’ai lu le commentaire d’un citoyen français qui avait affirmé que l’action de Bourguiba pour son pays était supérieure à celle De Gaulle pour la France. Méconnaissance ou hérésie de sa part, lorsque l’on sait que le Général fustigeait ceux qui ”allaient à la soupe” et demandait au peuple de se méfier de ceux qui ”retournaient leur veste” ! …

À ce propos, posez-vous la question de savoir si Bourguiba avait campé sur les mêmes positions, une seule fois dans sa vie politique ? S’inclinant devant le Bey en lui baisant la main pour le destituer et l’humilier peu après, destourien puis devenu néo-destourien après sa séparation de Salah Ben Youssef, socialiste durant la campagne de collectivisation agricole puis étonnamment libéral après avoir fait condamner Ahmed Ben Salah aux travaux forcés, religieux pendant le protectorat en défendant le port du voile, converti en laïque de circonstance après l’indépendance, dénudant la tête de tunisiennes pour prôner la modernité, voilà ce que l’on appelle une figure classique de la chorégraphie politique où Bourguiba fût un maître du genre en produisant ces quelques chefs-d’œuvre de double-jeu et de trahison.

Et si l’on veut pousser un peu plus loin la plaisanterie de comparer, De Gaulle avait démissionné de son plein gré du pouvoir après avoir essuyé un échec lors du référendum sur la régionalisation, tandis que Bourguiba était resté agrippé aux accoudoirs de son trône pendant trois longues décades, se faisant élire Président à vie, même après que nos compatriotes eurent essuyé des tirs lors des émeutes du pain. Enfin, l’analogie entre les deux chefs d’état nuit à l’expression de la logique-même : l’un de grande taille, petit devant Dieu, enterré dans un village anonyme et l’autre, tout son contraire …

Il n’est donc pas surprenant que certains critiques de la personnalité de Bourguiba soient allés jusqu’à évoquer la folie, pendant que d’autres le transcendent toujours, même en post-mortem. À mes yeux, un Président est un homme responsable de ses actes politiques, quelque soit son état psychologique et les analystes indépendants qui se penchent sur l’étrangeté politique de la Tunisie d’aujourd’hui, sont tenus d’envisager toutes les hypothèses, y compris celles psychiatriques.

Mais aucune critique, même la plus radicale, ne doit nous aveugler sur nous-mêmes : ce Président est la preuve que la Tunisie est encore gravement malade de l’effet qu’il aura eu sur la Conscience Nationale ; malade de dévotion outrageante, d’aveuglement exagéré, de stagnation intellectuelle, de l’empêchement de penser autrement et d’obligation des autres à refuser qu’il serve encore de guide involontaire dans l’examen du mal qui ronge notre pays, sans lui reconnaître sa part d’erreur manifeste …

Partout ailleurs, l’on tourne enfin la page de la Dictature pour éviter les compromis autoritaires et pour laisser le champ libre à la succession politique selon de nouvelles normes libertaires. Chez nous, il ne faut pas s’attendre à ce que la relève soit de qualité avant un demi-siècle, car l’apprentissage démocratique d’une classe politique laminée, corrompue et inexpérimentée est long, besogneux et inefficient …

Quand un peuple avait été élevé à la baguette, à la peur extrême du pouvoir et à la férocité de ses dirigeants, sans qu’il n’y ait une politique éducative de consentement mutuel, la transition démocratique sera longue et l’intégration positive difficile. Aux laissés pour compte, il suffit d’ôter la chape de plomb qui les contrôle pour qu’ils ne craignent plus le recours au gendarme, à la police, à l’armée, aux prisons et aux bourreaux auxquels ils avaient été habitués, d’autant que leur quotidien se dégrade et qu’ils effleurent la misère en se retrouvant mis au ban d’une société qui maintient la domination d’une minorité privilégiée sur une masse précarisée et exploitée. C’est exactement cette séquence politique qui est en train de se passer en Tunisie …

Pendant le même temps, le pouvoir politique actuel s’embourbe, tiraillé entre forces opposées, l’une soumise à la Dictature bourguibienne et l’autre conservatrice, adepte d’un changement radical. Le heurt et la détestation sont si forts entre eux, que le Président Kaïs Saied, en bon stratège, en est venu à choisir un gouvernement de purs technocrates pour débloquer les rouages de l’État et enfin espérer sortir notre Nation du marasme économique.

Mais la rancœur est telle, qu’il y aura forte probabilité pour que ce gouvernement n’ait pas l’aval d’un parlement divisé, haineux et voulant toujours en découdre avec l’ennemi juré, sans jamais tenir compte de l’adage, ” la patrie avant les partis ”. L’on repartirait alors pour un tour d’exaspération, sans doute un tour de trop…

En attendant, la liberté est le seul bien qui mérite qu’on le défende vaille que vaille. Et elle demeure un acquis solide d’après-révolution. Même si d’aucuns s’interrogent sur l’intérêt d’une telle avancée, l’idéal démocratique, longtemps confisqué, ne pourra aboutir que par la voie des urnes.

Le combat politique se devra alors de s’élever en niveau, en élégance et en déontologie, même s’il faut craindre que son issue puisse rester incertaine si l’économie du pays ne décolle pas rapidement …

Mais, en toile de fond, la plus grande bataille pour un homme politique, a fortiori un Président, n’est pas celle qu’il livre uniquement à ses opposants, mais à lui-même, pour se surpasser et être productif pour son pays. La systématisation des sévices, l’usure du pouvoir, le naufrage de la vieillesse, la cupidité de la cour et la difficulté de certaines décisions à prendre sans collégialité, sont des facteurs d’instabilité d’une Nation. C’est ce qui nous aura coûté l’infertilité d’un pays, la déliquescence d’une Nation et le sabordage d’un État, jusqu’à aujourd’hui

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