Les deux bras d’un balancier …

Mon destin, celui des miens, est l’histoire d’une ascension puis d’une dégringolade qui avait mis à jour tous les maux de la Tunisie, ses collusions, ses folies et ses dérives. C’est en parallèle l’histoire d’un beau pays qui est aussi le symptôme du mal politique dans l’absolu. Grandeur et décadence pour nous, liberté puis soumission pour la Nation, deux trajectoires similaires avec en filigrane, la versatilité maladive d’un Bourguiba, opportuniste et ambitieux.

Un loup introduit dans la bergerie des Sages qui m’obligea à m’expatrier à l’âge de trois ans dans la valise de mes parents après qu’il leur eut fait les poches, humilié mon pauvre grand-père en l’emprisonnant et fait assassiner mon innocente grand-mère en la torturant. Pourquoi donc ce monastirien machiavélique, pourtant instigateur de la généralisation de l’enseignement, n’avait-il pas su promouvoir des citoyens libres, capables d’influer sur l’évolution des lois ? Oui, pour étudier, pensait-il mais non pour contredire les réformes autoritaires émanant d’un parti-État, forteresse aussi imprenable que Fort-Alamo, protégée par ses thuriféraires sans foi ni lois, autres que celles de le garder à vie sur le trône. Lui, le monocrate au cœur fragile, maniaque et dépressif, mégalomane et paranoïaque, comme l’avaient attesté ses deux psychiatres-traitants parisiens Delay et Denicker, brillants inventeurs des neuroleptiques. ( 1 )

En s’attaquant aux libertés de ceux qu’il jalousait ou craignait, il devint l’artisan de la politique du pire. Pour le pire du pire, l’opinion publique sait comment son compagnon de route Salah Ben Youssef fut supprimé à Francfort et son ami d’enfance, le brillant Mohamed Attya, privé de sa dignité la plus élémentaire ( 2 ). En donnant l’exemple à son successeur de fortune Ben Ali qui avait hérité ses méthodes policières, il lui avait appris comment dévier les moyens étatiques de l’intérêt général pour les mettre au service de ses intérêts particuliers. Pour ce dessein glauque, ce dernier avait en plus recruté des voyous et transformé l’État en mafia ( 3 ). Avec l’élan raté de ces deux premières Républiques, l’une chassant l’autre, le passeport pour le soleil était bien illusoire …

Pour ma part, même si j’ai passé une partie de mon temps à prendre des chemins de traverse avec mes parents, ma vie ne s’est pas terminée dans le décor, malgré une grave blessure d’amour propre. Aujourd’hui, bon sexagénaire et bien dans ma peau, j’ai eu tout le temps d’écumer les mauvais ressentiments de mon passé. Car j’ai été un enfant chanceux et un adolescent pourléché d’amour parental, voguant entre grands élans d’acceptation et rugissements de réprobation, capable de discerner le bien du mal.

Un vrai mélange décoiffant de puissance, rigueur, tendresse, calme et humour. J’écris ceci pour que mon lectorat sache et comprenne que dans mes réflexions les plus abouties, la demi-mesure et l’indulgence n’existent pas, face à la duperie et à la duplicité. Pour mieux me caricaturer, je me sens être un vrai sentimental au cœur saigné mais à l’esprit très affûté. Je ne peux donc jamais caresser à rebrousse-poil, pardonner une déloyauté ou excuser la moindre incartade par alibi de circonstance. C’est ainsi, pas autrement car mes mœurs sont celles de la droiture, du respect, de l’hommage, du civisme et de la citoyenneté …

J’écris cela pour vous dire aussi que je ne serai pas en paix avec moi-même tant que l’injustice vécue par ma famille ne soit réparée. Jusqu’à ce jour grandement espéré, je ne laisserai pas non plus en quiétude mon bourreau et ses suiveurs, même à travers un clignement de paupières. Même si combien de fois, il m’est arrivé de désirer cette accalmie, que je voudrais presque vivre à présent, si je pouvais le faire décemment ! Combien de moments me suis-je imaginé en train d’écrire autre chose d’aussi joyeux que la félicité et la concorde des braves !

Mais voilà, je me sens intimement prisonnier de l’âme de mes grands-parents chaque fois que j’ai une pensée pour eux et pris de remords si je n’honorais pas leur mémoire devant tant de désolation. À nos futures retrouvailles, ils pourront penser que j’ai été un petit-fils digne de leur amour, même si je n’ai gardé d’eux aucun souvenir, même le plus disparate …

Que cela me coûte, me regarde, bien évidemment ! On ne peut apprécier la liberté que si l’on a vécu sous la contrainte et on ne peut vouloir la justice que si l’on a ressenti le joug de la tyrannie. C’est l’harmonie entre ces deux sentiments antinomiques qui fait la grandeur des âmes sereines. Je suis prisonnier, écrivais-je plus haut, mais me voici libre d’user ma volonté à défendre ma lignée par devoir de mémoire. Et même si un jour, mes contradicteurs penseront que j’ai perdu, j’emporterai avec moi la conscience de ma défaite comme l’étendard d’une victoire car mon combat est d’une noblesse sans retenue.

Aussi, que ceux qui me soutiennent dans mon combat, m’encouragent à avoir acquis la force et l’objectivité nécessaires de faire transcender ma témérité et ma vérité. Que ceux que j’importune m’excusent car je ne peux réhabiliter mes grands-parents sans porter tort à celui qui fut responsable de leur descente aux enfers. Cette philosophie de vie ressemble à deux trajectoires autant liées que les deux bras d’un balancier.

Je cultive donc mon droit de réponse comme une fleur fragile grandissant dans une serre. Je l’arrose au goutte à goutte, lui donne les engrais nécessaires pour qu’il soit argumenté, véridique et toujours bienséant. Je ne puis rester les yeux fermés devant tant d’insolence et fumer le calumet de la paix alors que la partie adverse campe sur ses positions honteuses.

J’ai créé à mon usage personnel, une autre ligne de conduite digne d’un critique averti : jamais d’effacement devant ce manque de tact politicien qui avait détruit ma famille. De la fenêtre qui donne sur ma conscience, je continue à contempler les vagues de douleurs qui ont assombri l’horizon d’un pays en raison de l’errance répétée de ses hommes politiques et de son inaptitude congénitale à vouloir vivre dans l’équité, le savoir-vivre et la fraternité.

Ainsi soit-il ! …


Notes

( 1 ) Bourguiba, Le Pouvoir d’un seul. Bernard Cohen, Flammarion, p. 149-150.

( 2 ) Lire ” Mohamed Attya, le passeur de lumière ”, KA’ Éditions, par Emna Attya Belkhodja

( 3 ) Printemps de Tunis, la métamorphose de l’Histoire, Abdelwahab Meddeb, p. 35 - Éditions Albin Michel.

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