Le profanateur de la Reine …

Les thuriféraires de Bourguiba n’acceptent pas de le savoir dépouillé de sa stature divine, être ramené à sa dimension humaine et critiqué pour les déviances d’une Présidence à vie qu’il exerça durant trente années d’absolutisme. Le plus célèbre d’entre eux, le transfuge Béji Caïd Essebsi, s’était forcé d’être un dernier rempart de la Destourie, en réinstallant la statue équestre de son maître à penser sur la principale avenue de Tunis.

Une autre star du moment cherche à son tour le Graal en affichant son accointance subite avec celui dont elle fêtait périodiquement le renvoi de l’horizon politique. Mais ces cris d’orfraie ne sauraient absoudre Bourguiba des crimes qu’il avait commis durant son règne, d’autant qu’il est aujourd’hui épinglé par la justice transitionnelle de Sa République. Ceux qui ne jurent que par l’hégémonie éternelle sur nos cerveaux ne représentent que les couches sociales épanouies à l’ombre de sa Dictature, embourgeoisées à la lumière d’une néo-oligarchie argentée, gravitant autour de sa Cour …


…

Et au milieu de ces saltimbanques politiciens, je revis les souffrances atroces de ma défunte grand-mère, embarquée manu militari dans les sinistres locaux du Ministère de l’Intérieur, y subir un interrogatoire sanglant et meurtrier. Ce tragique destin d’une Reine mettra en exergue toute la duplicité d’un bonimenteur, censé élever le statut de la femme Tunisienne, en même temps qu’il faisait froidement assassiner la Première Dame du pays …

Lorsqu’il y a encore quelques mois à peine, je déjeunais en tête à tête avec ma chère Princesse Lilia Taj El Molk qui me manque terriblement, il y avait toujours un moment redouté durant lequel sa mimique se crispait, faisant interrompre les confessions les plus intimes de nos rendez-vous amoureux. Je me souviens qu’elle se murait alors dans un silence de cathédrale, la mine défaite, les rides creusées, les larmes aux yeux et la gorge nouée

Nous deux, avions compris qu’elle racontait un moment importun de son passé et mon intrusion incommodante lui donnait l’impression de se dénuder devant la dureté des faits. Elle, qui avait connu l’innommable, ne pouvait disserter plus longtemps sur le cynisme des politiciens, leurs paroles d’évangile sorties de leurs haleines fétides, leurs promesses infinies puis oubliées et leurs actes intéressés pour mystifier les foules et confisquer le pouvoir …

Inconnue de l’Histoire officielle de la Nation, Jnaïna Beya fût la victime initiale d’une longue série de liquidations physiques programmées par un État policier, coupable de dévastations sanglantes contre les Fellagas, les Yousséfistes, les Communistes, les Perspectivistes et même certains Anonymes, tombés dans les guerres de rue de janvier 1978 lors de la grève générale et de janvier 1984, après l’augmentation du prix de la baguette …

Il n’est pas facile pour moi de raconter ce qui suit, mais il faut que le monde sache. Je hais la haine et pourtant je la ressens. Que d’autres qui continuent à s’empiffrer de youyous d’admiration, saisissent la portée de ce moment grand-guignolesque à faire chavirer l’estime envers un homme de pouvoir en une légitime détestation.

Il ne faut pas se leurrer, mais je suis exécré par le fait que cette pègre politique reçoive encore des titres de noblesse. Certains monstres d’apparence honnête détruisent pour détruire, brûlent pour brûler, tuent pour tuer et ne doutent pas de trouver ensuite une légitimation. Le mal a son hygiène et la mienne me pousse à écrire que les sans-foi et les sans-cœur sont méprisables éternellement. Pour un reste de pudeur, celui que l’on encense du matin au soir n’est qu’à mes yeux, un rustre, un déséquilibré, un voyou et plus encore, mais la bienséance et mon éducation m’interdisent de ne pas me frotter à son niveau de bassesse …

Ma grand-mère n’avait que cinquante-huit ans lorsqu’elle fut happée par la cruauté de Bourguiba. Avec la complicité de ses hommes de paille, Driss Guiga, Taïeb Mhiri et Béji Caïd Essebsi, la police politique était venue la chercher pour l’interroger à propos de bijoux beylicaux récemment retrouvés à Salammbô chez Spiteri, un armurier italien. Sous les yeux hagards d’un Bey apathique depuis sa captivité, elle fut menottée et conduite pour être séquestrée au quatrième étage du Ministère de l’intérieur.

Là, les coups et les claques vont pleuvoir durant trois longs jours pendant lesquels elle sera sevrée de contacts, de dignité et de nourriture. Première Dame de Tunisie durant treize ans, elle en deviendra la Dernière en connaissant une descente aux enfers digne des romans les plus noirs. Aucune version officielle de sa mort ne sera donnée et elle-même ne dira rien car, à force de souffrance et de déshonneur, elle s’éteindra rapidement, plongée dans un mutisme sidéral en raison d’un accident vasculaire cérébral massif, alors qu’elle n’était, ni hypertendue, ni diabétique.

Son faciès asymétrique laissait supposer une sévère atteinte neurologique ou traumatique (1). Quand elle fut ramenée inconsciente dans son lieu de détention, Lamine Bey, prostré, avait mis la tête de son unique bien-aimée sur ses genoux, lui caressait les cheveux, priant et sanglotant dans une soliloquie incompréhensible, lui essuyant le sang qui sortait de sa bouche. Ma défunte mère présente, se souvient de ces graves instants de solitude et d’effroi pendant lesquels tout le monde s’affairait autour de la Reine, plongée dans un coma profond.

Il n’y avait plus rien à faire pour elle, mais prendre conscience que ce secret inavouable prouvait que notre espèce politique n’était pas moins bestiale que les hyènes. Mais les béni-oui-oui diront que le Cruel Bourguiba était un homme civilisé, puisqu’à l’inverse de la malchanceuse Marie-Antoinette, la Reine de Carthage avait pu garder sa tête sur les épaules …

Aucun médecin n’eut alors l’autorisation de l’hospitaliser et la réanimer, la République ayant monnayé sa survie en échange d’une Dictature impitoyable. On sait taire les crimes comme les borborygmes gênants et on ébruite les superlatifs d’un Despote au mégaphone ou au téléphone arabe pour mieux tromper, de plus en plus endoctriner et longtemps asservir …

Quand il avait fallu raconter cette misère aux membres de l’Instance Vérité Dignité, ils n’en crurent pas leurs yeux. Alors, ils se mirent à croiser les réponses auprès d’autres descendants de la famille Beylicale en multipliant les convocations, avant d’établir les procès-verbaux d’audience. Un fait ignoble les avait stupéfait, qui fut narré par Noura Borsali (2) dans son livre d’investigation : du sang sortait du bas-ventre de la suppliciée en quantité importante. À l’idée qu’elle fut probablement outrée dans son intimité, m’aura fait conserver intacte ma rage, pour ne jamais la laisser s’affadir et s’affaisser en un faux oubli de pourriture. D’aucuns écriront que Bourguiba ne savait pas, mais après cet assassinat horrible et prémédité, il m’importe peu de ne pas être compris de qui je méprise …

Voilà donc, inaugurée l’ère de la Dictature en Tunisie. Par un meurtre d’état crapuleux sur lequel on n’a jamais voulu faire la lumière. Dans une vraie démocratie, de tels faits macabres auraient suscité l’ouverture d’une enquête judiciaire par les plus hautes sphères du pouvoir parce que c’est la Présidence qui fut responsable du mécanisme de la violence et du meurtre prémédité. Il n’en fut rien, il n’en est rien et il n’en sera rien car notre justice de l’époque était oublieuse, injuste, incompétente et corrompue puis celle d’aujourd’hui, suiviste et complaisante.

Le seul fait de n’avoir jamais recherché la destination de ces bijoux récupérés, quand toutes les preuves accablaient la nouvelle confidente de Bourguiba, montre que l’appareil judiciaire se pliait aux ordres.

Alors, comment oublier et pourquoi me taire tant le mal est accablant, jamais réparé et que son souvenir est encore vivace dans mon âme ? Comment accepter qu’une politique de la terreur mène toujours au culte de la personne, sans considérer certains dévots de la Bourguibamania, incultes humainement et politiquement ?

La chute d’un régime ne mène pas à l’idéal égalitaire mais ouvre la voie à des travaux difficiles et à des efforts soutenus pour construire une paix sociale irréversible. Mais, en Tunisie, on aime la vie par ouï-dire, la pratique de la lèche et du ”tanbir”, comme on aime le jasmin, la degla ou la baklawa …

Aussi, face à tous ces sorciers apprentis politiciens, j’en appelle à la Justice Divine pour qu’elle punisse ici-bas et là-haut, les commanditaires et les exécutants de ce crime abject car au bout du compte, chacun taille sa route en fonction de la candeur de sa foi et celle de sa conscience. La mienne sera toujours celle de la dénonciation des travers de toute politique immorale. Je reste un épistolaire engagé et un citoyen choqué par le pouvoir de mort sur ordonnance qu’avait pu détenir une Dictature sanguinaire. Et à ce titre, j’accuse, devant la Tunisie entière, le tortionnaire Bourguiba d’avoir assassiné ma grand-mère, l’unique Reine de mon pays, sans jugement, sans sentence et en défiance des lois Humaines, Divines et républicaines …

” Je me sens humilié d'appartenir à un État sans horizon, sans ambitions, un État voyou, sans science, sans raison, sans beauté et sans culture. J'étouffe dans cette société qui surfe sur les artifices et s'enfonce dans l'ignorance. Ce pays me désespère. Y appartenir est devenu un vrai calvaire, lourd à supporter. ”

Ce furent les paroles censées du regretté intellectuel Hichem Djaït, qui collent point par point à mon dégoût et à mon exaspération et ceci bien avant la Révolution …


Notes

(1) Atteinte du nerf facial qui donne un tableau clinique évocateur : bouche déviée vers le côté sain.

(2) Journaliste universitaire et d’investigation. ”Bourguiba à l’épreuve de la Démocratie, 1956-1963 ”, aux Éditions Samed, p. 113 et 114, dans un chapitre intitulé : - le sort de la famille du Bey de Tunis -.

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