Les alarmistes ”perspectivistes” ... (1)

Photo

Dès les premières années de la République, certains éveilleurs de conscience avaient comme perspective de contrer la Dictature sans limites de Bourguiba. Avec son exubérante immodestie, il leur avait fait comprendre qu’ils n’avaient le droit que de raser les murs en se soumettant au silence le plus muet. Alors qu’il sculptait son buste pour l’Histoire, il forçait les autres à avilir le leur pour la postérité, sans oublier, pour le plaisir d’un bon mot, de plaisanter à leur dépens …

Les nouveaux ” microbes ”, comme il les dénommait, seront, après les Monarchistes et les Militaires putschistes, les ” Perspectivistes”. Ces Femmes et ces Hommes de gauche avaient troqué leur liberté pour défendre ardemment celle des autres. Même s’ils s’étaient substitués à la Conscience Nationale en harcelant Bourguiba, espérant ne plus avoir à endurer sa domination, personne aujourd’hui ne garde de compassion pour eux, comme pour d’autres rebelles de la Dictature. Et c’est bien triste …

Leurs noms vont résonner à plusieurs reprises au cours des deux audiences qui ont eu lieu dernièrement : Abdelaziz Tabka, Abdelkader Tabka, Massoud El Hajji, Hassan Abid, Mohamed Ennaceur, Abd Essalam Dargouth (alias Skapa), Mongi Amara, Mohsen Ben Abdessalam, pour les plus connus.

Il y avait eu également une participation active de femmes courageuses qui n’avaient pas eu la chance d’être épargnées par un Président-Libérateur du sexe féminin.

Je laisse la journaliste d’investigation Olfa Benhassine, nous narrer les mésaventures de trois d’entre elles :

” Tout porte à croire que Zeineb Ben Said n’a pas fait le deuil de ces années de répression. Arrêtée le 20 novembre 1974, transférée à la DST, considérée comme l’une des leaders du mouvement, elle y fût tabassée, giflée et torturée, entre un interrogatoire et un autre. A moitié dénudée, elle avait subi pendant des heures, la position du poulet rôti. Elle fût traduite devant la Cour de Sureté de l’Etat, un tribunal d’exception mis en place en 1968, et condamnée à plusieurs mois de prison. En février 1975, elle avait été libérée. Mais son calvaire ne s’arrêta pas : son mari, perspectiviste également, et elles furent bannis de la fonction publique.
Comme sa camarade Zeineb Ben Said, Raoudha Gharbi souligne la dimension excessive et démesurée de la répression exercée sur ce mouvement de jeunes, pacifiste et moderniste, démuni de ceintures explosives, de valises de devises ramenées de l’étranger et sans véritable volonté de prendre le pouvoir. Un mouvement qui adhérait aux choix émancipateurs de Bourguiba, tout en prônant un climat plus libéral. ”

”Avec un bébé sur les bras, nous avons vécu à la marge de la société jusqu’à l’année 1980. Aucun lycée privé n’avait voulu m’embaucher, aucun journal ne m’avait donné un poste aussi petit qu’il soit, à part - Démocratie - où je m’étais entendue avec le directeur pour signer uniquement de mes initiales. Nous étions devenus des pestiférés, témoigne Zeineb Charni, militante perspectiviste et professeure de philosophie ... ”

Pour avoir simplement écrit des livres ou des tracts et avec comme seule arme, une machine à écrire, la rétorsion fût atroce : ” Sa menace de réduire à néant les militants issus des rangs de l’Université, Bourguiba allait l’appliquer surtout contre les hommes. Férocement torturés (position du poulet rôti, noyade, tabassage, viol par introduction d’un bâton dans l’anus, menaces de mort, insultes, etc ...) par les agents de la Sécurité de l’Etat, les 102 victimes du procès de juillet 1975, tout comme les 202 militants jugés en août 1974, avaient été traduits devant un tribunal d’exception, monté par le pouvoir pour éliminer ses ennemis.

Tahar Chagrouch, historien et sociologue, y fût condamné à une peine de sept ans de prison ferme. Il avait été accusé, dans le cadre d’un procès inéquitable, de complot contre l’Etat, de diffusion de fausses nouvelles et de diffamation envers le Président. Tout cela pour uniquement des mots, des mots écrits et des mots prononcés, insiste-t-il ... ”

Hannah Arendt, dans son ouvrage référence : ” Qu’est-ce que la Politique ? “, écrit en introduction : ” le totalitarisme, en tant qu’évènement, contraint le penseur à faire face à des questions fondamentales. À quelles conditions, la liberté et l’humanité sont-elles possibles ? ... Il s’agit de trouver des ressources pour la résistance ... ”

Mais apparemment, l’intelligentsia tunisienne est encore mielleuse, voire admirative, face au régime despotique de Bourguiba. Elle reste sentimentale et krechmérienne (2). La personnalité du tyran a déteint sur sa psyché en inhibant sa faculté du sens critique, faisant d’elle un caniche présidentiel, couché et aphone devant les travers abominables du despotisme, aboyant à la moindre dévaluation de l’œuvre d’un mégalomane-comédien …

Si ces gens-là avaient subi quelques secondes ses méfaits horribles, ils feraient partie de la norme d’autres gens, lesquels par principe d’intelligibilité, écoutent, assimilent, compatissent et critiquent, sans regret et sans état d’âme …

Bourguiba, l’homme du siècle ou le Père de la Nation, comme ils s’évertuent à l’appeler, fût pour d’autres, le Père Fouettard qui avait ruiné l’espérance de très nombreux compatriotes en instituant une machine à dépersonnaliser, à humilier et à éliminer physiquement les âmes éprises de liberté.

Toute victime, si dure que soit pour elle l’existence, connaît au moins le bonheur de donner le témoignage de sa vérité. D’autres, s’imaginent que penser autrement qu’un Dictateur, revient à détruire son aura, construite sur le bluff et la peur. Le processus de la pensée est si complexe, que je ne comprends pas jusqu’à aujourd’hui, le décalage qui existe dans la compréhension et l’acceptation pour certains, de moments noirs de l’Histoire de notre pays.

Je suis abasourdi par le fait que celui qui relate les affres d’un tortionnaire, puisse pêcher jusqu’à l’éternité, encore plus que celui qui avait eu du sang sur les mains et des cadavres sur la conscience …

Toute âme digne d’elle-même souhaiterait vivre sa vie jusqu’à l’extrême. Se contenter d’une Histoire falsifiée, biaisée car ne devant jamais être critiquée, c’est se conduire en esclave permanent d’une Dictature qui a, dans les faits, normalement disparu.

Le sage véritable s’interroge sur son propre passé, autant que sur celui de sa Nation en se disant que les uns gouvernent le monde comme ils l’entendent, sans scrupules, sans pitié et sans regrets. Et que d’autres, sont ce monde, regardant leurs compatriotes se faire délester de leur dignité, de leur personnalité et de leur dernier souffle, sans leur apporter la moindre aide ou compréhension du terrible moment vécu. C’est exactement cela, la soumission à l’innommable.

La Dictature Politique a certes disparu aujourd’hui. La Dictature intellectuelle est encore plus que jamais présente. Une contradiction qui continuera à couler le pays ...


Notes

( 1 ) https://www.justiceinfo.net/…/43917-tunisie-la-repression-a…

(2) terme utilisé en psychiatrie. Il s'agit d'un sujet timide, doux, introverti, impressionnable, à la fois "susceptible, compliqué et ombrageux", avec une hyperesthésie affective et une tendance à la rétention des affects, véritable stase intrapsychique …

Poster commentaire - أضف تعليقا

أي تعليق مسيء خارجا عن حدود الأخلاق ولا علاقة له بالمقال سيتم حذفه
Tout commentaire injurieux et sans rapport avec l'article sera supprimé.

Commentaires - تعليقات
Pas de commentaires - لا توجد تعليقات