À partir d'octobre 1915, après l'annonce du déclenchement de la Grande Guerre, Karl Kraus commença à écrire « pour un théâtre de Mars » la pièce Les derniers jours de l'humanité, qu'il ne voulut pas voir mise en scène, car « les spectateurs des théâtres de ce monde n'auraient pas supporté le spectacle ».
Le drame – ou plutôt, comme l'indique le sous-titre, « la tragédie en cinq actes » – était « le sang de leur sang et la substance même de ces années irréelles, inconcevables, inaccessibles à tout esprit vigilant, inaccessibles à tout souvenir et conservées uniquement dans un rêve sanglant, de ces années où des personnages d'opérette ont joué la tragédie de l'humanité ».
Et dans Weltgericht, publié après la fin de la guerre, il parlera de son « grand temps », qu'il avait connu « quand il était si petit et qu'il redeviendra petit, s'il lui reste encore du temps », comme d'un temps « où se produit ce qu'on ne pouvait imaginer et où devra se produire ce qu'on ne peut plus imaginer et qui, si on pouvait l'imaginer, ne se produirait pas ».
Comme tout discours implacablement lucide, le diagnostic de Kraus s'adapte parfaitement à la situation que nous vivons actuellement. Les derniers jours de l'humanité sont nos jours, s'il est vrai que chaque jour est le dernier, que l'eschatologie est, pour ceux qui sont capables de la comprendre, la condition historique par excellence.
En ce qui concerne la guerre en particulier, on peut dire de notre époque, comme le fait Kraus, qu'« incapable de vivre quelque chose et de se le représenter, elle n'est même pas ébranlée par son propre effondrement ».
Et n'est-il pas vrai aujourd'hui encore, alors que les mensonges sur la guerre en cours visent à légitimer toute guerre future, « que le fait qu'il y aura une guerre semble concevable précisément à ceux à qui le slogan « il y a la guerre » a permis et couvert toute honte » ?
Et il est probable que, comme l'Autriche en 1919, l'Europe ne survivra pas à ses mensonges et à ses hontes et qu'elle ne pourra finalement que répéter les mots du Kaiser qui concluent le livre : Ich habe es nicht gewollt, « je ne l'ai pas voulu ».