L’islamisme(n’) est-il (qu’) un populisme ? Oui...si occupants israéliens et occupés palestiniens peuvent être renvoyés dos à dos

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Comparer islamisme et populisme offre une utile, sinon facile, opportunité de tenter de cerner les racines… et les expressions de deux phénomènes aussi omniprésents aujourd’hui dans le paysage politique mondial que la diversité infinie de leurs excroissances demeurent mal connues, mal comprises et, le plus souvent, mal acceptées. Sous des appellations réductrices, les mobilisations récentes des islamismes, dans tout le spectre politique du monde musulman et, de l’Europe aux États-Unis ou à la Russie en passant par l’Amérique latine, toutes celles des populismes transforment en profondeur la scène mondiale tout entière.

Pour établir une comparaison, encore faut-il d’abord s’accorder sur les contours des notions. Or les frontières sémantiques des deux phénomènes ne brillent ni par leur précision ni par leur immutabilité. D’après l’historien Philippe Roger, l’un de ses exégètes, le populisme « désigne un complexe d’idées, d’expériences et de pratiques qu’aucune typologie, si fouillée soit-elle, ne saurait épuiser » ! Si, parmi les innombrables définitions, évolutives depuis son apparition au XIXe siècle dans le contexte russe des premières luttes contre l’absolutisme du tsar et tout au long de ses carrières européennes mais également américaine ou latino-américaine, celle de P. Roger doit s’imposer, il est certain que les fondements du « populisme » et de l’« islamisme » peuvent être reconnus comme très proches ! Car la définition de l’« islamisme » souffre elle aussi de plasticité.

Les exclus du démocratiquement correct

Derrière le flou persistant de leurs définitions – qui en est la première caractéristique commune, car ils renvoient tous deux à des « lexiques » plus qu’à des « grammaires » –, on voit néanmoins émerger, sur le terrain de la pratique cette fois, quelques points de convergence.

Le tout premier est à l’évidence la connotation franchement péjorative accolée aux deux, de façon dominante sinon exclusive. Populisme et islamisme peinent à accéder au lexique du démocratiquement correct. Tous deux – sur le terrain polémique cher aux politiciens, aux journalistes et aux intellectuels médiatiques – servent encore plus souvent à discréditer qu’à nommer. Sous la plume de ceux de leurs observateurs, « islamistes » et « populistes » ils sont fréquemment ceux qui non seulement ont eu l’impudence de ne pas voter pour le camp politiquement correct mais qui l’ont fait de surcroît en grand nombre !

De même que le populisme désignerait le dévoiement du « bon peuple » vers des penchants et des raccourcis que le politiquement correct réprouve, allant dans sa version droitière jusqu’à mettre en danger le cœur des principes démocratiques, l’islamisme tendrait à renvoyer, un peu dans les mêmes termes, à celui d’un « mauvais musulman » : coupable d’une appropriation restrictive et sectaire des références doctrinales de son appartenance religieuse, au service d’un projet de conquête du pouvoir ou d’une vision sociétale trop religieux pour être… honnêtes.

Le deuxième point commun tient clairement à l’une des propriétés attribuées aux deux formes de mobilisations : celle de s’affranchir des clivages qui identifient les familles politiques traditionnelles de la droite et de la gauche. Dans les sociétés occidentales contemporaines, c’est clairement le propre des populismes. En France et plus largement en Europe, même s’ils le font avec des objectifs très différents, ils montent aussi naturellement de la droite (par exemple, celle de Marine Le Pen ou de la Ligue italienne aujourd’hui au pouvoir) que de la gauche (par exemple, celle de La France insoumise ou de Podemos en Espagne).

Entre autres impertinences, les populistes ont donc celle de refuser de se couler dans le moule des appartenances préexistantes. Cette propension-là recoupe au moins jusqu’à un certain point celle de l’ancrage électoral des partis islamistes. Certes, les gauches arabes entendent confiner l’image de leurs principaux adversaires dans une pratique libérale et droitiste de la distribution des richesses. Pourtant, de l’Iranien Ali Chariati et sa théologie de la libération jusqu’à l’Irakien Muqtada Sadr en passant par l’Algérien Malek Bennabi ou le Syrien Jawdat Saïd, bon nombre des théoriciens catalogués comme islamistes se sont aussi appropriés, à leur façon « islamique », la prise en charge, pas seulement spirituelle, des déshérités et autres laissés pour compte du développement.

Troisième repère partagé, les exclus du politiquement correct, populisme comme islamisme, sont traversés, au-delà de la plume de leurs militants, par des dynamiques de réappropriation positive. Fût-ce extrêmement lentement, les islamistes gagnent aujourd’hui dans les urnes conquises par leurs branches dites « fréristes » – à l’extrême opposé de l’action armée des jihadistes – leurs « lettres de noblesse » démocratiques. Sur les scènes européennes ou latino-américaines, du Venezuela à l’Italie, de la Grèce de Syriza… à l’Espagne de Podemos ou à La France insoumise, des rhétoriques de réappropriations du populisme, de droite comme de gauche, distinctes voire parfaitement contradictoires dans leur relation à la démocratie, sont à l’œuvre.

Au-delà de ces considérations générales, il est possible d’identifier quelques lignes ou directions de partage qui rendent l’analogie moins évidente. Tout particulièrement entre la version droitière du populisme, (que Chantal Mouffe identifie comme procédant d’une limitation de la démocratie alors que celle de gauche procéderait de son amplification) les contradictions s’explicitent. Le bât analytique commence en effet à blesser si l’on considère qu’un des constituants du populisme, surtout mais pas exclusivement de droite, vise à discréditer les gouvernants, les élites, voire les institutions politiques elles-mêmes (« dégagisme »), au profit de la valorisation « du peuple », ou qu’il pourrait être défini comme systématiquement hostile aux élites et tout entier tourné sur la mobilisation du plus grand nombre.

Historiquement, à l’une de ses extrémités au moins, le spectre très large de l’« islamisme » englobe en effet une école xxxxx, mais non la moindre, qui ne se conforme pas du tout à ce cadre « populiste »-là. L’expression institutionnelle « frériste » – qui s’est hissée, fût-ce fugitivement au pouvoir par les urnes au Caire ou plus durablement en Tunisie – a assez clairement démontré, au contraire de la doxa populiste, un respect au moins aussi scrupuleux que ses concurrents des fondements de l’univers institutionnel le plus classique.

À l’autre extrémité du spectre islamiste, le noyau dur de la doctrine jihadiste ne peut pas être défini comme un appel aux masses ou une valorisation de celles-ci puisqu’il prône une démarche expressément élitiste, souvent limitée (notamment lors de l’épisode égyptien des années soixante (merci de dater, ne serait-ce que grossièrement) de la lutte contre Nasser et ses successeurs) au cénacle restreint des officiers de l’armée. Il n’adhère donc pas au cœur du populisme, le « désaveu des élites au profit de la béatification des masses ».

Une omniprésente diversité

Un cas d’espèce permet d’illustrer la diversité de l’imbrication des « islamismes » dans un espace et dans une temporalité donnés et de ce fait la difficulté à l’enfermer dans les limites d’une définition si peu que ce soit comparable au « populisme ». Qui se risquerait ainsi à tenter une déconstruction convaincante de la scène de la crise yéménite, dans ses dimensions régionales autant qu’intérieures, à l’aide du seul logiciel de l’identification de la présence et du rôle des acteurs du « populisme islamiste » ?

Que l’on en juge : la vieille nation du sud de la péninsule Arabique est actuellement déchirée par trois lignes de fractures. S’y affrontent un gouvernement déchu, notamment soutenu par un parti issu des Frères musulmans, et un camp contre-révolutionnaire épaulé par une milice régionaliste et confessionnelle, dont la devise est « Dieu est grand, mort à l’Amérique, mort à Israël, la malédiction sur les juifs, l’islam vaincra. » Les premiers bénéficient de l’appui des princes saoudiens, les seconds de celui de... l’Iran. Sur la scène intérieure encore, le second front oppose… deux groupes islamistes radicaux (Al Qaïda et Daech) et, dans un troisième, l’entier paysage du Nord du pays fait face à des irrédentistes sudistes aidés par des milices salafies ! Difficile, on le voit, de contraindre ce panorama islamiste yéménite – dont les moindres recoins abritent l’une des expressions de l’« islamisme » – dans les limites d’un populisme mobilisé contre une forme déterminée du politique.

Les populismes occidentaux – du nazisme jusqu’à la Ligue, en passant par les promoteurs victorieux du Brexit – sont certes étroitement liés aux réactions provoquées par les déséquilibres, les rivalités ou simplement les flux inhérents à l’inscription des sociétés où ils se développent dans l’arène internationale. Le rejet insistant des « ingérences » supranationales de l’Union européenne ou des institutions financières mondiales fournit aux populismes européens les plus récents, de droite comme de gauche, une matrice réactive commune.

Leurs tribuns contestent la légitimité des autorités étrangères à ce « peuple » de référence dont, plus particulièrement à droite, ils construisent, de façon très volontariste, l’homogénéité et l’unicité – quitte à nier la diversité héritée de l’histoire – qu’ils estiment menacées. Il en va plus systématiquement encore, mais la distinction est importante, des flux migratoires qui installent des minorités au sein de cet ensemble « national » que le populisme, dans sa version droitière, entend protéger. Ces minorités peuvent provenir d’Europe (la prétendue menace que constituerait le plombier polonais aux yeux des partisans du Brexit) mais, beaucoup plus fréquemment, surtout mais pas seulement à droite, c’est au monde musulman que l’on attribue le péril supposé.

La problématique identitaire de l’altérité n’est certes pas étrangère à la matrice du phénomène islamiste. Mais elle s’y exprime dans des configurations dont le comparatisme risque de gommer les différences les plus structurelles. Sans doute est-ce bien là que la frontière « islamisme/populisme » se dresse à une hauteur insurmontable.

Les populismes européens, majoritairement à droite, qui mobilisent une part sans cesse croissante de l’Europe face à « l’islam », expriment en effet le désarroi de populations qui sortent – si tant est que le processus soit achevé – d’une longue phase d’hégémonie régionale et même planétaire, directe ou indirecte.

L’islamisme est quant à lui étroitement lié à une réaction à cette persistante hégémonie. C’est donc beaucoup plus légitimement qu’au Sud, une telle mobilisation peut se penser comme un processus… d’émancipation.

L’ADN de l’islamisme est bien en effet cette réaction du monde musulman à l’indéniable réalité historique de la longue et profonde domination politique, économique et culturelle, de l’Europe durant la période coloniale avant d’être – tout au long de la séquence « impériale » ouverte au lendemain de la Seconde Guerre mondiale – étatsunienne d’abord et accessoirement russe.

L’islamisme, troisième étage de la fusée de la décolonisation

Une lecture strictement analogique des dynamiques, identitaires et politiques, à l’œuvre au sein des sociétés « orientales » et « occidentales », « musulmanes » ou dites « judéo-chrétiennes », du Sud et du Nord (de Daech et du FN, comme l’ont fait certains analystes) gomme ou nie dangereusement une donnée essentielle à l’analyse : la persistance du rapport structurel de domination des uns – le Nord, affaibli mais encore largement hégémonique – sur les autres, le Sud, rebelle mais encore dominé. Le nivellement des différences aboutit à mettre sur le même plan les importantes séquelles, bien réelles, de la domination du « Nord » (telles que ressenties au Sud) avec, au nord, un « grand remplacement » migratoire fantasmé bien plus que réel mais sur lequel, au moins dans leur version droitière, largement majoritaire, s’ancrent néanmoins les mobilisations populistes.

Dans les termes de la perspective que nous nous employons à établir, l’islamisme serait en effet le volet culturel de la lente prise de distance qui, entre l’Europe et son ex-périphérie coloniale, intervenue sur le terrain et dans les limites du politique d’abord, à l’heure des « indépendances », puis sur le terrain de l’économie avec le cycle des nationalisations qui ont suivi (du canal de Suez aux champs pétroliers). Vu sous cet angle, l’islamisme, « troisième étage de la fusée de la décolonisation » relève d’abord d’une alchimie réactive plus banalement identitaire que strictement religieuse.

Plus qu’à sa dimension sacrée, la capacité de mobilisation du lexique islamique tient à sa dimension endogène. La restitution de ses titres de noblesse au lexique de la culture « home made » lui redonne l’éclat perdu dans le combat déséquilibré avec cette culture occidentale imposée en terre musulmane par les militaires de la conquête.

De là vient sans doute la difficulté à manier sans la réduire la réalité complexe et mouvante de l’islamisme. De là vient la difficulté à confiner son extrême plasticité dans les limites d’une (seule) idéologie politique, de droite ou de gauche, fût-elle élitiste ou… populiste ! Sous la poussée des courants islamistes, l’affirmation ou la réaffirmation de l’« islamité » des sociétés colonisées a contribué́ à réorganiser en profondeur le champ politique arabe depuis le milieu du xxe siècle. Elle ne peut être réduite à l’émergence d’une seule idéologie politique donnée, monolithique et statique, et certainement pas à sa seule frange tenante du machisme social, de la violence révolutionnaire et sectaire et du refus de la démocratie.

La « réislamisation » a en réalité nourri un processus bien plus complexe de reconnexion du « terroir de production » tout entier d’à peu près toutes les idéologies politiques avec l’univers symbolique (plutôt que normatif) de la culture musulmane, c’est-à-dire de la culture « héritée », perçue comme ayant préexisté à la parenthèse hégémonique occidentale.

En forçant à peine le trait, l’« islamisme », irréductible dans sa diversité au spectre même large des mobilisations populistes du Nord, ne serait-il pas en dernière analyse le filtre opacifiant qu’à force de vouloir les discréditer, le regard occidental place devant les dynamiques d’émancipation de ce Sud musulman ?

Ne serait-il pas une obsession autojustificatrice qu’il projette pour disqualifier l’émancipation de cet « Autre » sur lequel il peine à accepter que son contrôle, irrésistiblement, soit en train de prendre fin ?

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