Les Ressorts Politiques de la Mobilisation Jihadiste en Europe

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ENTRETIEN DE SARI HANAFI° AVEC FRANÇOIS BURGAT

SH : Quels sont le profil et les motivations des Européens qui rejoignent l’Organisation de l’État Islamique (OEI) ?

FB : Les statistiques disponibles étant encore partielles, et compte tenu de la difficulté présente pour la majorité des chercheurs à accéder au terrain, je préfère donner à mes réponses le statut d’hypothèses, fondées sur des déductions et des recoupements prudents, plus que sur des certitudes quantitatives absolues[1]. S’agissant des Européens qui gagnent la Syrie, ou en particulier des Français (qui, semble-t-il, viendraient plus spécialement du sud de la France[2]) la majorité d’entre eux sont d’ascendance maghrébine. Une minorité (20 %), à laquelle la littérature médiatique dominante a souvent donné une importance disproportionnée[3], est constituée de Français dits « de souche », convertis plus ou moins récemment à la religion musulmane. Sans être strictement identique, puisque la colonisation ne peut être mobilisée comme l’une des composantes de leur imaginaire, la problématique du départ des convertis dans les territoires administrés par l’OEI ou/et dans ses troupes combattantes est toutefois globalement comparable à celle de leurs coreligionnaires d’ascendance musulmane. Tout particulièrement lorsqu’ils partent en famille, la démarche initiale de tous les jihadistes est souvent celle d’une simple migration (hijra). Elle doit leur permettre de vivre dans un territoire où, à la différence de leur terroir de départ, ils entendent pouvoir exercer sans contrainte toutes les dimensions sociales qu’ils associent à leur religion. Dans une large majorité, les muhajiroune se trouvent ensuite appelés à défendre ou à étendre par les armes cet espace d’autonomie, et donc à s’enrôler dans les rangs des unités combattantes. Il n’est pas exclu que leur enthousiasme varie d’un individu à un autre et qu’il puisse décliner avec le temps, comme cela a dû être le cas pour les 85 Français qui ont, souvent à leurs risques et périls, décidé de rentrer en France. Mais il s’avère que dans les adversaires « larvés » ou « déclarés » de ce « Sunnistan » qu’ils ont adopté, se trouve – très explicitement depuis son entrée en guerre en août 2014 – le pays avec lequel ils ont par ailleurs décidé de rompre, la France, ou l’un des membres de la coalition internationale au sein de laquelle elle évolue. C’est de là que, pour aller à l’essentiel, vient une bonne partie de la spécificité de la problématique des jihadistes occidentaux en général, des Français en particulier.

SH : L’OEI a introduit un imaginaire politique nouveau dans la région. Il entend y abolir de vieilles frontières, rêve d’y construire un empire nouveau, etc. Pensez-vous que ce soit là ce qui, principalement, attire les jeunes ?

FB : Oui, en partie au moins. C’est là très certainement une dimension du pouvoir d’attraction de l’OEI. Sans sous-estimer la diversité des motivations, il est possible de désigner celles d’entre elles qui forment une matrice commune à la plupart des trajectoires de la radicalisation.

L’allégeance faite à un groupe regardé par son milieu familial et national d’appartenance comme l’ennemi absolu procède d’abord du rejet plus ou moins total de ce milieu. Elle a donc valeur, avant tout, d’une « contre affirmation » identitaire et politique radicale. Pour cerner l’origine d’une telle volte-face, je propose d’identifier deux catégories de motivations. Celles que je qualifie de négatives qui expliquent le rejet par une très large majorité des candidats au jihad de leur environnement de départ. Mais il s’y ajoute des motivations que l’on peut qualifier de « positives ». Ce sont celles qui expliquent à la fois pourquoi c’est vers l’OEI, et non vers les États-Unis, la Chine ou la Mongolie, que se tournent ceux qui rejettent leur milieu de naissance, mais également pourquoi des partants le font pour d’autres raisons que le seul rejet radical de leur milieu national. Ce sont ces motivations qui rendent ainsi compte de la capacité d’attraction de cette OEI que le candidat jihadiste a soudain envie de rejoindre. Avant d’inventorier le contenu de ce double registre, il me parait essentiel d’éliminer ou de relativiser fortement le statut de ces variables purement « idéologiques » (en l’occurrence « religieuses ») qui occupent une place tout à fait centrale dans le courant dominant de la littérature explicative. La « chute » dans « l’islam radical », comme dit le langage du sens commun et celui des officines à prétention scientifique qui le conforte[4], ne me semble pas en effet pouvoir être considéré comme le véritable facteur « déclenchant » de la rupture jihadiste. Je préfère cantonner le rôle de ce lexique religieux, dont on sait le pouvoir mobilisateur dans toutes les arènes nationales du Maghreb au Proche Orient auquel recourent les combattants, au rang d’un simple facteur « adjuvant ». Dans les interprétations les plus couramment admises, pour expliquer que des jeunes « se radicalisent », l’« islam radical » est convié comme un mal qui les a brutalement « contaminés », au hasard de la lecture d’une page de Sayyid Qutb ou de la rencontre de tel ou tel « imam radical », au fond d’une banlieue ou, plus fréquemment encore, dans les tréfonds de la grande toile. Ce lexique (islamique) qui sert à des millions d’acteurs politiques pour exprimer leurs attentes facilite bel et bien, en le légitimant, le passage à l’acte, la transition de la protestation silencieuse à l’action, que ce soit la rupture avec le monde ancien ou l’adhésion au nouveau. C’est ce même lexique auquel recourent les jihadistes, dans une version littéraliste et simplificatrice, pour fonder leur engagement, mais ce recours ne saurait être considéré comme le véritable facteur déclencheur, la cause profonde à l’origine de leur rupture. C’est pourtant ce que voudrait faire croire l’usage, particulièrement répandu, de ce que je nomme « l’islamologie normative ». Elle consiste à établir une supposée « norme islamique », au regard de laquelle elle désigne ensuite des « déviants ». L’islamologie normative porte en elle, à mon sens, plusieurs limites structurelles. La première tient au fait que l’histoire des radicalisations politiques de par le monde a très amplement démontré que le lexique du rebelle, tout particulièrement s’il est teinté de croyance religieuse (« Dieu est avec nous » !) et lui permet d’exprimer et de légitimer sa révolte, peine le plus souvent à fournir les motivations décisives de cette révolte, qu’il faut aller chercher ailleurs que dans le discours des acteurs. Quel que soit sa religion ou son dogme (y compris profane), l’aspirant révolutionnaire trouve toujours, dans la diversité de sa culture, sa religion ou sa langue, les ressources symboliques pour exprimer et justifier sa protestation, si radicale soit-elle.

Ma seconde réserve vis-à-vis de l’approche par l’islamologie tient au fait, absolument essentiel, qu’elle limite la recherche des responsabilités aux seuls… musulmans ! Une telle approche exempte donc de facto une écrasante majorité d’acteurs non musulmans de toute responsabilité. C’est sans surprise la raison pour laquelle ils chérissent cette manière d’expliquer les choses qui leur est si favorable. L’approche par l’islamologie normative repose de surcroît, y compris cette fois chez certaines élites musulmanes, sur une « illusion éducative » : les jihadistes ne le seraient devenus que parce qu’ils n’auraient pas lu « la bonne sourate », ou « pas jusqu’au bout » ou ne l’auraient pas bien comprise. Une telle approche semble impliquer qu’il suffirait donc de parfaire l’éducation religieuse de quelques millions de musulmans pour en finir avec les radicalismes qui déchirent la scène politique mondiale. On entrevoit facilement les limites de l’exercice.

SH : Quelles sont alors, autres que le radicalisme religieux, les causalités « négatives » qui expliquent la rupture avec le milieu de départ ?

FB : Ce sont toutes celles qui permettent de comprendre que le « rejet global » exprimé par les jihadistes renvoie en réalité assez banalement au fait qu’ils se sentent eux-mêmes « globalement rejetés ». Le déclassement socio-économique est fréquemment attesté dans le parcours de la minorité des convertis. Il l’est plus clairement encore chez leurs coreligionnaires issus d’un milieu familial où les difficultés d’intégration dans la société des adultes (ou dans la société tout court, puisque nombre de candidats au départ ont un âge supérieur à trente ans) sont exacerbées par le poids des contraintes spécifiquement liées à une ascendance maghrébine ou « musulmane ». Il est raisonnable de considérer ainsi que bon nombre des futurs jihadistes français partent d’abord en Syrie en réaction à des stigmatisations individuelles ou collectives : ségrégation à l’éducation, ségrégation plus sévère encore à l’emploi, bien sûr.

Des agressions directes (comme le crachat ou toutes autres formes d’insultes dont une épouse ou une sœur peuvent être les destinataires parce qu’elles portent le voile) font partie intégrante de ce registre de la radicalisation programmée.

Mais, on le dit moins souvent, la sensation de ségrégation résulte également et plus largement d’un banal, mais essentiel, déni de représentation politique. Ce déni se manifeste à plusieurs niveaux. Il est d’abord évident sur le terrain de la représentation élective, où les carences du système sont statistiquement évidentes. Mais il résulte également de restrictions plus pernicieuses et néanmoins particulièrement systématiques dans l’accès à la parole publique, phénomène dont les grilles des radios et des chaines du service audiovisuel public suffisent à fournir un éloquent témoignage, lorsque la voix « des uns » trouve assez systématiquement un accès plus facile que celle « des autres ». Ce déni de représentation institutionnelle et médiatique est de surcroît aggravé par une pratique qui est particulièrement développée en France : celle de la promotion médiatique très artificielle de « personnalités » musulmanes particulièrement peu représentatives. Cette méthode est en fait directement issue de la longue tradition coloniale de fabrication d’élites domestiquées (les Agha et les Bachaga de l’administration algérienne) et/ou, dans une logique plus directe encore, des différents corps des troupes indigènes dites « supplétives ». C’est dès les premières décennies de la période coloniale que ce double mécanisme de domination des « Français musulmans » avait été élaboré. La minorité de ces citoyens musulmans de seconde zone ne se voyait pas seulement imposer de facto un quasi-silence institutionnel. Il leur fallait assister à la mascarade de la promotion de ceux qui étaient réputés être leurs « représentants », fabriqués par des nominations verticales ou par des scrutins grossièrement manipulés, et dont la mission était d’exprimer en leur nom l’adhésion aux fondements de leur propre domination. C’est sans doute dans ce que je nomme la « chalghoumisation »[5] de la représentation des musulmans de France que réside l’un des tout premiers moteurs du mécontentement extrême d’une très large majorité des musulmans de France et de la radicalisation d’une infime partie d’entre eux. Les grands médias audiovisuels publics, ruisselants de bonne conscience « républicaine » et friands de plateaux télés ou de titres accrocheurs sur les « jihadistes », sont de ce fait eux-mêmes les tout premiers pourvoyeurs de ces « filières » dont ils se délectent. Il y a vingt ans déjà, dans le contexte de la guerre civile algérienne en 1995, de jeunes musulmans français que je rencontrais avaient résumé en ces termes l’origine de cette faille béante du « vivre ensemble » dont ils souffraient : « Lorsqu’à la télévision française, on parle de l’Algérie, de la Palestine ou de l’Islam, on est obligés de zapper ! Eh bien ! Croyez-moi, monsieur, à force de zapper, on a mal au doigt ! »

SH : Il y a ensuite des motivations que vous qualifiez de « positives » ?

FB : Oui, le besoin de rompre avec un univers qui contredit les aspirations existentielles de certains citoyens, jeunes ou moins jeunes, est manifestement « complété » par d’autres motivations, plus positives celles-là. Elles s’ajoutent, mais parfois aussi elles se substituent, chez des individus parfaitement intégrés socialement et économiquement, il est essentiel de le souligner, aux motivations négatives pour déclencher à elles seules un engagement radical dans le conflit syrien d’abord, dans ses prolongements internationaux ensuite. Historiquement, l’engagement dans le conflit syrien procède banalement de l’expression d’une solidarité idéologique ou confessionnelle transnationale. Les motivations prioritairement énoncées par une majorité des partants relèvent de leur désir de porter secours à leurs frères de religion, qu’à leurs yeux, l’Occident laisse massacrer sous les barils de produits chimiques lancés par les hélicoptères du régime d’Assad. « Si ma compagnie néerlandaise était venue au secours des Syriens, j’aurais alors combattu dans ses rangs », témoignait ainsi un jeune militaire néerlandais d’origine turque. Dans l’histoire européenne, de telles solidarités infraétatiques transnationales n’ont rien de réellement nouveau. On connaît l’élan de solidarité activiste, relayé alors par des formations politiques ayant pignon sur rue, qui s’est exprimé, en 1936 en faveur des Républicains espagnols en nourrissant les rangs de « brigades internationales » où de nombreuses personnalités, notamment françaises, se sont illustrées. Ou l’engagement du Français Régis Debray dans les rangs de la guérilla bolivienne. On sait moins que la guerre civile libanaise a vu la mobilisation de plusieurs centaines de citoyens notamment des Français de confession chrétienne, qui ont combattu dans les rangs phalangistes. On ne saurait évidemment omettre la trajectoire de ces Français de confession juive qui s’enrôlent dans les rangs de l’armée israélienne, quand bien même celle-ci agit hors des cadres reconnus de la légalité internationale dans les territoires qu’elle occupe. Mentionnons incidemment enfin qu’à l’extrême opposé du spectre du « jihadisme », quelques centaines d’Européens de religion chrétienne ont rejoint la Syrie pour s’enrôler dans les rangs des combattants syriens – essentiellement kurdes – en lutte contre l’OEI.

Par delà l’expression d’une solidarité de type humanitaire, l’OEI me semble ensuite, et plus fondamentalement encore, tirer sa force d’attraction du fait qu’elle incarne, en écho de ce que fut en 1979 l’Iran khomeyniste pour les chiites, l’utopie d’une sorte de « Sunnistan » libéré d’un tyran qui était avant tout l’expression de la mainmise occidentale. Il offre un territoire perçu tout d’abord comme permettant à ces musulmans de vivre leur religion selon la représentation qu’ils s’en font, sans aucune des entraves existantes dans le terroir européen (ou arabe) de départ. C’est ensuite un monde où, pour l’adepte de l’OEI, la défense du « Sunnistan libre », tout comme celle des victimes des politiques occidentales (et donc son autodéfense personnelle), peuvent être mise en œuvre, y compris par les armes. Le jihadiste peut répondre ainsi sur un pied d’égalité aux violences symboliques comme militaires, c’est-à-dire résultantes de stigmatisations symboliques (les caricatures) ou d’agressions physiques (les bombes) dont se rend coupable à ses yeux le camp dont il a pris le parti de se démarquer.

Cette matrice échappe trop fréquemment aux perceptions officielles. L’appréhension de la motivation des assaillants parisiens du 7 janvier 2015 s’est limitée trop systématiquement aux seules victimes des Kalachnikovs. Il a inscrit ce faisant la confrontation dans une territorialité (et dans une temporalité) franco-française extrêmement réductrice. Or, seul un important « zoom arrière » peut permettre de considérer dans leur intégralité la territorialité et la temporalité de la confrontation et, ce faisant, d’avoir une chance d’entrapercevoir ses clefs de lecture et, le cas échéant, de traitement. Seule la prise en compte de cette territorialité large et d’une temporalité moins immédiate permet de comprendre que les motivations négatives des adeptes de la radicalisation ne se traduisent en actes que parce qu’elles résonnent au cœur d’une profonde fracture politique — largement internationale celle-là — creusée dans le sillage historique direct de la vieille fracture coloniale, par l’unilatéralisme des politiques de la France (et de ses alliés) dans le monde musulman : directement (au Mali ou en Irak) ou par allié privilégié interposé, israélien (à Gaza) ou américain (au Yémen). Rien de ce qui s’est produit à Paris n’aurait très vraisemblablement eu lieu sans ces incursions guerrières qui, pourtant, échappent presque systématiquement aux « analyses » obsédées par la « lutte contre les dérives sectaires », et concentrées sur les seuls ressorts « sociologiques » de la motivation des révoltés. Un rappel comparatif permet de souligner ce qui devrait être une évidence : pour la compréhension du message lancé par les attentats du 11 septembre 2001, quel a été l’apport de cette sociologie au rabais des auteurs des attaques ? Proche de zéro peut-on, me semble-t-il, répondre aujourd’hui.

SH : Il y a à la fois dans le contexte du développement de l’OEI un phénomène de radicalisation idéologique, mais également un vide politique au sein de plusieurs États. Comment articulez-vous ces deux facteurs pour expliquer l’émergence puis la montée en puissance de l’OEI ?

FB : Oui, bien sûr, le noyau fondateur irako-syrien de l’OEI s’est développé au rythme de l’affaiblissement, puis de l’échec des deux acteurs étatiques régionaux, l’Irak d’abord, la Syrie ensuite. Tous deux ont laissé se rétrécir leur base sociale et leur fonctionnalité du fait d’une même dérive confessionnaliste qui a eu pour effet de nourrir le sentiment d’exclusion de l’une des composantes de leur société. Minorité démographique dans le cas irakien, ces sunnites exclus de la représentation politique représentaient en Syrie la majorité numérique de la population. Dans le premier cas, la responsabilité américaine dans la construction du long tunnel de violence d’où ont fini par émerger un jour des adeptes d’une ultra-violence, comparable à celle qu’ils avaient éprouvée, se révèle particulièrement centrale. Elle s’est d’abord manifestée par le soutien aveugle accordé à l’autoritarisme de Saddam Hussein, tant qu’il a servi à combattre la révolution iranienne. Les États-Unis ont ensuite changé leur fusil d’épaule et procédé à l’écrasement indiscriminé des troupes du même Saddam dès lors qu’il s’est cru autorisé à leur confisquer « la clef de la station-service koweïtienne ». Ont suivi — comme une sorte de prélude à ce qui se répéterait quelques années plus tard en Syrie — des appels parfaitement irresponsables, car sans suite militaire, à la révolution populaire immédiatement trahis. Ils laissèrent place à un long embargo, particulièrement meurtrier. Puis vint le rouleau compresseur de l’invasion, terrestre cette fois, du pays, jalonnée du martyre de Falouja et de nombre d’autres villes sunnites. L’action américaine au service de l’instauration de la démocratie en Irak s’est conclue enfin sur l’ultime trahison des « tribus » de la Sahwa, appelées un temps à s’armer contre al-Qaida avant d’être, avec une rare désinvolture, abandonnées à leur sort. Peut-être faut-il rappeler que l’une des pages de la trajectoire individuelle d’Abu Bakr al-Baghdadi, capturé à Fallujah en 2004, est celle de la détention dans les geôles américaines de Bucca et de Adder.

Dans la « contre confessionnalisation », aux mains des chiites cette fois, du régime hérité de l’invasion américaine, la responsabilité iranienne est bien sûr tout aussi évidente. Dans le cas syrien, si la responsabilité du régime dans la militarisation et la confessionnalisation de la mobilisation protestataire des premiers mois de 2011 est criante, l’incapacité des Occidentaux dans leur ensemble et des Américains en particulier à soutenir l’opposition « républicaine » doit également être tout particulièrement soulignée. C’est en effet Washington qui a imposé à tous ses partenaires, européens et arabes, un embargo très strict sur les armes (notamment antiaériennes) qui auraient pu permettre à l’opposition, autre que jihadiste, de contrer l’ingérence militaire décisive de l’Iran. Sans doute ne trouvaient-ils pas l’opposition suffisamment « laïque » à leur goût pour lui faire vraiment confiance. C’est une fois encore ce blocage qui a accéléré le processus de montée en puissance des groupes radicaux, en partie parce qu’ils sont devenus les seuls à bénéficier d’un soutien logistique, financier et matériel, en provenance de l’Irak sunnite pour l’essentiel, crédible et pérenne.

SH : Les performances militaires spectaculaires de l’OEI ont fait que, dans le conflit syrien, l’Occident tend désormais à se focaliser sur celle des deux parties dont les… nuisances envers la population sont pourtant nettement moins importantes que celles du régime syrien. Dans la communauté internationale, bon nombre d’acteurs flirtent désormais avec l’idée d’inclure le régime dans une alliance anti-OEI. Chercheurs et journalistes n’ont-ils pas tendance à détourner leur regard de ceux qui sont pris entre les deux camps, c’est-à-dire toute l’opposition syrienne non jihadiste ?

FB : La décision prise en août 2014 par les membres de la coalition internationale (occidentale et arabe) de frapper Daech tout en laissant Bachar poursuivre, à une tout autre échelle, son œuvre de mort est aujourd’hui acquise et je suis de ceux qui l’ont immédiatement considérée comme infiniment regrettable. La France elle-même, en s’alignant le 7 septembre 2015 sur la posture américaine d’attaquer l’OEI, non seulement en Irak, mais également en Syrie, a — malgré quelques précautions oratoires sur la nécessité de maintenir Bachar hors de la solution de transition — explicité un véritable changement de camp. Elle s’affiche désormais clairement dans les rangs de la contre-révolution arabe. Entre les deux principaux acteurs militaires du drame syrien, la communauté internationale — dont la France — a établi une hiérarchie de la nuisance très « idéologisée » et de ce fait très peu respectueuse des responsabilités respectives de chacun. C’est le vocabulaire « islamique » des acteurs qui a manifestement déterminé ce choix français bien plus que la responsabilité réelle de chacun d’eux. Après avoir longtemps refusé de s’engager sérieusement dans la lutte contre la cause première de la crise syrienne, les Occidentaux et leurs alliés arabes ont fait le choix de combattre uniquement l’une de ses conséquences ! Ils sont passés du soutien — surtout verbal et très vite emprunt de suspicion — à une opposition qui était peut-être en partie islamiste, mais néanmoins « républicaine » (c’est-à-dire autre que jihadiste) à une connivence quasi explicite avec l’axe — qui relie Damas, le Hizbollah libanais, Téhéran et Moscou, dont le sectarisme, chiite ou anti-musulman celui-là, est bien loin d’être absent, même si on l’oublie trop souvent. Au lieu de le résorber, la coalition dirigée par les États-Unis est donc malheureusement, depuis plusieurs mois, en train de nourrir le processus de désespérance qui a gonflé les rangs de Daech. Elle est partie prenante à cette redoutable « montée aux extrêmes » de la crise au détriment d’une sortie « par le centre » qui exigeait l’association d’une large partie de l’opposition islamiste. Cet alignement résonne bien sûr très au-delà du territoire syrien, et notamment jusque dans le tissu national français. Pour des raisons le plus souvent bassement électoralistes, Paris est en train d’aggraver ainsi un peu plus encore le climat de suspicion et de désaveu qui empoisonne notre relation avec le monde musulman (sunnite), cette composante importante de notre environnement, international, mais également intérieur, à laquelle le destin des Français, des Européens et des Américains est pourtant indissolublement lié. La montée en puissance de l’intervention russe, venue sauver le régime d’un inexorable effondrement militaire en frappant l’ensemble de ses opposants armés est grave pour plusieurs raisons. Elle va rendre de moins en moins tenable aux yeux de leurs opinions publiques respectives la posture « anti OEI » des monarchies du Golfe et participer sans doute à la reconfiguration des alliances qui pourrait voir un front sunnite — englobant de plus en plus explicitement les monarchies pétrolières — se constituer pour contrer l’axe Damas-Moscou-Téhéran.

SH : J’ai remarqué que sur un grand nombre de travaux sur I’OEI peu sont basés sur des études de terrain. Pensez-vous que nous devrions réfléchir à un nouveau paradigme méthodologique qui serait basé sur la collaboration entre des chercheurs locaux et étrangers ?

FB : Je ne suis pas convaincu que, dans le cas de l’OEI, l’accès au terrain est une simple question de nationalité. Je ne sais pas si des chercheurs irakiens ou syriens par exemple, sauf à être engagés dans les rangs de l’OEI, seraient aujourd’hui réellement en mesure de contribuer à construire publiquement un regard distancié sur l’installation de l’OEI à Mossoul ou à Raqqa. Mais la suggestion que vous faites n’en demeure pas moins essentielle. Je suis le premier à appeler de mes vœux une telle coopération. Je ressens vivement, comme nombre de mes collègues européens, le coût de notre présente difficulté à être au plus près d’un nombre croissant de nos terrains. S’il me permet de visiter les Syriens dans leur exil libanais, jordanien ou autre, mon statut de chercheur au CNRS ajoute aux difficultés objectives concernant la possibilité de fréquenter les combattants de l’OEI des interdictions plus larges comme celle de me déplacer légalement non seulement en Syrie et en Irak (ailleurs qu’au Kurdistan où j’ai dû toutefois différer de six mois mon dernier déplacement), mais tout autant en Libye, au Yémen, et même dans plusieurs parties du Liban, de l’Algérie ou de la Mauritanie. Donc, oui, bien sûr, même si l’objectif ultime doit demeurer la libre circulation de tous les chercheurs, une coopération internationale plus ambitieuse est l’une des grandes directions dans laquelle doit évoluer la coopération de chercheurs européens ou américains (notamment) sur l’aire arabe et musulmane (notamment).

SH : Nous savons maintenant que l’OEI est fortement implantée dans le Sinaï et que le prétexte de la « lutte contre la terreur » est l’instrument par lequel le régime du général Sissi s’emploie à se débarrasser par la force de la totalité de son opposition et notamment des Frères Musulmans. Pensez-vous comme moi que ce parti pourrait au contraire être l’instrument politique qui permettrait de contenir l’OEI ?

FB : Nous sommes là, bien sûr, au cœur de la contradiction, notamment occidentale, mais pas seulement si l’on en juge par exemple par les politiques saoudienne ou émiratie dans ce domaine, en matière de traitement de la radicalisation islamiste. On ne saurait à la fois cautionner — voire encourager en sous-main — l’interruption du processus électoral égyptien parce que ses acteurs (les Frères Musulmans) ne nous conviennent pas ou, en Syrie, refuser de faire confiance à l’opposition islamiste républicaine et nous étonner ensuite de voir monter le nombre des adeptes du plus radical des langages de rupture. Dans le monde arabe comme en Occident, le cœur du dysfonctionnement des institutions politiques me semble plus que jamais se situer non pas dans l’omniprésente diversité des courants islamistes, mais dans l’incapacité des élites au pouvoir et de leurs alliés occidentaux (ou Russe !) d’accepter la place qui est la leur dans le tissu politique de leurs sociétés respectives.

SH : Beaucoup de chercheurs et beaucoup de militants étaient très optimistes concernant le printemps arabe. En 2011, Rached Ghannouchi et bon nombre d’analystes avec lui avaient cru pouvoir annoncer qu’al-Qaida avait été « enterrée » à Tunis. Que reste-t-il aujourd’hui pour vous de ce printemps ?

FB : Il y a plusieurs façons de répondre. Les Français débarrassés de Louis XVI auraient-ils dû, ou pouvaient-ils être optimistes lorsque leur pays, sous la férule de Robespierre, vivait les affres de la bien nommée Terreur ? Si naïveté ou imprudence il y a eu de la part de certains observateurs, c’est sur l’évaluation de la temporalité nécessaire à la profonde et très salubre évolution relancée par le printemps tunisien, et qui va se poursuivre sans doute encore plusieurs années. Le départ de ceux qui, à l’instar de Qadhafi, pouvait faire assassiner 1270 personnes en une matinée (le 29 juin 1996 dans la prison d’Abou Salim dans la banlieue de Tripoli) demeure à mes yeux, quelles que soient les difficultés et la lenteur — très prévisibles — de la construction des mécanismes de représentation, et quel que soit le radicalisme de certains des nouveaux acteurs, un jalon positif et indispensable de cette lente « réconciliation » en cours des sociétés du Maghreb et du Proche Orient avec leurs institutions politiques. Je ne doute pas de la capacité des Libyens, des Syriens ou des Yéménites à avancer sur cette voie. Il ne m’appartient pas d’apprécier les opinions des citoyens qui vivent aujourd’hui dans la tempête révolutionnaire, mais je me démarque radicalement de tous ceux qui, depuis l’Europe ou les États-Unis, semblent parfois regretter le « bon vieux temps » des dictateurs. Pour le reste, il me parait essentiel de dire que ce sont les acteurs de la contre-révolution arabe et leurs puissants soutiens occidentaux qui sont les tout premiers responsables de la radicalisation de certains segments des oppositions aux régimes déchus. L’existence de l’OEI ne saurait donc suffire ni à faire regretter Qadhafi ni à cautionner la fausse solution Sissi ! On ne peut pas, comme l’Europe de la baronne Ashton a honteusement participé à le faire en Égypte, poignarder l’expérience gouvernementale des Frères Musulmans, si imparfaite ait-elle pu apparaitre aux yeux de certains impatients, et s’étonner ensuite de voir monter en puissance une alternative intolérablement radicale. Le « printemps arabe » demeure à mes yeux une page de l’histoire de cette région dont je suis intimement convaincu que — si longue et si douloureuse soit-elle — elle sera valorisée par les générations à venir.

Pourquoi le radicalisme a-t-il perduré ? D’abord, bien sûr, parce que les ouvertures politiques suffisamment effectives pour être efficaces ont été à ce jour bien trop limitées dans l’espace et dans le temps pour jouer pleinement leur rôle. Pour ne rien dire de l’Égypte, cela a été le cas même en Tunisie, où, de pair avec une gestion particulièrement « centriste » d’Ennahda, la répression contre la jeunesse salafiste a trop vite repris ses droits dans une société où la justice transitionnelle a été de surcroît sacrifiée sur l’autel de l’union nationale. Ce sont sans doute là les toutes premières raisons, pas complètement imprévisibles, pour lesquelles les cinq premières années de ce printemps ont à ce jour échoué à tarir l’attrait du radicalisme. Mais ce n’est pas tout. J’avais fait en décembre 2011 une très prudente appréciation des perspectives de la mouvance d’al-Qaida dont je n’ai pas aujourd’hui de raison de me démarquer. « L’ère du radicalisme armé transnational n’est peut-être pas […] révolue », écrivais-je alors. « […] Si la source de radicalisation que représentait la trop grande soumission des régimes répressifs à la superpuissance américaine à quelque chance de se tarir, deux au moins des ressorts de la mobilisation jihadiste semblent à ce jour être demeurés fonctionnels. Le “jihadisme” de l’État hébreu d’une part, celui de son puissant sponsor et allié américain ensuite et leur identique propension à recourir au hard power en s’affranchissant de toutes les contraintes du droit international […]. Oussama Ben Laden a été, on l’oublie souvent, le révélateur autant que le responsable des profonds déséquilibres de la scène mondiale. Tant que ces déséquilibres perdureront, le lourd déficit de légitimité des États-Unis et de leurs alliés européens et israéliens auprès d’une large majorité de l’opinion publique du monde musulman restera d’actualité. Pour tous ceux pour qui les institutions politiques nationales (même après “rénovation”), régionales ou internationales, n’auront pas acquis de crédibilité suffisante, la tentation de s’en passer au profit des raccourcis de la lutte armée risque dès lors de demeurer présente ».

À cette matrice, il faut assurément aujourd’hui ajouter un facteur dont l’importance a été moins souvent anticipée. C’est le rôle joué, notamment dans la crise syrienne — en parallèle avec celui du camp occidental et du puissant front des acteurs arabes de la contre-révolution — par la Russie et par l’Iran. C’est également la résonnance confessionnelle, chiite bien sûr, mais également « chrétienne » qu’ils ont, avec d’autres, contribué à donner aux fractures régionales et mondiales réveillées par la dynamique printanière.

L’islamophobie rampante des Occidentaux semble parfois être en train de devenir le seul véritable repère — inavoué — de leur stratégie dans la crise syrienne. Les derniers glissements tactiques des Occidentaux (la caution apportée plus ou moins explicitement à Poutine pour frapper presque tous les groupes menaçant Bachar) sont en train d’en expliciter inexorablement l’ampleur et les cibles prioritaires. Elle est sans surprise plus virulente à l’égard des sunnites. Ce n’est sans doute point là question d’idéologie. Mais les sunnites sont à la fois les plus nombreux, les plus présents dans le tissu national, et, conjoncturellement, moins impressionnants que l’Iran, son allié Russe et ce camp des chiites, quand bien même ce dernier a-t-il été, avec la révolution khomeyniste, le fondateur du spectre de l’islamisme contemporain. Ce n’est, je le crains, pas (beaucoup) plus compliqué que cela. À la différence de l’Allemagne (qui a accueilli près de 800 000 réfugiés syriens) ou de quelques autres, la Suède notamment, la France semble avoir laissé les considérations de type électoralistes prendre le pas sur toutes autres dans sa gestion de la crise. L’endiguement électoral du Front national semble en effet exiger de cultiver, encore et encore, en France et dans le monde, la tension avec l’autre musulman. Et donc de dire non aux réfugiés arrivant aux portes de l’Europe et oui aux très sélectives gesticulations militaires orientales. La France est peut être tout particulièrement ainsi en train d’alimenter, tout en s’en défendant, la pire des fractures confessionnelles régionales : celle qui pourrait voir un jour, pas si lointain que cela, l’engagement des monarchies du Golfe, ou de leurs citoyens — si leurs monarques ne survivent pas à la position intenable dans laquelle ils vont bientôt se trouver — dans la défense d’un camp sunnite de plus en plus clairement menacé par l’irruption massive, aux côtés de l’Iran, et avec la caution de moins en moins discrète des Occidentaux, des armes russes.

Aix / Beyrouth, octobre 2015.

Ce texte est la version française très explicitée d’un entretien à paraitre (décembre 2015) en langue anglaise dans la revue Global Dialogue.


° Professeur de sociologie, directeur du département de Sociologie, Anthropologie et Etude des Médias à l’Université américaine de Beyrouth. Sari Hanafi est rédacteur en chef de la revue Idafat et vice-président de l’Association internationale de sociologie ainsi que de l’Association arabe de sociologie.

[1] Selon le rapport d’une commission d’enquête sénatoriale française présenté le 8 avril 2015 par le Sénateur JP Sueur, les jihadistes français étaient alors au nombre d’environ 1500. Ils représentaient à peu près la moitié (47 %) des 3000 jihadistes européens et donc environ 0,0003 % des (environ) 5 millions de musulmans français. Sur les 1.432 Français concernés, 413 se trouvaient alors effectivement dans les zones de combat, dont 119 femmes, les autres ayant quitté les zones de combat ou (pour 200 d’entre eux) regagné la France, alors que 85 auraient été tués.

[2] Les partants français seraient plus particulièrement originaires du sud de la France, et notamment de la ville de Nice. Si cette tendance était démontrée, elle pourrait peut-être renvoyer à la prééminence régionale des forces de l’extrême droite et de ses thématiques islamophobes.

[3] Notamment parce que l’examen de la trajectoire d’un converti permet de faire l’impasse sur la variable de la colonisation, dont on peut penser qu’elle tient une place non négligeable dans l’imaginaire des autres candidats à la rupture rebelle.

[4] Dont le très médiatisé “Centre de Prévention des Dérives Sectaires liées à l’Islam”, animé par Dounia Bouzar. Le CDPSI produit des approches archétypiques de la “dépolitisation” absolue, comme telle terriblement contre productive, de la lecture du phénomène jihadiste.

[5] Du nom de l’imam de la ville de Dreux, Hassan Chalghoumi, dont les capacités intellectuelles sont très manifestement limitées mais à qui le journaliste vedette de la chaine France 2 a néanmoins consacré un livre entretien et qui, au nom de son « courageux islam modéré », est régulièrement invité en Israël et encensé par un certain nombre d’intellectuels médiatiques français.

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