Accord d'union nationale en Libye : un jalon pour penser l'après Daech ?

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Pour que Daech déborde des limites de son statut d’organisation "extrémiste", il faut que les dysfonctionnements des systèmes politiques de la société où s’implantent ses combattants deviennent tels qu’ils permettent de mobiliser non plus seulement les marges de cette société mais, plus largement, certaines au moins de ses composantes essentielles.

C’est ce qui s’est produit en Irak : les contre-performances massives du régime d’Al-Maliki, mis en selle puis toléré dans sa dérive par les États-Unis (au terme de leur campagne excessive de "débaassisation" de l’Irak), encouragé ensuite en sous-main par l’Iran, ont conduit à ce grave déni de représentation de la communauté sunnite sur lequel Daech a fondé ensuite sa fortune.

Le désaveu des éradicateurs locaux et régionaux

Dans ce contexte, du côté de la Libye, une excellente nouvelle vient de tomber : la signature, le 5 décembre dernier, à Tunis mais sans médiateur étranger, d’un accord de principe prometteur entre les deux principaux acteurs politiques, représentant les deux parlements, concurrents, qui siègent à Tripoli et à Tobrouk.

C’est d’abord une bonne nouvelle car elle infirme la thèse de tous les Cassandre, de gauche comme de droite, qui, au sud comme au nord de la Méditerranée, dans le destin de la Libye, ne voulaient voir, depuis quatre ans, que le pire. Et qui nous demandaient à ce titre, de plus en plus ouvertement, de regretter Kadhafi ou, plus funeste encore, de soutenir Bachar Al-Assad.

C’est également un message clair adressé à tous les éradicateurs arabes qui, au Caire, dans les Emirats ou à Riadh, regardent, sans surprise, comme un terrible épouvantail toute sortie de l’autoritarisme qui mènerait ailleurs qu’au chaos.

C’est enfin un message – mais voudront-ils l’entendre – à tous ceux qui, à Paris, Londres ou Washington, œuvrent en coulisses pour militariser une nouvelle fois notre diplomatie.

La lassitude généralisée de la guerre

Main dans la main avec les clients arabes de leurs industries d’armement, l’œil rivé aux illusoires bénéfices électoraux qu’ils escomptent, ils tentent d’imposer l’idée que seule une autre coalition internationale, entrant, sous supervision américaine, dans une nouvelle "guerre contre la terreur" version libyenne, offrirait à la Libye et au monde une porte de sortie de la crise régionale.

Ils sont loin toutefois de prendre conscience que l’ouverture d’un nouveau front occidental armé contre Daech ne ferait que reproduire l’erreur grossière de notre intervention sélective en Irak puis en Syrie à partir d’août 2014. Et, en rebattant les cartes des alliances, ruinerait très vraisemblablement les fragiles efforts de reconstruction politique en cours.

À l’encontre des certitudes de certaines capitales arabes ou occidentales, un petit nombre d’observateurs autorisés de la réalité du terrain [1] avaient, depuis plusieurs semaines, "alertés" sur la tournure positive que prenaient irrésistiblement, au niveau local comme au niveau national, les solutions négociées.

Au sein d’une population qui, toutes tendances confondues, voyait des affrontements stériles ramener son économie et son train de vie à l’ère pré-pétrolière, la lassitude se faisait manifestement sentir.

Un premier résultat embryonnaire

La contre-performance pitoyable de l’envoyé spécial de l’ONU, Bernardino Leon, pris récemment en flagrant délit de collusion avec la stratégie éradicatrice des Emirats arabes unis, qui le rétribuaient, et de l’Egypte, avait fait craindre un recul de la dynamique de négociation.

Accessoirement, l’épisode confirmait une sorte de penchant onusien pour l’option "éradicatrice", inaugurée en Syrie, avec le succès que l’on sait, par la prestation très partisane de Lakhdar Brahimi, ministre des Affaires étrangères de la junte algérienne au lendemain de son coup d’État de 1992.

L’accord esquissé le 5 décembre à Tunis montre qu’il n’en est rien et que cet obstacle ultime a pu très vite être surmonté. Bien évidemment, ce premier résultat, embryonnaire, est encore très fragile. Et personne ne peut réalistement écarter l’idée d’un retour à la case de la confrontation. Mais la signature de Tunis indique une direction qui est essentielle.

Et Daech, me direz-vous ? Quid de ses progrès irrésistibles, dans la ville de Syrte notamment ? Prenons le temps de souligner que, comme en Irak, l’Organisation dite, pour une fois à juste titre, "terroriste", s’est ancrée relativement facilement à Syrte parce que les habitants du dernier bastion de la résistance qadhafiste, meurtris par les terribles bombardements de l’Otan, avaient ensuite été humiliés par les milices révolutionnaires.

Les institutions plus performantes que les bombes

En partie comme en Irak vis-à-vis de la communauté sunnite, identifiée trop largement au parti Baas de Saddam et de facto punie toute entière par les Américains d’abord, par leurs alliés chiites, soutenus par l’Iran ensuite, l’organisation État islamique (OEI) a moins pris pied à Syrte par la violence que du fait de sa capacité à rétablir un ordre public relativement acceptable.

Les milices ralliées à l’OEI, se démarquant des excès manifestes de la loi d’exclusion adoptée en juin 2013, se sont employées ensuite à réintégrer avec succès, en échange de leur allégeance, les laissés-pour-compte de la chute de Kadhafi. Le premier ennemi de l’OEI, sa propension à recourir à la terreur, a donc peu de chances de le conduire à court terme à sa perte.

Un autre adversaire est en mesure de le faire : plus efficace encore car il pourrait potentiellement offrir à la population les roses de la restauration de l’ordre sans lui faire payer le coût des épines de la terreur (et de la présence, même encore marginale, de combattants étrangers bien peu populaires), c’est un système institutionnel crédible et inclusif.

À la différence de la Syrie, où l’obstacle d’un régime perfusé par des acteurs étrangers demeure, la Libye est désormais, comme la Tunisie, loin du repoussoir égyptien, en mesure de le construire. Un système politique représentatif qui permettrait, comme en Tunisie, si inachevé soit-il, de prévenir la montée aux extrêmes qui s’est produite en Irak ou, sur un autre registre, en Egypte.

C’est celui-là que la signature de ce début d’accord peut aujourd’hui permettre une nouvelle fois d’envisager.

Freiner les ardeurs du camp de la contre-révolution

Très significativement, les deux extrêmes de l'arène politique (Daech et les éradicateurs du camp de la contre révolution) s’en sont tenus éloignés : tout comme Daech, le général Khalifa Haftar, l’homme de Sissi (et, en sous-main, celui des Américains) ne l’a pas reconnu.

En janvier 2014, l’irruption armée du général Haftar dans le processus de transition politique avait une première fois produit des effets désastreux : le camp révolutionnaire des milices de Fajr Libya, plus directement associé aux forces islamistes, qui étaient sur le point d’ouvrir un front contre l’OEI naissante, n’avait pas pu faire autrement que de se solidariser contre le camp de la contre-révolution.

Ce camp contre-révolutionnaire n’a malheureusement pas dit à ce jour son dernier mot. Et ses sponsors, régionaux et occidentaux, non plus. Les voisins arabes va-t-en guerre de la Libye (Égypte, EAU et Arabie Saoudite) rêvent de démontrer que leur autoritarisme est préférable à une solution démocratique. Et ils tentent pour ce faire d’imposer une curieuse interprétation de cet accord.

Ils la partagent avec leurs puissants alliés occidentaux (les vendeurs de Rafale et autres candidats dont les aventures guerrières en Orient ont vocation à "viriliser" l'image) qui affectent de les croire. Et tous sous-entendent aujourd’hui que l’accord qui vient d’être signé est un encouragement à la réédition de leur grande aventure syro-irakienne. Qui leur fera entendre raison ?


[1] Merci notamment à Omeya Seddik de l’ONG helvétique Humanitarian Dialogue et à Seif Eddine Trabelsi, de l’agence Anadolu

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