En Algérie, les vieilles recettes rhétoriques risquent de ne plus suffire

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Le geste est évidemment important puisqu’il satisfait la toute première demande des protestataires, mais il faut bien sûr se garder d’un excès d’optimisme qui ferait de cette démission un véritable succès. Il reste en effet à savoir si nous assistons à un premier recul du système ou plutôt à une manœuvre destinée, pour assurer sa survie, à “faire la part du feu”. C’est pour l’heure cette seconde hypothèse qui apparaît comme la plus vraisemblable.

Dans quelle séquence en est aujourd’hui cette mobilisation ?

Nous sortons aujourd’hui d’une phase de protestation très consensuelle que j’appellerais la phase du «dégagisme». Il y a eu en effet un consensus total entre tous les acteurs du paysage politique puisque s’y sont sans doute associés un certain nombre de ceux qui, au sein du système au sein de l’Etat savaient qu’ils allaient devoir céder sur cet objectif minimal: l’annulation du 5ème mandat.

Cette demande n’avait pas à être idéologisée de façon très précise. Dès aujourd’hui, au lendemain du/suite au?? retrait de Bouteflika, nous entrons dans une phase moins largement consensuelle puisque qu’elle va désormais porter clairement sur le renouvellement du système tout entier et non simplement celui du dernier en date de ses titulaires.

Cette phase - si elle devait réussir - aurait ensuite nécessairement une suite encore moins consensuelle. Viendra inéluctablement en effet une séquence de redistribution des ressources du régime déchu, ou des ressources que le régime aura été contraint d’abandonner. On entrera alors dans une phase où la diversité des attentes de la société en viendra nécessairement à se manifester.

Le régime algérien est souvent décrit comme une boîte noire.

L’une des caractéristiques propres à la situation institutionnelle de l’Algérie, c’est que, depuis 1978, soit depuis le décès du successeur - ou plutôt du tombeur - d’Ahmed Ben Bella, le président Houari Boumédiène, les détenteurs du pouvoir ne sont plus jamais parvenus à se mettre d’accord sur celui qui allait représenter leurs intérêts.

A partir de Chadli Benjedid, ils ont donc toujours mis en avant un président “de façade”, quelqu’un qui n’était pas le titulaire réel du pouvoir. Il y a jusqu’à ce jour une dichotomie entre le pouvoir de l’ombre, pluriel ou plutôt divisé, et la façade institutionnelle qu’est la présidence de la République.

Bien sûr, après Boumédiène, Bouteflika est sans doute le président qui a eu le plus de pouvoir. Il n’en reste pas moins que les conditions dans lesquelles s’opère la transition nous démontrent que son clan n’est pas le maître absolu du jeu.

S’il l’était, il aurait été capable d’imposer un titulaire plus présentable, plus crédible, moins coûteux que celui dont il vient d’être obligé de concéder la démission. Le fait même que ce clan Bouteflika ne soit pas parvenu à s’accorder sur une personnalité d’alternance montre donc bien que cet éclatement du pouvoir de l’ombre reste une des caractéristiques structurelles de ce régime.

Il y a quelques jours, le chef d’état-major algérien, le général Ahmed Gaïd Salah, affirmait que l’armée et le peuple partageaient «les mêmes valeurs». Peut-on lui faire confiance ?

Pour tenter par tous les moyens de se maintenir au pouvoir… certes, pour “partager les attentes de la population” je serai plus réservé car ces valeurs, ces attentes s’opposent à l’indéboulonnable pérennité du régime dont le général est l’un des symboles.

Ensuite, “l’armée algérienne” ne doit pas être conjuguée au singulier. Elle est divisée en plusieurs centres du pouvoir concurrents qui doivent cohabiter également avec les services secrets. L’armée n’est donc pas un acteur unique, elle est le principal terrain où se livre la guerre des clans.

Dans ce contexte, la communication reste un outil relativement secondaire. Depuis 60 ans, l’armée prétend représenter l’alpha et l’oméga du paysage politique, cela n’est pas très nouveau. Ce qui l’est, en revanche, c’est que pour la première fois ces vieilles recettes rhétoriques risquent de ne plus suffire, aussi bien à l’intérieur que sur la scène internationale.

Que peut-on attendre maintenant de ceux qui veulent conserver ce système intact?

Ils sont vraiment arrivés à un degré de contradiction qu’on ne pouvait pas imaginer. Ils sont parvenus à maintenir au pouvoir un “cadre” et un fauteuil roulant. Aujourd’hui, ce que l’on ne connaît pas, c’est la réaction de l’animal ou sans doute faudrait-il dire du monstre qui se sait gravement blessé mais dispose encore de larges ressources militaires et répressives.

Va-t-il oser en faire usage ? Va-t-il faire montre de ce réalisme, de cette sagesse et de ce sens des responsabilités qui lui ont si totalement fait défaut depuis plusieurs décennies ? Va-t-il seulement chercher à gagner, encore et encore, du temps ? Quelles manipulations va-t-il monter ?

Cela, à ce jour, il est très difficile de le dire. S’il laisse s’instaurer un processus de transition pluraliste, cela ne sera certes pas un sentier de roses, mais l’Algérie, tout comme le Liban, a déjà payé le prix d’une guerre civile. La société connait le prix qu’il faut payer si l’on laisse le dysfonctionnement institutionnel aller au bout de sa terrible logique.

Cela pourrait aider les principaux acteurs à adopter une posture suffisamment rationnelle et conciliatrice pour traverser pacifiquement la phase cruciale de l’alternance et de la transition politique.

Où sont aujourd’hui les islamistes algériens?

Ils sont là et bien là, même si la phase consensuelle du “dégagisme” n’a pas donné l’occasion aux composantes du paysage électoral de se manifester en temps que telles. Rappelons d’abord que ce sont eux qui ont remporté les deux premiers scrutins libres de l’histoire de ce pays, scrutin local en juin 1990, législatif en décembre 1991. Eloignons-nous maintenant de l’Algérie pour rappeler que tous les scrutins consécutifs aux printemps arabes, en Tunisie, en Egypte notamment, ont confirmé leur centralité.

Et que depuis lors, au Liban, en Irak ou en Tunisie (aux dernières élections locales) tous les scrutins ont une nouvelle fois confirmé cette centralité en même temps que cette diversité des courants islamistes.

Partout où nous avons donc les moyens de placer un capteur crédible permettant d’identifier la place des islamistes, nous avons confirmation de leur centralité. Il y aura donc des islamistes dans le paysage politique algérien, c’est une évidence incontournable. Quelle nuance de l’expression politique de ce très large courant s’affirmera ? Tout dépendra des conditions de la transition.

La décennie noire qu’a traversée l’Algérie n’y change rien ?

On souligne très fréquemment le pacifisme des manifestants de 2019. Il y a quelque chose qui m’agace dans cette remarque. Car le non-dit d’une telle affirmation fait porter à la génération précédente de ces protestataires la responsabilité de la violence des années 1990.

Mais que je sache, avant le coup d’Etat de janvier 1992, les islamistes ne s’étaient pas affirmés, en 1990 et 1991, par les armes, mais seulement par les urnes. C’est l’armée qui - pour contourner cette victoire pacifique - a pris l’initiative du recours aux armes lors d’une terrible répression avec les suites que l’on sait.

La “décennie noire” des années 1990 n’a pas été, comme on l’entend trop souvent, un “hiver de l’islamisme” mais bien l’hiver …”du totalitarisme”. Si l’on oublie cette nuance essentielle, on risque de faire preuve, dans l’analyse de cette délicate phase de transition, d’un pessimisme qui n’est pas nécessairement de mise.

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