Après le 7…

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A ceux dont le métier n'est pas d'applaudir, il doit aussi être permis de dire. Pas seulement l'espoir que soient tenues les promesses. Mais aussi, mais surtout ce que les événements passés et présents ont de pesanteur, de réalisé, voire d'achevé, et qui infléchit le cours des temps, et qui, pour avoir façonné la mémoire ou le peu de mémoire des acteurs et des spectateurs, exige un arrêt pour réfléchir, pour comprendre, pour savoir ce que l'on peut et comment.

Oh, que l'on se rassure. On ne dira pas ici - pas encore - les rêves étouffés, les rêves éveillés, les cauchemars entrevus ou seulement imaginés. On ne dira pas - pas encore - les mots renfoncés dans la gorge, les cris rentrés de colère de désespoir d'impuissance, les cris sortis de douleur de tristesse d'abandon. Ni les silences du patient amour des femmes, des mères, des sœurs, des frères et des pères, de prison en tribunal, d'administration en parloir, ce qu'il fallait supporter pour dix minutes de rencontre par semaine ou par mois, ce qu'il fallait payer pour avoir la fierté intérieure d'un proche enchaîné et debout. On ne dira pas non plus la solitude des familles des exécutés, des condamnés même, la misérable vie et la grande dignité de ceux qui ont attendu quand même, et celles de ceux qui n'ont pas pu attendre Pas plus qu'il ne sera dit à propos du scandale des silences complices, des têtes qui, pour être trop courbées, ne pouvaient que se tourner du même côté en même temps, pour ne pas voir, on n'a qu'une tête mon Dieu et pourquoi assumerais-je le destin de tous et puis pourquoi ne pas faire comme les autres et pourquoi ne pas accepter de fermer les yeux, d'ouvrir sa poche et puis et puis…

Dans le fouillis de ce qui interpelle, des choses à dire pour qui ne cherche pas un fauteuil, comment trouver un chemin logique, un ordre de priorités ou tout simplement un ordre quelconque ? Tout arrêt sur un passé proche, sur une décision récente renvoie à un passé plus lointain, toute conclusion tirée d'un faux-pas d'antan invite à crier holà pour aujourd'hui, pour demain.

Peut-être d'abord laisser monter du fonds des tripes cette demande que poussent sans doutes tous ceux qui (re)naissent à la politique : qu'on en finisse avec les doubles discours avec les mensonges proférés et les vérités tues avec le cynisme des vérités officielles fabriquées à la gomme et aux ciseaux, avec les poursuites pour fausses nouvelles de ceux qui n'en disaient que des vraies, mais trop tôt Et qu'on entende moins le t'bal qui ne laisse pas sa chance au rythme de la musique du peuple...

Que ceux qui se sentent visés en tirent leur profit. Les autres, qui ne se sentent pas visés, devraient tout de même réfléchir à deux fois avant d'avoir la conscience tout à fait tranquille : peut-on s'éveiller innocemment d'un cauchemar où les cris s'arrêtaient dans la gorge?

Une comparaison qui vient de la campagne paraît convenir, et en même temps… Les vieux oliviers qui ne produisent plus, on leur fait une taille forcée, ne laissant plus que le tronc et un ou deux bouts de rameaux, lorsqu'on ne veut pas, en sciant le tronc à la base, attendre une quinzaine d'années qu'ils se renouvellent complètement. Sans doute novembre n'est-il pas le bon mois pour ce genre de taille : on risque alors de n'avoir qu'un éclaircissage, sauf si on se remet à la tâche au mois de février Beaucoup, trop d'éléments font craindre que cette comparaison ne soit juste. Si les geôles sont un peu moins encombrées, les pages des répressions passées ne sont pas tournées, aucune amnistie n'est venue confirmer que la Cour de Sûreté de l’État, les autres tribunaux souvent aussi, avaient plus pour fonction, en barrant la route à la démocratie, de défendre le pouvoir personnel que le pays.

Le retour des comparses, de beaucoup de ceux qui ont joué un rôle dans la sinistre farce, et que l'on bisse peut-être un peu trop vite, et le maintien spectaculaire, en impertinents donneurs de leçons de démocratie responsable, et en incorrigibles censeurs des opinions un peu critiques {prématurées),de ceux qui applaudissaient hier si fort celui qui a créé la nation tunisienne, et qui trouvaient tant de bonnes raisons pour justifier le silence de mort autour de lui... et d'eux, et l'absence de délai pour des élections, et l'absence de mention de la pourtant nécessaire Assemblée Constituante, et, pour l'avenir, la revivification artificielle - et néfaste, on l'a encore vu le 24 janvier - de ce corps politiquement vide qu'était devenu le PSD, dont une réhabilitation trop rapide ferait ressusciter les vieux démons, et l'incapacité manifestée jusqu'ici à réellement laisser mener des débats publics sur les véritables problèmes du pays, sur ses choix civilisationnels et économiques.

Qui, tout cela fait penser que la taille de l’olivier n'est pas encore faite.

Bien sûr, pour tailler hardiment, il faut savoir où on va, avoir confiance dans la vie au point de savoir qu'elle fera repousser un nouvel arbre plus fort et plus chargé de fruits, parce que la terre dans laquelle il est planté est riche et bonne...

Car le terreau de notre peuple est certainement un bon terreau, tout en atteste. Il n'est pas absurde de parier sur la démocratie, de donner la parole, de rendre au peuple la souveraineté qui lui avait été confisquée. Même si tout n'est pas encore bien clair aujourd'hui, même si l'âme populaire a été très ébranlée par les épreuves qu'elle a subies, ballottée entre une absence de projet de civilisation et un projet trop précis de retour en arrière…

C'est que donner la parole est en même temps nécessaire pour que se lèvent de nouvelles récoltes de l'esprit, et aussi pour que soient semées d'autres graines : s'il est clair que le pays est appelé à redéfinir sa culture, il faut que ce soit la culture de l'avenir, non celle d'il y a quelques siècles, et c'est en exprimant sa richesse et en affrontant les difficultés qu'il pourra aller vers cette culture de demain.

Et d'abord en remettant en question les choix stériles d'hier : tout héritier a le devoir de mettre de l'ordre, de jeter ce qui est mité, qui a fait son temps, de nettoyer et apprêter ce qui peut encore préparer l'avenir, car c'est de cela qu'il s'agit.

Et c'est le sens de la parole que nous prenons ici aujourd'hui, que nous nous efforcerons de prendre partout où cela sera possible : dire, pour que l'avenir soit, pour ne pas laisser le champ libre au passé, à tous les passés.

20 novembre 1987

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