Le marxisme ne peut survivre qu’en se dépassant – II

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III les contradictions actuelles du capitalisme : révolution numérique et immobilisme

La recherche effrénée du maintien du taux de profit

Dans ce contexte, il décide la suppression ou la fermeture des lieux de production qui n’arrivent pas à produire suffisamment de profit. On a un système qui fixe à l’ensemble de la société un seuil de profit en dessous duquel il n’y a pas de production. Le système est arrivé à une contradiction énorme.

Vers la fin du XXe siècle, les capacités de fournir de l’argent avec un profit « acceptable » se sont trouvées complètement déséquilibrées : les banques avaient de plus en plus d’argent à prêter bien plus qu’il n’y avait des demandes de prêt. Et ce phénomène est devenu caricatural quand le produit des intérêts du capital prêté est devenu supérieur aux capacités d’absorption par les emprunteurs.

Le capitalisme s’est trouvé devant une contradiction touchant le fondement du système lui-même. Si on laisse le système fonctionner ainsi, il devient absurde parce que le taux de profit va tendre vers zéro. Et on va produire un profit nul, et même, par moment, négatif. L’argent ne va plus avoir de valeur et c’est une catastrophe.

La solution du capitalisme est la même que celle de la crise : dans la crise, on détruit les moyens de production et la production (l’économie de guerre, les guerres impérialistes) et là, on va détruire l’argent. Qu’est-ce que signifie détruire l’argent ? Cela veut dire qu’à part la masse monétaire directement détruite par la crise, il y a une partie de plus en plus importante de cette masse existante qui va sortir du circuit financier et qui va être affectée à des investissements improductifs, c’est-à-dire placé dans des secteurs où il ne rapporte pas, en premier lieu la recherche de formes d’énergies nouvelles.

C’est au moment où on a vu que les énergies fossiles allaient s’épuiser qu’on s’est aperçu qu’il y avait des énergies renouvelables. Mais puisqu’on n’avait pas l’habitude d’utiliser ces énergies nouvelles, il a fallu mener des recherches très longues et très coûteuses sans avoir de retour immédiat.

On investit là dans un domaine qui remet en question la base même du système capitaliste, dans lequel la disposition des sources d’énergie fossile est indispensable ; or, ce sont les grands consortiums financiers et leur États (directement ou par l’intermédiaire d’agents locaux et du jeu du marché qu’ils dominent) qui disposent de ces ressources. Les énergies renouvelables font beaucoup plus difficilement l’objet d’une attribution privative, et surtout, peuvent être exploitées à des échelles toutes petites, qui ne nécessitent plus de grands capitaux.

On investit aussi dans l’écologie d’une façon générale (la protection des conditions de vie de la planète). C’est un investissement qui ne rapporte rien. Concrètement, on améliore la qualité de vie. On s’aperçoit par exemple qu’en diminuant le nombre de déchets, l’air va être meilleur. Or, ça ne rapporte pas de l’argent. De plus, en transférant une partie des possibilités d’investissement à des investissements non productifs (financement des associations de la société civile, caritatives ou autres), le capitalisme encourage de plus en plus le citoyen à décider, à participer à la vie économique d’une façon consciente.

Cela entraîne que le capitalisme est en danger dans son essence même : la séparation du producteur et des moyens de production. Et cela encourage les mouvements écologistes, qui sont au fond l’expression politique de la société de demain, une société où les classes sociales et leurs rapports seront très différents de ce qu’ils sont actuellement.

La révolution informatique

Mais le plus grand danger pour le capitalisme, c’est le progrès de l’informatique qui bouleverse toutes les données et qui change totalement les notions de temps, d’espace, de distance. Ce bond en avant de l’informatique, qui est une révolution d’une importance très supérieure à celle de l’imprimerie, met d'abord le savoir à la disposition de tous, et en ceci on a affaire à un bouleversement total des relations humaines, non seulement des rapports de travail, mais de toutes les relations autour de tous les problèmes qui touchent l'humanité.

Cette révolution informatique, en elle-même, est aussi une révolution qui porte directement sur les transformations techniques, sur la technologie, implique l'instauration de nouveaux rapports de production. Car, comme l'avait souligné Lénine, ce qu'on obtient avec des machines, c'est aussi la technologie liée à ces machines et les rapports de production contenus dans leur mise en œuvre.

Ainsi, par exemple, avec le développement, qui se dessine à peine, des imprimantes à trois dimensions et des techniques robotiques nouvelles, avec l’arrivée prochaine de l’intelligence artificielle, avec tout ce que l’on ne peut que pressentir des bouleversements de la forme et des techniques de production, on peut supposer que les rapports de production seront eux-mêmes complètement transformés : que peut offrir celui qui a à peu près tous les moyens de savoir à celui qui lui donne du travail ? Il ne va plus lui donner sa force de travail, il va lui donner la capacité d’adapter ce qu’il fait aux données actuelles de la science.

C’est-à-dire qu’il n’est plus quelqu’un qui dépend de celui qui a de l’argent et qui l’investit dans des moyens de production. Celui qui possède le savoir va réfléchir, inventer des solutions et il ne peut plus être un salarié ordinaire. Le minimum que la situation exige c’est qu’ils deviennent des associés, la séparation entre le travailleur et les moyens de son travail va s'estomper peu à peu. Le salariat est donc mis en question et on s’achemine vers sa disparition.

D’autant qu’avec la robotisation croissante de l’industrie, et la disparition tendancielle de la classe ouvrière, la source du profit, la plus-value du travail, va également disparaître. On voit que, de différents côtés, le capitalisme est fragilisé. Et probablement, le rôle de l’argent va être repensé fondamentalement. On comprend alors que, menacé de toutes parts, essentiellement par les conséquences de son développement sur toutes les relations humaines, le système va s’efforcer de survivre, de freiner et retarder une évolution inexorable.

Les tentatives de survie du système

Historiquement, la démarche qui a permis au capitalisme d’augmenter ses bénéfices de façon prodigieuse, c’est l’extension territoriale et la domination des matières premières dans différents pays du monde. Le capital, menacé de disparaître, essaie de ramasser le plus possible de matières premières pour durer. Il va d’abord retarder l’épuisement de l’énergie fossile (exploitation du gaz de schiste) et mettre la main sur tous les champs de production de l’énergie fossile. Au début du XXe siècle, le capitalisme le faisait avec les blindés. Maintenant, c’est différent, les sociétés et les peuples ont changé.

Le capitalisme s’est aperçu qu’il ne peut pas imposer à des peuples qui ont pris conscience d’eux-mêmes le maintien de certaines conditions de domination et de pillage des richesses par la force. C’est pourquoi il favorise les éléments les plus attardés et les plus réactionnaires de ces sociétés pour qu’ils prennent le pouvoir.

Les puissances impérialistes utilisaient par le passé les féodaux locaux à qui elles achetaient pour une bouchée de pain les terres, les mines et toutes les sources de richesses ; elles vont aujourd’hui favoriser et s’efforcer de vassaliser les tendances et les mouvements conservateurs et réactionnaires. Et comme ces éléments sont les plus attardés, ils peuvent être achetés et jouer un rôle dans la propagation des idéologies les plus réactionnaires, mais aussi les plus xénophobes, les plus fermées aux étrangers, y compris à leurs idées : pour être efficaces, ces mouvements utilisent la colère des peuples contre les inégalités et leur aggravation, contre la manière dont ils sont traités par l’impérialisme occidental.

L’idéologie de leur mobilisation devient le fanatisme religieux, les réflexes identitaire xénophobes : et les alliés suscités, équipés et armés par les impérialistes, pour garder leur rôle de direction des mouvements populaires, renoncent à leur vassalisation et se retournent contre l’impérialisme : et ainsi, ces mouvements échappent à leurs maîtres.

Toutes les formes d’État de domination d’une partie de la société par une autre ont utilisé les mouvements d’extrême-droite, puis, pour les États de parti unique, les mouvements extrémistes religieux pour combattre la contestation politique de l’extrême-gauche. Et, en fin de compte, ces mouvements, lancés comme boucliers, se sont autonomisés et ont combattu les États qui les avaient suscités.

C’est ce qui se produit, à une échelle internationale, et se reproduit à l’identique à chaque phase : avec les Talibans en Afghanistan, en appuyant les islamistes dans leur lutte contre les soviétiques. Puis en les combattant, ainsi que leurs peuples, pour les ramener dans le droit chemin de la soumission. Ils ont à nouveau besoin d’eux en Algérie, en Libye, en Syrie, en Irak, en Afrique sub-saharienne, etc., et voilà des armées constituées de volontaires de mouvements comme El Qaïda pour en arriver finalement à Daesh, et aux autres groupes paramilitaires fanatisés, que l’on arme, ravitaille, finance et… combat à la fois.

Les opinions publiques occidentales sont perdues dans ces méandres, le capitalisme gagne du temps, et rend les solutions futures plus explosives, plus dangereuses pour l’humanité.

Mais les crises sociales se multiplient, le capitalisme tente de les détourner, les résistances à ses choix se feront de plus en plus fortes. L’issue n’est pas certaine : comme les grands fauves blessés, l’impérialisme peut, dans ses soubresauts prendre des décisions catastrophiques, voire mortelles pour l’humanité.

Mais aussi, les résistances populaires peuvent en venir à bout, nul ne peut prédire l’issue du conflit ; mais on peut agir pour que demain existe et soit meilleur qu’aujourd’hui. Les révolutions qui mèneront à un tel avenir n’auront pas les caractères des révolutions passées, parce que les données de la situation sont inédites. Un avant-goût en a été donné, l’exemple de la révolution tunisienne, qui ne fait que commencer, sera peut-être suivi par de nombreux autres pays.

Un mot sur les implications théoriques de la question. Aucune révolution prolétarienne n’a réussi à ce jour, ce qui parait contredire les prévisions de Marx. En effet, selon lui, les contradictions internes du capitalisme devaient amener inexorablement à une révolution conduite par les travailleurs. En disant cela, il ne faisait qu’adapter la pensée de Hegel sur la dialectique.

Il semble que, dans ce domaine, il ait été trop mécanique et n’ait pas tenu compte de ses propres analyses : une révolution, disait-il, se produit quand elle est la seule possibilité de dépassement de la contradiction entre les possibilités de développement des forces productives (en premier lieu, les progrès techniques) et l’état des rapports de production (notamment les rapports sociaux).

Il est clair que cette contradiction est loin d’être allée à son terme ; sans remettre fondamentalement en question les rapports sociaux, les progrès techniques n’ont cessé de transformer les conditions de production. Mais ces progrès amènent à un affaiblissement continu de la part de la classe ouvrière proprement dite dans le processus de production : cela a contribué, à côté de la force idéologique de la bourgeoisie, à estomper partiellement la contradiction entre capital et travail.

Mais l’essentiel est que les forces productives ont continué à s’accroître et la classe ouvrière à se réduire. Cette évolution devrait conduire à un changement total du système de production, et à une disparition tendancielle de la classe ouvrière. Dans ces conditions, la contradiction du système pourra s’exprimer ainsi : le maintien des rapports sociaux (et principalement du salariat) deviendra (il commence déjà) un obstacle au développement des forces productives. Le changement de régime économique et social, déjà largement entamé deviendra la condition de la poursuite de la production, et même de la survie de l’humanité.

Comment se produira ce changement, quelles en seront les forces motrices, quelle(s) forme(s) prendra-t-il ? Il est sans doute trop tôt pour le dire, mais il est clair que cela ne sera pas un changement du type révolution prolétarienne.


Gilbert Naccache:*Intervention au colloque “Marx et nous”- Université de Tunis El-Manar / Départ. Philosophie - LR. Lumières, Modernité et Diversité Culturelle - 19-21 octobre 2018

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