« L’éternel retour de Quetzalcóatl » Chapitres I a IV

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Le pire n’est pas la crise et l’effondrement cyclique, mais l’inertie et l’immobilité.

Dans le Chant National (1973), le poète nicaraguayen Ernesto Cardenal retrace la destruction et le chaos de son peuple. Ce stade de descente dans le chaos inclut un oiseau qui en Amérique Centrale est connu comme « juste-juge ». Son nom dérive de son chant : « septembre : sur les clôtures de fil de fer chante le juste-juge / juste juge juste juge juste juge » (Chant). Pour la science, justojuez est le heliornis áulica, mais pour la tradition réprimée du continent c’est l’oiseau justicier, c’est le serpent à plumes, Quetzalcóatl et ses multiples facettes.

Selon la cosmologie amérindienne ancienne- et au-delà des changements infinis le long de ce vaste continent - les humains ont la responsabilité de maintenir le Cosmos en mouvement. Le pire n’est pas la crise et l’effondrement cyclique, mais l’inertie et l’immobilité. La justice des hommes et des demi-dieux est le moteur du mouvement, parfois harmonique et parfois violent qui mène à l’état de justice et de prospérité. Le pire n’est pas l’enfer mais la chute de l’esprit dans la matière, la désacralisation du sang et de l’esprit. Nous pouvons trouver une forme insoupçonnée de cette ontologie chez un écrivain aussi européanisé qu’Ernesto Sábato en Argentine. Sábato s’est distingué par deux récurrences dans sa vie : le renoncement et la fuite, qui dans des formules européennes furent qualifiées comme « crise ». Dans sa littérature le pessimisme est le ton commun et dans sa pensée l’idée de démolition finale du monde qui, traduit en codes européens, s’exprime comme la fin de l’Ère moderne ou la fin des valeurs occidentales. Une nouvelle culture, pas Orientale ni Occidentale, ni matérialiste ni purement spiritualiste « devrait donner l’école de notre temps. Ou le monde s’écroulera dans des décombres calcinés et sanglants » (Apologías y Rechazos, 1979).

Comme chez tout héros mythologique (selon la théorie du monomythe développée par Joseph Campbell ), la naissance de Quetzalcóatl est investie de signes tragiques ou exceptionnels. Quetzalcóatl naît dans un monde de conflits et, dans de nombreuses versions, de parents qui s’affrontent dans une lutte. Avec de fortes connotations psychanalytiques, plusieurs légendes rapportent cette naissance comme produit de l’érotisme des contraires dans une lutte. La mère, une guerrière chichimèque descendante du dieu Tezcatlipoca, provoque ou défie le père, le guerrier Mixcoatl, en laissant les armes sur le sol et en se déshabillant. Mixcoatl jette également ses flèches sur la guerrière nue mais manque toutes ses tentatives pour la blesser. Ensuite le symbolisme se traduit directement dans l’action sexuelle. Après une brève fuite à travers le bois, le guerrier la possède dans une grotte et l’a met enceinte.

Le monde dans lequel naît Quetzalcóatl (Quetzal-Quatl, « un serpent = cóatl ; le Copain = frère ») c’est un monde de combats, de sacrifices humains et de conflits permanents. Quetzalcóatl tuera ses prédécesseurs et va révolutionner la société en éliminant - temporairement - l’une des institutions basiques de la culture méso-américaine : le sacrifice humain. Une période de grande créativité suit cette révolution toltèque, où prospèrent les arts et la connaissance ; le peuple des savants et des artisans, dans une opposition au plus primitif mais dominant peuple aztèque.

Carlos Fuentes sera plus tard de la même opinion : « Quetzaolcoatl est devenu le héros moral de l’antiquité méso-américaine, de la même manière que Prométhée fut le héros du temps antique de la civilisation méditerranéenne, son libérateur, aux dépens de sa propre liberté. Dans le cas de Quetzalcóatl, la liberté qu’il a apportée au monde fut la lumière de l’éducation. Une lumière si puissante qu’elle est devenue la base de la légitimité pour tout État qui aspire à succéder aux toltèques, en héritant de leur legs culturel » (Le miroir enterré, 1992).

Le changement et l’éclosion de la nouvelle organisation doivent être guidés par l’homme-dieu, selon toutes les versions de la culture méso-américaine. Quetzalcóatl met en garde sur la menace de l’effondrement qui arrive de l’Est. Mais ceci n’est pas seulement la condition psychologique ou le destin d’un dieu aux visages multiples, mais, la nature même du cosmos méso-américain. Des autres dieux sont aussi conscients de l’instabilité dans laquelle ils se trouvent, par ce que de plus en plus d’actions sont exigées pour maintenir le soleil et la lune en mouvement. Quetzalcóatl est choisi pour exécuter ce sacrifice réparateur des dieux. Mais cette action radicale de l’assassinat d’un dieu ne produit pas l’effet espéré et le Soleil ne se meut ni s’émeut. Raison pour laquelle, Quetzalcóatl décide de s’auto sacrifier. Nous pouvons déduire l’importance de ce dieu - homme par l’effet de son action, de son autosacrifice : le Soleil reprend son chemin et de cette façon se produit la naissance de l’Ère du Cinquième soleil. Tous ces mythes méso-américains indiquent l’idée de ce que la création du monde est toujours incomplète. Il existe un « doute divin » permanent. Le résultat n’est pas une vision du cosmos figée par le rythme et l’ordre prévalant sur le chaos, mais un modèle révolutionnaire où une partie s’affronte férocement à l’autre. À chaque période d’ordre succède une période de révolution qui maintient l’Univers en mouvement.

Est significative l’idée selon laquelle Quetzalcóatl représente le créateur de la nouvelle humanité. Dans la légende du Cinquième soleil, l’humanité est créée après quatre tentatives ratées des dieux, qui se refusaient à essayer pour la cinquième fois. Le nouvel homme, comme pour Ernesto Che Guevara (nous verrons plus loin) c’est le résultat, aussi imparfait, de Quetzalcóatl. Selon la Légende des soleils, le serpent à plumes restaure la vie humaine à travers un voyage du héros - un élément archétype - sur les terres des morts. Quetzalcóatl réclame à Mictlantecuhtli les os des ancêtres pour faire une « nouvelle humanité ». Pour cela, le dieu des morts lui demande un travail impossible : souffler une conque sans trou. Confronté à la tromperie, Quetzalcóatl a recourt à des êtres naturels, aux vers et aux abeilles pour qu’ils perforent la conque et la fassent sonner. Le monsieur du bas monde - en rapport avec une dialectique entre faits et mots - consent de remettre les os à Quetzalcóatl, mais il ordonne à ses domestiques de l’arrêter. Quetzalcóatl défie monsieur de la mort verbalement et essaie d’échapper à l’enfer. Mais les démons créent un abîme où il tombe et meurt, en cassant les os. Son double le régénère et ainsi peut échapper à l’abîme. Mais les os sont cassés et Quetzalcóatl doit les donner ainsi à son conjoint, Cihuacoatl-Quilaztli, qui les met dans son mortier en pierre et les moud. Quetzalcóatl saigne son pénis sur ceux-ci (l’idée de ce que l’âme humaine descendait du ciel au ventre maternel est propre de la culture toltèque), d’où naît un enfant mâle et quatre jours plus tard une petite fille. D’eux, descend l’humanité, la nouvelle humanité.

Quetzalcóatl et Ernesto Che Guevara

Quand finalement Quetzalcóatl réalise l’exploit de créer une Nouvelle humanité (« l’Homme Nouveau »), celle-ci semble aussi imparfaite. L’idée « des choses se sont avérées assez malheureuses », selon David Carrasco, c’est quelque chose de commun dans la culture religieuse méso-américaine précédent la colonisation européenne. Mais Quetzalcóatl de Tula, une autre variation plus humaine du même mythe, est surtout un organisateur social ; il supprime l’institution du sacrifice permanent en sacrifiant les divinités précédentes et inaugure un temps d’équilibre matériel et spirituel.

Pour cette raison, pour le paradigme pré-européen, Quetzalcóatl est le symbole de l’autorité légitime qui est capable d’un ordre créateur dans un monde instable et menacé par l’inertie de la matière. Le rejet de la cupidité européenne de l’or, réelle ou symbolique, est un principe qui passe par Tupac Amaru et arrive jusqu’à Ernesto Che Guevara. La colonisation européenne confirmera la perception du pouvoir politique comme une force injuste et usurpatrice, jusqu’à transformer toute forme d’autorité, comme dans l’humanisme le plus radical, en illégitime. Mais cette idée angoissait déjà le même pouvoir de Moctezuma au Mexique de même que celui d’Atahualpa au Pérou. Et tout usurpateur de Quetzalcóatl/Viracocha, le justicier.

Déjà à l’époque de Chololan, Quetzalcóatl est reconnu comme le dieu des masses, celui qui est capable de composer la grande structure sociale. Seulement plus tard, dans l’impériale Tenotchitlán aztèque - comme Jésus dans la Rome impériale de Constantin - il est possible qu’il soit devenu le dieu de la classe privilégiée. Le retour de Quetzalcóatl montre l’atmosphère d’instabilité cosmique et d’infériorité culturelle qui ont marqué la capitale aztèque, Tenotchitlán, depuis sa fondation.

L’idée répétée d’un empire arborant un pouvoir illégitime surgit, d’une forme très particulière, du pouvoir même. Pour l’inverser, les Aztèques recourent à la commotion psychologique. Parfois, ils invitent des représentants de peuples voisins à être témoins des massacres rituels, façon de maintenir leur pouvoir grâce à la terreur par la force. Cette politique a contenu mais a aussi promu les énergies d’une rébellion dont les Espagnols ont profité. Devant l’arrivée illusoire de Quetzalcóatl (Hernán Cortés), Moctezuma, conscient de l’illégitimité historique de son empire abandonne le grand palais et occupe un mineur, en attendant la véritable autorité, l’opprimée Tula.

Avec Moctezuma se trouve un fait incompréhensible pour l’histoire de l’Occident mais qui nous révèle un trait intérieur de la culture mésoaméricaine : un gouvernant qui arbore le pouvoir absolu et renonce à celui-là par une conscience morale d’illégitimité, par sa propre mauvaise conscience. Ce qui nous donne une idée de la signification prioritaire de la terreur sacrée qui unissait le mésoaméricain avec le cosmos.

Quetzalcóatl n’est pas le dieu créateur de l’Univers, mais un donneur d’humanité, comme Prométhée, qui donne aux hommes et aux femmes les arts, la connaissance et les aliments. C’est-à-dire un réparateur du chaos ou un serviteur devant la nécessité naturelle du monde. Ce n’est pas un dieu qui punit sa création, mais un dieu limité et fragile qui lutte devant l’adversité au bénéfice d’une humanité qui a été punie d’avance par des forces supérieures. Mais c’est aussi un homme concret, l’autorité légitime, une autorité maximale capable d’ordonner, de régler et de donner la prospérité à un peuple qui est de manière permanente menacé par le cosmos et par la violence impériale des dieux guerriers.

Si le mythe ou la volonté de Prométhée est un héritage de la riche culture de l’Europe qui s’est opposée ou a critiqué l’entreprise Européenne de conquête et de colonisation, le mythe ou la volonté de Quetzalcóatl-Viracocha est l’héritage des masses populaires qui ont résisté, se sont imposées et ont donné une forme à la mentalité d’un continent qui partage plus qu’une langue. Selon Carlos Fuentes, dans « Le miroir enterré » (1992), Quetzalcóatl est devenu un héros moral, comme Prométhée ; les deux se sont sacrifiés pour l’humanité, ont donné aux mortels les arts et l’éducation. Les deux ont représenté la libération, même si celle-ci fut payée par le sacrifice du héros. Le même Carlos Fuentes remarque cet équivalent dans deux peintures du muraliste mexicain José Clemente Orozco, l’une dans le Pomona College à Claremont, en Californie et l’autre dans la Baker Library du Dartmouth College, d’Hanovre. Dans la première Prométhée symbolise le destin tragique de l’humanité, et dans la deuxième, Quetzalcóatl l’inventeur de l’humanité qui est exilé après avoir découvert son visage et déduire à travers lui son destin humain c’est-à-dire de joie et de douleur. Orozco synthétise les deux figures chez un seul homme périssant dans le bûcher de sa propre création, dans l’Hôpital Cabanas de Guadalajara.

Aussi Jésus, comme plusieurs autres, est dieu-fait-homme. Mais à la différence de Prométhée et de Quetzalcóatl, Jésus est l’unique survivant comme protagoniste d’une religion vivante. Les autres deux - c’est l’une des thèses centrales que nous développons dans l’espace du livre - resteront dans l’inconscient ou dans la culture avec la même attitude, incarnée chez les écrivains engagés de la Guerre Froide ou les révolutions post colonialistes, depuis Ernesto Che Guevara jusqu’aux théologiens de la libération. Pour ces derniers, les fondateurs d’un mouvement théologique profondément latinoaméricain, le Jésus revendiqué n’est pas celui institutionnalisé par la tradition impériale mais le Jésus exécuté par le pouvoir politique, le (fils de) Dieu qui s’est fait homme pour aider l’humanité opprimée par la religion et l’empire de l’époque, le Dieu-fait-homme qui descend vers l’humanité pour l’imprégner de la connaissance qui la sauvera de l’esclavage. Selon le codex du Vatican, « et aussi Tonacatecutli - ou Citinatonali - il a envoyé son fils pour sauver le monde … » Ce salut est une pénitence et un autosacrifice. Aussi pour la tradition chrétienne, Jésus est l’unique gouvernant légitime qui, comme Prométhée et Quetzalcóatl, est cruellement vaincu comme individu et comme circonstance, mais cet échec signifie la promesse d’un retour et l’établissement d’une nouvelle ère de justice, précédée par le chaos final, par la Dystopie. [1].

Si dans le cycle de la libération humaniste la conscience précède l’engagement (I) et celle-ci l’action (II), dans Quetzalcóatl la conscience est postérieure à la création de la nouvelle société (III) et de l’homme nouveau (IV). Prométhée et Quetzalcóatl sont des hommes - des dieux vaincus, parce que leur trait humain leur impose un degré d’imperfection et d’injustice de la part des dieux supérieurs (Zeus, Mictlantecuhtli, Tezcatlipoca). Pour les deux, comme chez Jésus, le symbolisme du sang est central, parce que c’est l’élément le plus humain parmi les éléments de l’univers - comme l’or l’est pour le monde matériel, désacralisé - contre lesquels ils doivent lutter de manière permanente pour survivre, pour s’élever vers un ordre supérieur ou pour éviter le chaos, la destruction finale.

Mais si les humanismes de Prométhée et de Quetzalcóatl ont bien des éléments en commun, ils s’opposent aussi, en reproduisant la cosmologie mésoaméricaine des contraires en lutte qui créent et détruisent : Prométhée défie l’autorité maximale pour faire du bien à l’humanité. L’histoire de l’humanisme, comme nous avons vu, à partir du XIIIe siècle européen compose une conscience historique de progression, d’égalité et de liberté dans l’individu - société qui s’opposera d’une forme radicale au paradigme religieux traditionnel basé sur l’autorité et la décadence de l’histoire selon les cinq métaux. L’humanisme de Quetzalcóatl, bien qu’il signifie un défi aux dieux supérieurs et inférieurs au bénéfice de l’humanité, son destin est marqué par la fatalité des cycles et par sa propre dualité, par l’action héroïque et le renoncement de l’exil. Les autorités destructives sont remplacées par une autre autorité, l’homme-dieu qui est périodiquement vaincu et sacrifié par des forces supérieures. Comme Ernesto Che Guevara.

De Kukulcan à Ernesto Che Guevara

L’attitude du conquistador espagnol a été l’attitude du corrégidor, l’institution qui provenait de la Reconquista et qui a exercé dans la colonie. Les gravures de l’époque et les chroniques ne sont pas ambiguës : le corrégidor avait le pouvoir social et il l’exerçait avec une violence physique et morale. Le corrégidor croyait ou disait comprendre que l’indigène se corrigeait moralement par la violence en même temps qu’il était exploité comme un esclave. L’oppresseur se justifiait par les défauts moraux et intellectuels de ses oppressés. À son tour, les oppressés recevaient cette moralisation et la faisaient leur.

Face à un tel scénario il est compréhensible que tout un continent attendait le retour de l’homme-dieu, du justicier Quetzalcóatl/Viracocha pour mettre fin à la furie du cosmos. Mais Cortés n’était pas Quetzalcóatl et les amérindiens ont peu tardé à le découvrir. Le faux Messie était un autre coup de fouet du Cosmos qu’ils ont reçu avec résignation et sacrifice, toujours dans l’attente du retour du vrai. Cette mémoire du feu a été combattue pendant des siècles avec le feu du conquistador. Elle n’a pas disparu mais s’est réfugié dans les profondeurs de l’inconscient collectif. A sa place, comme sur les fondations des temples antiques, se sont élevées les églises, s’est levée la conscience intellectuelle de l’Amérique créole : le rituel catholique de la colonie et l’humanisme cultivé des inventeurs des nouvelles républiques. Le Péruvien José Mariátegui a observé que « les dominicains se sont installés dans le temple du Soleil, un hasard, peut-être, à cause d’une certaine prédestination d’ordre thomiste , maître dans l’art scolastique de réconcilier le christianisme avec la tradition païenne » (7 essais, 1928). Ce sera au Xxe siècle quand Prométhée et Quetzalcóatl, dans une dualité créatrice et destructrice, apparaîtront masqués dans la culture illustrée, dans la littérature des écrivains engagés.

Les trois divinités descendues dans la nature humaine promettent le retour. Prométhée trompe Zeus, le dieu qui exerce son pouvoir comme un tyran arbitraire. Jésus est trahi. Quetzalcóatl est trahi par les autres dieux qui ont révélé son visage humain. Jésus, comme Quetzalcóatl, est substitué par de faux messies. L’usurpation de Hernán Cortés est double : il rase des villages entiers au nom de Jésus tandis qu’il est vu comme Quetzalcóatl qui est de retour. Le sexe ne représente pas l’union mais la violence du conquistador. « Par la justice l’espagnol ne s’est pas assimilé aux races conquises, mais par le sexe inéluctable" (José Martí, 1893). Comme les dieux qui engendrent Quetzalcóatl, cette rencontre sexuelle inclut la guerre mais non l’amour, d’où naît encore une fois la nouvelle humanité. Cette fois ce n’est pas Quetzalcóatl qui revient, mais un imposteur. L’autorité et la réalité sont ainsi doublement illégitimes. Seuls le retour du vrai dieu-homme et son sacrifice pourront y remédier. (D’autres personnages mythiques de la culture méso-américaine partagent les caractéristiques de Quetzalcóatl. Par exemple, Kukulcán domine la vie culturelle dans Chichén-Itzá au Xe siècle et disparaît plus tard comme Quetzalcóatl).

Si nous allons plus loin encore, dans l’autre un grand empire américain, l’Inca, nous trouverons Viracocha, dieu qui possédait des représentations multiples et, probablement, des façons d’être multiples. Mais la dualité est commune et on peut la résumer, aussi comme le dieu méso-américain, dans (1) un dieu supérieur, créateur du Cosmos et (2) un dieu humain, un dieu ordinateur du chaos du monde. Comme Quetzalcóatl, Viracocha abandonne son peuple en partant vers l’océan, mais il ne l’a pas fait vers l’Orient mais vers l’Occident avec la promesse de revenir. Viracocha n’est pas un dieu unique et créateur mais « celui qui signale le lieu approprié à chaque chose et le moment où chacun doit l’occuper » (Manuel Burga, 1988) c’est-à-dire une sorte de grand architecte et, en même temps, le gouvernant légitime.

Pour sa part, Viracocha au Pérou apparaît avec la même dualité que Quetzalcóatl, en étant en même temps créateur du monde (sortie du lac Titicaca) et « un héros culturel ». Comme dans la cosmogonie méso-américaine, la création n’est pas unique mais elle est précédée de tentatives manquées. Après que Wira-Kocha crée le monde et « certains gens », dans la deuxième apparition il transforme ces gens en pierres. Il créa le Soleil, la Lune et un archétype d’êtres humains dans différents endroits de la terre. Ensuite il se retire vers l’océan et disparaît. Comme en Méso-Amérique, le monde antique du Pérou se construisait et se détruisait par l’opposition de deux forces en lutte.

Les tragédies de Moctezuma et celle d’Atahualpa sont aussi parallèles, bien que des milliers de kilomètres et dix ans les séparent. Les unissent une cosmogonie similaire, le sentiment de l’illégitimité de ses pleins pouvoirs et, comme conséquence, la même histoire d’échec. A la mort de Huayna Cápac, l’empire inca est resté a divisé entre les deux frères : au nord à Quito, dans les mains d’Atahualpa, et au sud à Cuzco, dans celles de Huáscar. Pero Atahualpa entre en guerre avec son frère et le bat. Comme les Aztèques au Mexique, les Incas ont formé un empire sur des peuples andins distincts. Quand Pizarro arrive au Pérou, l’empire était divisé par les luttes fratricides. Cette même idée du pouvoir controversé par l’oppressé mais aussi par celui qui l’exerce, s’accentue avec la dispute d’Atahualpa avec son frère, devant lui et devant les habitants de la grande capitale, Cuzco.

Juste après qu’Atahualpa soit devenu l’autorité la plus élevée, des signes inquiétants sont apparus. Chacun, comme le pas d’une comète, était l’annonce pour Atahualpa d’une catastrophe. En même temps, les messagers de l’empire commencent à arriver avec les nouvelles de Viracocha, qui revient par la mer. « Huamán Poma indique, ce qui a pu être une idée consensuelle des croyances paysannes de son époque, qu’à la mort de Huayna Cápac et pendant ses funérailles à Cusco on a déchiffré la prophétie qui avait été maintenue secrète pendant plusieurs générations : quelques hommes viendraient de la mer (cocha) pour conquérir l’empire » (Burga). Eduardo Galeano, dans « Les veines ouvertes de l’Amérique Latine » (1971) se rappelle et d’une certaine façon confirme la prophétie populaire selon laquelle les Incas eux-mêmes qui ont voulu profiter de l’argent de Potosí se sont trouvés face un avertissement quechua : « il n’est pas pour vous ; Dieu réserve ces richesses pour ceux qui viennent de plus loin ».

Le 5 janvier 1533 un soldat analphabète, Hernando Pizarro, arrive à la « mosquée » de Pachacámac et profane publiquement le sanctuaire. Au courant du retour de Viracocha, Atahualpa attend les hommes-dieux à Cajamarca et les reçoit. Les Espagnols n’ont pas trouvé de résistance militaire mais au contraire : comme au Mexique, ils ont été reçus comme des envoyés divins. Un soir, dans une confusion qui n’a duré plus qu’une demi-heure, Pizarro et ses hommes attaquent la place centrale et capturent Atahualpa. Peu après ils décident de l’exécuter en le garrottant le 26 juillet 1533, avec l’excuse de punir l’assassin de Huáscar, l’empereur légitime, et promettent rendre le pouvoir à l’ancienne noblesse. Pizarro désigne un successeur à Tupac Huallpa. Puis à Manco Inca, descendants de Huayna Cápac. Plus tard il fait courir la rumeur que le corps d’Atahualpa a été incinéré. De cette façon les Espagnols essayaient d’exiler l’espoir messianique qui semblait s’éveiller parmi les natifs contre les intérêts de la noblesse indigène et l’armée occupante.

L’indien Huamán Poma de Ayala se déclare chrétien mais il insiste pour marquer la différence morale basée sur la cupidité (du capitalisme naissant européen), comme le principal défaut, qui mène à la destruction du monde. En s’adressant aux lecteurs espagnols, il écrit : « tu vois ici dans toute la loi chrétienne, je n’ai pas trouvé que soient si assoiffés d’or et d’argent les indiens, je n’ai pas trouvé qui doit cent pesos ni menteur, ni joueur, ni paresseux, ni pute, ni prostitué […] et vous vous avez des idoles dans votre ferme, et de l’argent par tout dans le monde » (1615).

Dans cette conception du monde amérindien (comme dans les écrits d’Ernesto Che Guevara, le dernier Quetzalcóatl) subsiste l’idée de que le pouvoir n’est pas une simple question de force musculaire, mais de force morale, bien que ce soit une morale discutable par d’autres peuples et d’autres mentalités. Atahualpa et Moctezuma souffrent de la mauvaise conscience de leur pouvoir illégitime et c’est pourquoi ils sont battus.

La motivation des richesses rapides dans le Nouveau Monde ne cesse jamais d’être une priorité dans les actions des conquistadors. Les invocations répétées à l’évangélisation apparaissent en premier lieu, mais peuvent être lues comme des justifications morales d’objectifs classés comme péchés capitaux par la tradition chrétienne. Tant Cortés que Pizarro, résolvent leur mauvaise conscience - basée sur la cupidité et le besoin de célébrité - en adaptant la religion à leurs actions, non leurs actions à la religion ou à leur conscience, comme le montre Cortés dans ses années de maturité. C’est-à-dire bien que motivés par la religion, peut-être comme circonstance atténuante morale, ils ne sont pas des croyants au degré où l’étaient les peuples amérindiens qui ont agi et se sont fait de battre pour leur conception du monde. Et aussi ils se sont révoltés selon cette tradition de Quetzalcoátl, bien qu’avec jamais assez de force pour initier une nouvelle ère.

L’or et le sang

Quand la démocratie d’Athènes est controversée par les autres peuples qui l’entourent, ses ambassadeurs argumentent que demander justice est propre aux vaincus, puisqu’avant personne n’avait jamais manié cet argument quand il a pu prendre quelque chose par la force. Par conséquent - non sans paradoxe - il était juste qu’Athènes soit un empire. (Thucydide)

Différente, parmi les peuples amérindiens - comme dans le Che Guevara, contre la logique marxiste - subsistait l’idée de ce que le pouvoir n’est pas une simple question de force mais de morale. Atahualpa et Moctezuma souffrent de la mauvaise conscience de leurs pleins pouvoirs illégitimes et c’est pourquoi ils sont si facilement battus par une poignée d’aventuriers ambitieux de la nouvelle Europe. Dans la foulée de la colonisation, pour l’Amérique indienne la cupidité du monde matériel sera l’une des valeurs contraires à la morale et, donc, au pouvoir légitime.

Je crois que nous pouvons résumer plus de cinq siècles d’histoire latinoaméricaine avec cette dynamique cosmique ou sémiotique : l’élément principal de la cupidité, de l’illégitimité, du malheur du monde déguisé en beauté, est l’or ; l’élément opposé, le sang. Si le sang bouge le monde, l’or le détruit désacralisant le sang, qui est l’esprit du Cosmos.

L’idée qui compare l’or au favoritisme de Dieu sera le propre de l’éthique calviniste et parfois de la pratique catholique, bien que pas de sa théologie. Les Incas et les autres peuples soumis par les Espagnols, ont commencé à comprendre que les hommes-dieux ne pouvaient pas être Quetzalcóatl et Viracocha, puisque leur manquaient les vertus morales d’un gouvernant légitime. Son plus grand défaut, l’ambition de richesses. Huamán Poma de Ayala décrit les Européens comme des bêtes cupides : « Chaque jour rien ne se faisait, mais tout était de penser à l’or et à l’argent et aux richesses des indiennes du Piru. Ils étaient comme un homme désespéré, bête, fou, sans jugement avec la cupidité de l’or et de l’argent. Parfois ils ne mangeaient pas avec la pensée d’or et d’argent. Parfois ils faisaient une grande fête, montrant que tout l’or et l’argent étaient entre les mains ».

Eduardo Galeano rappelle une anecdote de Humboldt qui, en 1802 démontrait la persistance de l’or-péché parmi la population indigène. Astorpilco, un descendant d’Incas, « tandis qu’il marchait lui parlait des trésors fabuleux cachés sous la poussière et les cendres : ’Ne sentez-vous pas parfois l’irrésistible envie de creuser à la recherche des trésors pour satisfaire vos nécessités ?’, lui a demandé Humboldt. Et le jeune homme a répondu : ’ Telle sorte d’envie ne nous vient pas. Mon père dit que ce serait un péché. Si nous avions les branches dorées avec tous les fruits d’or, les voisins blancs nous haïraient et nous feraient mal ’ » (Veines, 1971).

Une autre histoire populaire raconte, selon Carlos Fuentes, que José Gabriel Condorcanqui -Tupac Amaru- en 1780 s’est rebellé contre l’autorité espagnole, il a capturé le gouverneur et « puisque les Espagnols avaient démontré une telle soif d’or, Tupac Amaru […] l’a exécuté en l’obligeant à boire de l’or fondu » (« Le miroir enterré », 1992). En abusant de la même symbolisme, en 1781 les Espagnols ont réservé au rebelle une mort exemplaire, en lui coupant la langue d’abord -lui enlevant la parole- et après en essayant de le démembrer en tirant en vain sur ses extrémités avec quatre chevaux, jusqu’à ce qu’ils aient décidé finalement de l’égorger. Ensuite ils ont coupé ses mains et ses pieds sous une potence inutile.

« Dans Exil » (1984), Juan Gélman comprend que « l’Europe est le berceau du capitalisme et cet enfant là, dans le berceau, ils l’ont nourri avec l’or et l’argent du Pérou, Mexique, Bolivie, des millions d’indiens américains ont eu à mourir pour faire grossir l’enfant ». Le péché naît du sang de l’indien et grandit, comme les dieux espagnols arrivés par la mer, en mangeant de l’or et de l’argent.

L’une des thèses centrales de « Les veines ouvertes de l’Amérique Latine » (1971) - la référence à l’or et au sang est implicite dès le titre - peut se résumer en une phrase qui établit une continuité au rituel profane que produit la saignée : « Plus il est convoité par le marché mondial, plus grand est le malheur qu’un produit apporte avec lui au peuple latinoaméricain qui, par son sacrifice, le crée ». En 1957, en Colombie, « le bain de sang a coïncidé avec une période d’euphorie économique pour la classe dominante : est-il licite de confondre la prospérité d’une classe avec le bien-être d’un pays ? » (Veines).

Pour l’Amérique Latine, la profanation principale, sous-jacente dans la tradition narrative, écrite et orale, fut la vente du sang, la désacralisation du sacrifice par l’exploitation matérialiste. Ceux qui entendent le bienfait économique comment moteur principal et objectif de toute entreprise, ne pourront pas comprendre ce qu’ils nommeront irrationalité d’un peuple sauvage. D’autre part, ce peuple n’a pas encore articulé une pensée propre qui prend en compte ce facteur intérieur, en le remplaçant historiquement par des idées européennes, comme le libéralisme dans le XIXe siècle et le marxisme ou le néolibéralisme dans le Xxe siècle. En 1968, Mario Benedetti comprenait que « le développement n’est pas en soi une qualité morale. […] le monde du sous-développement (qui est à son tour victime et dividende du monde développé) ne doit pas seulement créer son éthique dans une rébellion, sa morale de justice, mais aussi proposer une auto interprétation de son histoire » (Révolution). Au Xxe siècle, la désacralisation du monde matériel, l’exploitation de la terre, la fièvre de l’or, seront résumés dans la culture populaire qui se produit au centre du capitalisme mondial.

L’analyse d’Ariel Dorfman sur Donald de Walt Disney, en plus de montrer du doigt les valeurs idéologiques de la bande dessinée, révèle le point de vue historique latinoaméricain : le monde colonialiste de Disney ne remplit pas seulement une fonction d’oppresseur, mais de plus il représente la désacralisation du cosmos : l’ambition de l’or, représentée jusqu’à son extrémisme par l’Oncle Picsou, qui banalise la vie humaine et fait de la nature un simple objet d’exploitation. L’amour est exclu, observent Ariel Dorfman et Armand Matterlart. La conception de l’existence est basée sur la désacralisation et la trivialisation, résumée dans le dialogue suivant : « ’Bah, le talent, la célébrité et la fortune ne sont pas tout dans la vie’ » - dit Donald-. ’Non ? Quelle autre chose reste ?’, demandent Riri, Fifi, Loulou à l’unisson. Et Donald ne trouve rien à dire, sinon : ’ Er … Humm … Eh, voyons voir … Oh - oh’ » (Donald).

Dans son livre « Persona non grata a Cuba » (1973) le Chilien Jorge Edward se rappelle de Fidel Castro à l’Université de Princeton et plus tard l’offre d’un million de dollars de la part d’un producteur de Hollywood pour l’odyssée du Granma et de la Sierra Maestra. Fidel l’a repoussé en disant que l’argent ne l’intéressait pas. Cela révèle, dit l’auteur, l’attitude étasunienne devant la Révolution cubaine. Pour ceux qui ont défendu la Révolution, l’anecdote révèle l’attitude révolutionnaire devant la culture matérialiste du marché. On disait qu’Ernesto Guevara signait simplement les nouveaux billets cubains « Che », comme une forme de dédain de la valeur matérielle de l’argent. D’une façon explicite il l’a mis dans un discours : la société révolutionnaire n’avait pas encore atteint l’état de libération du salaire et l’ordre dérivé de la circulation de l’argent (Œuvre, 1967).

De la même manière que l’empreinte des maures et des juifs survit à la purification ethnique et culturelle depuis Fernando [de Castille] et Isabelle [la Catholique], les rites, l’art et les mythes les plus profonds de l’Amérique précolombienne survivront dans le continent métis.

Dans la cosmologie amérindienne, la mort du martyr devient une victoire morale et, par conséquent, une mémoire et un exemple contre le pouvoir illégitime par la cupidité. Même un empereur originellement controversé comme Atahualpa deviendra un exemple de résistance, comme plus tard, une fois battu l’ambitieux empire espagnol dans le contexte mondial, l’ « hispanisme » resurgira comme la force contraire au matérialisme étasunien. L’or, encore une fois, en étant désacralisé devient le symbole du plus grand péché. Le sang de l’Amérique Latine devient une marchandise et, par conséquent, le plus grand sacrilège, le défaut moral des oppressés et des oppresseurs. Résister à ce péché est un ordre moral et se mesure par un sacrifice qui arrive parfois à l’offre de son propre sang. Un poète dont le militantisme l’a porté à la mort, comme Francisco Urondo, avait révélé ce sentiment dans ses vers : « rien / ne nous fera reculer : nous avons plus peur du succès que de/ l’échec ».


[1] Une dystopie est une utopie perverse, ou la réalité est inversée. Cela peut-être aussi une fiction

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