LA MORALE, L’EMPIRE ET LA FORME SILENCIEUSE DE LA GUERRE

Un peu plus de deux ans après le 7 octobre, on parle d’une trêve. Aucune bombe ne tombe, dit-on, mais les frontières restent fermées, le siège continue et le vol de terres et de vies ne connaît pas d’interruption. L’absence momentanée de bombardement n’est pas du tout la paix, c’est la forme silencieuse de la guerre : la continuation de l’ordre colonial par d’autres moyens.

Dans le langage du pouvoir, la trêve est le mécanisme qui permet de préserver la violence tout en la niant, le moment où l’empire suspend la destruction pour réaffirmer sa capacité à la gérer. Il s’agit, par essence, d’une paix administrée, dans laquelle la brutalité devient compatible avec la normalité.

Ce temps suspendu n’est pas seulement politique : il est d’abord moral. C’est le moment où se réorganise la conscience occidentale, qui, ces derniers mois, s’est exercée dans la contrition, dans les marches et les balcons, dans les drapeaux et les slogans de solidarité. Un mouvement collectif qui est apparu comme un réveil mais qui s’est avéré, dans l’ensemble - comme on l’avait craint, non sans susciter la controverse - un geste de purification. Non pas la naissance d’une nouvelle pensée politique, mais un rituel d’expiation collective : la tentative de se libérer du sentiment de culpabilité, et non de le traduire en un projet de transformation.

Il convient donc de réanalyser l’un des fondements politiques les plus essentiels et les plus falsifiés aujourd’hui : la valeur irremplaçable de la résistance. C’est un concept que la morale publique a vidé de toute signification historique et que les médias et la culture libérale ont transformé en un artefact linguistique à apprivoiser et à neutraliser. La résistance, d’une catégorie politique, a été réduite à une catégorie morale ; De la pratique de la libération à un problème d'« équilibre ».

Ceux qui, le 7 octobre, se sont empressés de condamner « sans si ni mais » n’ont pas exprimé un jugement éthique, mais un acte de soumission à l’ordre symbolique de l’empire : un moyen d’assurer la survie et la reconnaissance dans le panorama du spectacle politico-médiatique occidental.

Derrière ce sang-froid, il y avait la peur de nommer l’injustice, de violer le langage acceptable de l’empire. Les mêmes interprètes – politiciens, universitaires, juristes, leaders d’opinion – lorsqu’ils parlent de « restauration de la légalité » ou de « territoires occupés » brandissent les codicilles de la politique de deux poids, deux mesures du droit international et se réfèrent, comme si de rien n’était, aux frontières de 1967, effaçant ainsi la plus longue et la plus radicale histoire de la résistance palestinienne.

Dans leur discours, ce qui ne rentre pas dans le périmètre de la légalité occidentale n’existe pas ; Tout ce qui va au-delà de la diplomatie n’est pas digne de droit. Mais c’est précisément cette réduction de la lutte à une question de régularité juridique qui constitue la forme la plus subtile de complicité, parce qu’elle légitime l’idée que la libération doit être administrée par l’oppresseur. Ceux qui dépolitisent la résistance au nom de l’ordre, ceux qui la subordonnent à la mesure de l’acceptable, sont aujourd’hui les meilleurs alliés du capital impérialiste : prêtres de la modération, faux champions des exigences de justice et d’autodétermination palestinienne. C’est aussi de leur faute si les Palestiniens sont laissés seuls dans leur lutte - noble, rebelle, désespérée - contre un monde qui les observe pour se donner bonne conscience et les juge innocents.

Domenico Losurdo l’a décrite avec une extrême lucidité : la violence révolutionnaire est l’effet, et non la cause, de la violence de l’ordre établi. Tout système qui se présente comme garant de la paix repose sur une violence originelle, celle qui décide qui peut exister, qui peut parler, qui peut tuer sans être nommé. L’ordre mondial est basé sur cette asymétrie et l’appelle civilisation. Mais quand la violence revient d’en bas, quand les opprimés brisent la cage, l’ordre réagit non seulement par les armes, mais par la morale. C’est alors que la distinction entre violence et terrorisme devient opérante : elle sert à réaffirmer le droit du dominant à être violent sans en avoir l’air. Le colonisé qui résiste est « terroriste » ; Le colonisateur qui bombarde est « légitimé ». C’est une formule éthique qui remplace la politique et stérilise l’histoire. Le 7 octobre a été jugé à travers ce prisme, comme un acte hors de la moralité et donc hors de ce monde. Pourtant, ce que l’Occident appelle « terrorisme » est souvent le moment où l’histoire rentre dans la réalité, brisant la continuité du mensonge.

La morale libérale n’est pas l’opposé de la violence : elle en représente la forme la plus évoluée. Elle justifie l’injustice en la transformant en nécessité, élève la souffrance au rang de spectacle et n’accorde la compassion qu’à la condition que la victime le reste. L’humanisme colonial accepte la douleur des opprimés, mais pas leur libération. Pour de nombreux théoriciens occidentaux, les peuples opprimés ne méritent la solidarité que s’ils ne prétendent pas se constituer en sujets politiques. C’est à ce moment-là – lorsqu’ils revendiquent leur propre souveraineté – que la solidarité recule et que la morale revient pour défendre le statu quo.

La résistance palestinienne, qui est à la fois une résistance nationale et de classe, une lutte pour la dignité et pour l’État, contredit tout l’horizon moral de l’Occident. Elle ne demande pas l’intégration mais l’autonomie, elle ne demande pas la reconnaissance mais la souveraineté. C’est la négation vivante de l’humanitarisme comme substitut de la politique. Ceux qui condamnent « sans si ni mais » la violence des opprimés acceptent, consciemment ou non, la violence structurelle de l’ordre, acceptent que la loi du plus fort se traduise dans le langage juridique et que la guerre devienne loi.

Les manifestations qui ont traversé les pays occidentaux et le nôtre en particulier au cours des derniers mois - les places, les marches, les linceuls sur les balcons, la flottille vers Gaza - ont représenté un moment important mais fragile. Il s’agissait d’une réaction sincère, mais sans fondement politique. Leur élan était celui d’une conscience pénitente, et non d’une stratégie collective. Une pseudo-multitude qui a confondu le malaise moral avec la révolution. Il n’en reste aujourd’hui que des fragments, des buissons de protestation.

Autour de ces vestiges se déplacent, avec le langage de l’activisme et de la théorie, des figures qui parlent de transformation depuis des décennies tout en restant confortablement intégrées au pouvoir qu’elles dénoncent. La multitude – l’illusion d’un sujet global alternatif à la classe – s’est révélée une fois de plus pour ce qu’elle est : une fiction académique, construite par ceux qui n’ont plus aucun rapport à la production, au travail, à la matière de l’histoire. Il n’y a pas de révolution sans classe, et il n’y a pas de classe sans enracinement. La résistance palestinienne, au contraire, s’enracine dans la terre, dans la faim, dans le siège : c’est l’exact opposé de la politique occidentale de l’imaginaire, qui remplace la praxis par la représentation.

Les Palestiniens rentrent seuls. Seuls devant les décombres et les tribunaux, seuls devant les journaux qui les traitent comme une exception agaçante - les gêneurs, comme les définissait Gilles Deleuze dans un éditorial célèbre : la douleur au cul. Nous les avons laissés tranquilles parce que notre antifascisme implose aux marges des frontières européennes et que notre solidarité, plus esthétique que politique, ne sert qu’à nous protéger de la culpabilité, pas à partager le risque de leur lutte.

Les carrés n’ont pas produit la conscience de classe, mais seulement l’émotion collective, et l’émotion, quand elle ne devient pas organisation, s’évapore. La résistance palestinienne est aujourd’hui ce qui reste de la politique en tant que conflit réel et non symbolique. C’est le lieu où se joue la dernière forme d’internationalisme concret. C’est pourquoi l’Occident ne la tolère pas : parce qu’elle l’oblige à se regarder dans le miroir et à se reconnaître comme une puissance impériale, et non comme une civilisation.

La soi-disant trêve n’est rien d’autre que la confirmation de l’ordre mondial : un ordre qui se proclame pacifique mais qui vit de la guerre. Tant que la paix restera la forme élégante de la violence, toute condamnation moraliste continuera à faire partie du crime. La résistance palestinienne n’a pas besoin d’être sanctifiée : elle doit être comprise comme une lutte politique et de classe. Ceux qui la réduisent à une tragédie humanitaire ou à une erreur morale se rangent inévitablement du côté de l’empire, car seuls ceux qui acceptent l’idée que la libération peut être violente reconnaissent vraiment que la paix doit être juste.

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