L’indignation qui devient chorégraphie ne se produit pas par naïveté ou simple faiblesse : c’est un résultat structurel. Elle part d’un véritable élan – la volonté d’interrompre, même tardivement, une machine de mort soutenue par nos gouvernements – et aboutit à des formes de solidarité pré-emballées, parfaites pour le cycle des images : flottilles célèbres, néo-héroïnes et néo-héros omniprésents à la télévision et sur les réseaux sociaux, collections de signatures, feuilles, hashtags synchronisés, ampoules domestiques éteintes et allumées.
L'élan initial est traduit dans un langage compatible avec l'ordre que l'on voudrait ébranler. Le geste qui naît pour ouvrir une fracture devient un « signe » qui rassure tout le monde : ceux qui le font (« nous faisons quelque chose »), ceux qui le racontent (« il y a une agitation civile »). Et surtout, ceux qui gouvernent (« la démocratie respire »). Le geste qui aurait dû briser la complicité devient au contraire le mécanisme de re-légitimation des gouvernements occidentaux, leur offrant la possibilité de « s'indigner » à moindre coût, de prendre leurs distances avec le gouvernement israélien en place, sans jamais affecter l'alliance structurelle avec le projet sioniste, colonial et impérial. Dans ce jeu, les initiatives spectaculaires non seulement ne nuisent pas, mais aident l'ordre à se repositionner : elles le libèrent de l'embarras d'une complicité évidente et le restituent comme un partenaire « critique » mais fidèle. C'est la restauration sous forme d'indignation rituelle.
Le mécanisme est conçu de la manière suivante : il soustrait le poids du matériau à l’action et lui donne un surplus de visibilité. La mesure du succès n’est pas le changement dans l’équilibre des pouvoirs, mais la capacité à capter l’attention. Le paradigme « doux » du consensus qui administre l’affection et affaiblit le conflit est intériorisé. Pendant ce temps, les nœuds de béton restent intacts : l’argent et les chaînes d’approvisionnement, les armes, la logistique, les académies et les entreprises impliquées. La protestation est normalisée comme une cérémonie civile, avec des règles implicites : être présentable, mesurable, racontable. Le résultat est une citoyenneté qui proteste « de la bonne manière », et donc inoffensive.
Cette innocuité a d'ailleurs des racines précises. Elle se manifeste dans des masses qui sont restées silencieuses pendant des mois ou qui, au lendemain du 7 octobre, ont doucement approuvé la thèse d'une vengeance sanglante d'Israël comme un droit inéluctable à l'autodéfense. Le changement de cap qui s'est opéré par la suite sur les réseaux sociaux et dans les médias est un « revirement spectaculaire » qui témoigne davantage de la commodité de se rallier à une majorité perçue que d'une réelle maturation politique. Le résultat probable est une initiative communément affectée d'une déhistoricisation fatale : peut-être, dans le contexte qui se crée, n'est-il pas rare de croire que l'oppression sioniste n'a commencé à se manifester qu'il y a vingt-quatre mois et que, seulement maintenant, après avoir dépassé un certain seuil de tolérance répugnante, on peut parler sans crainte d'être contredit de génocide des Palestiniens, en ignorant la structure coloniale qui le précède et le prépare.
Dans tout cela, le paradoxe est que même les secteurs les plus radicaux, initialement réfractaires à toute domestication, se rallient à ces formats : l'événement prévaut sur le processus. L'événement est rapide, reproductible, médiatisable ; le processus est lent, conflictuel, opaque ; il ne garantit pas d'images édifiantes. L'événement offre un soulagement : il rend immédiatement de l'action, sans avoir à tisser une trame organisationnelle exigeante. Il en naît une solidarité qui console : elle apaise l'impuissance tout en la reproduisant.
Ce n’est pas un trébuchement aléatoire. Notre époque a appris à régir la conduite en dosant la visibilité et la sécurité comme techniques de gestion : voies obligatoires, réputation, popularité, protocoles pour les médias. Même le militant progressivement domestiqué se traduit en unités de mesure : présence certifiée, contenu publiable et applaudi, engagement quantifiable. L’action antagoniste se décompose en gestes que Deleuze aurait définis comme « individuels », des paquets de données qui doivent bien fonctionner au sein de plateformes qui, par construction, recyclent les dissensions dans le circuit de l’attention. La question implicite n’est donc plus « quel coût politique imposons-nous ? », mais « combien accomplissons-nous ? ». Le critère passe de la force à l’ampleur, du dommage produit à la qualité esthétique du témoignage.
En attendant, la machine de l’exception – celle qui normalise l’urgence permanente – met en place un rituel bien précis : la crise est gérée, pas interrompue. L’humanitaire prend la place du politique, l’aide remplace la responsabilité. Nous nous accrochons à un lexique moral qui supprime les liens matériels, économiques, financiers, de guerre, académiques entre nos territoires et la chaîne de la guerre. En l’absence d’emprise sur ces liens, la solidarité se traduit par une pure représentation : une rébellion de façade qui se plie immédiatement à l’ordre.
D’autre part, il faut être clair sur un point : le mérite d’avoir déclenché cette poussée mondiale n’appartient pas à un Occident qui se redécouvre soudain vertueux. Le mérite revient uniquement à la Résistance palestinienne. Avec sa fermeté matérielle, avec sa capacité à frapper la machine coloniale, elle a forcé un monde désintéressé, mal informé et orienté, pêle-mêle imposé par le pouvoir et la consommation, à prendre position. Le risque, une fois de plus, est que les véritables auteurs de cette indignation – les Palestiniens avec leur lutte et leur sacrifice – ne soient pas écoutés dans l’enseignement politique anticapitaliste et anti-impérialiste qu’ils produisent, investis d’une vague émotionnelle qu’ils ont eux-mêmes générée mais qu’ils ne contrôlent pas.
C’est là que le mot Sumud est submergé par son double marque. D’une part, il y a l’obstination matérielle de ceux qui, sous l’occupation, maintiennent les écoles ouvertes avec des moyens de fortune, cultivent les bandes de terre survivantes, reconstruisent les quartiers, interrompent les dispositifs de colonisation là où et comme ils le peuvent ; d’autre part, la version domestiquée pour la consommation occidentale : une histoire édifiante, propre, avec une morale universelle qui ne dérange pas les salons. Le premier construit des infrastructures de survie et de résistance ; le second construit l’audience. Dans le premier, le centre de gravité est interne : les priorités, les temps et les langages naissent de l’urgence de ceux qui subissent la violence ; Dans le second, le centre de gravité est externe : le rythme est celui de nos plateformes et de la vague de l’attention numérique.
Sur le plan subjectif, tout cela alimente un cycle d’impuissance réflexive. Le rituel ne suffit pas, mais il se poursuit, parce que c’est ce que l’on a sous la main, parce que s’offrir comme témoin sauve du naufrage. La récompense prend la forme d’une reconnaissance morale, de micro-récompenses réputationnelles, d’appartenance à une communauté symbolique qui apaise et rassure - une forme d' « interpassivité » comme dirait Fisher, Žižek, « quelque chose agit pour vous ». Pendant ce temps, la normalité catastrophique se poursuit sans être perturbée : l’événement allège un instant le poids de la réalité, puis ramène un calme plus facile à gouverner.
La clé n’est pas de diaboliser chaque geste visible. L’enjeu est sa position dans la chaîne stratégique. Un symbole peut être une charnière ou un capuchon. Il s’articule lorsqu’il ouvre des étapes qui consolident les capacités collectives : recrutement, formation, cartographie des nœuds critiques, alliances de travailleurs et d’étudiants, campagnes dans les chaînes d’approvisionnement. C’est un bouchon s’il est épuisé dans son apparence. La règle empirique s’applique : si une action n’impose pas de contraintes à un complice, elle n’offre probablement qu’un soulagement à la personne qui l’accomplit.
Une politique qui ne peut pas être apprivoisée commence donc par un changement de mesures. Une action n’est pas évaluée par le nombre de partages qu’elle génère, mais par le coût imposé à un acteur concret. Le cœur est la cartographie des liens : où et comment nos territoires nourrissent, protègent, assurent, légitiment l’architecture de la violence. Universités avec des mémorandums actifs, laboratoires avec des commandes à double usage, flux financiers, assurances sur les routes commerciales, ports, plaques tournantes aéroportuaires, salons de l’aérospatiale et de l’armement, contrôle élastique des exportations : chaque nœud est une lacune. Il s’agit de convertir la solidarité du storytelling à l’interdiction : brouiller les procédures, compliquer les autorisations, bloquer les parrainages, annuler les partenariats, déclencher des litiges, bref, rendre la complicité toxique.
Ce travail demande de l’organisation, pas un enthousiasme intermittent. L’organisation, c’est la continuité, la discipline, les chaînes de transmission entre ceux qui étudient et ceux qui agissent, entre les lieux de formation et les lieux de travail, entre les étudiants, les chercheurs, les techniciens, les agents de santé, les opérateurs logistiques. Il s’agit de remplacer l’image de marque du militant par la responsabilité d’un collectif. Il s’agit de construire des institutions antagonistes – non pas des bâtiments parallèles, mais des habitudes, des structures, des outils – capables de durer au-delà de l’événement et du pouvoir sédimentaire.
La flottille qui absorbe toutes les ressources narratives devient le spectacle qui permet aux gouvernements d’attendre que la vague médiatique passe. Vous avez besoin d’un calendrier recto-verso : des actions visibles calibrées pour ouvrir des canaux et un travail invisible qui les traverse jusqu’à la fin. La politique revient quand les espaces de « bonne conscience » sont réduits et que ceux de la responsabilité augmentent.
Il y a une autre conversion à faire : une mise à distance par rapport à l’humanitaire inoffensif. Nous n’aidons pas ceux qui souffrent, mais nous interrompons notre complicité. C’est un changement de sujet et de verbe. Le poids passe du sentiment à l’acte, de la compassion au lien. Le résultat est un lexique plus aride, moins édifiant, plus exigeant : la capacité de dire même « ça n’a pas marché, changeons la méthode ». La sévérité n’est pas le cynisme : c’est l’antidote au fatalisme spectaculaire.
Enfin, la question du regard. Si le centre de gravité reste dans le public occidental, nous continuerons à nous demander comment nous rendre présentables. Si le centre de gravité se déplace vers les besoins et les moments de ceux qui résistent sur le terrain, alors la présentabilité devient sans importance. La solidarité ne « parle » pas : elle se rend disponible. Elle ne dicte pas l’ordre du jour : elle relie les leviers locaux à une conception plus large. Cela réduit l’anxiété de performance et augmente la responsabilité : il ne s’agit pas de bien dire, mais de bien servir.
Cette approche ne recherche pas le consensus, mais crée des frictions. Et le conflit est le signe que la réalité matérielle est affectée, et non sa représentation. Alors que le geste spectaculaire est épuisé en apparence, l’action politique construit une cohérence collective. L’objectif est donc l’efficacité stratégique : devenir un obstacle incontournable. Face à cela, le spectacle termine son expérience éphémère : simplement, en se dissolvant.