Gaza et le récit de l'inadéquation bourgeoise

Il existe des articles qui, sans le vouloir, finissent par en dire beaucoup plus sur la société qui les produit que sur l'événement qu'ils relatent. L'article « Pensieri in marcia per Gaza. Tra rabbia e scollamento » (Pensées en marche pour Gaza. Entre colère et déconnexion) de Giulia Pilotti dans Domani, dans lequel elle raconte sa participation à la manifestation milanaise pour Gaza, n'est pas tant une analyse politique qu'un journal intime. Pourtant, il a le mérite de déclarer avec une candeur presque désarmante tout ce qui est généralement caché derrière la rhétorique de la rue et du prétendu « mouvement naissant ».

L'incipit est déjà révélateur : « Lundi dernier, sous une pluie digne de la mousson thaïlandaise, j'ai emmené mon fils à la crèche avant de rejoindre le cortège... Pour tout dire, je suis d'abord allée prendre mon petit-déjeuner dans une pâtisserie, pour répondre à la question posée par Gassman dans La terrazza : à quelle heure a lieu la révolution ? Et comment vient-on, déjà rassasié ? ». Il n'y a aucune reconnaissance de l'urgence historique, ni aucune référence au génocide, qui n'est d'ailleurs jamais mentionné dans le texte. Gaza n'apparaît pas comme une plaie ouverte, mais comme un arrière-plan lointain. Milan est le théâtre et, surtout, le centre reste le narrateur, occupé à enregistrer ses étapes quotidiennes avant la marche. C'est la réduction de la tragédie à un cadre existentiel, la politique comme intermède dans la routine, et déjà ici se dessine l'horizon d'un geste qui ne transcende pas l'auto-récit.

Entre deux pas, la bande sonore du cortège évoque une fois de plus la dimension privée plutôt que publique : « Elle flotte autour de nous comme une chanson des 99 Posse, je pense à deux choses : la première est qu'après environ quinze ans, les paroles de Rigurgito antifascista sont encore gravées dans mon cerveau, alors que j'ai oublié toutes les déclinaisons latines ; la seconde est que je sais que manifester est une bonne idée, mais comme d'habitude, j'ai le sentiment que cela ne sert à rien. » On trouve ici une image bien composée de l'ambivalence bourgeoise : le souvenir d'un morceau de musique comme seul héritage durable, opposé à l'effacement de toute formation politique ou culturelle structurée ; la conscience que « manifester est une bonne idée », immédiatement annulée par le sentiment que cela est inutile. C'est le témoignage de quelqu'un qui sait déjà que le geste sera inefficace et qui, justement, le fait comme un rituel qui sert à se confirmer soi-même. Ce n'est pas une dénonciation politique, mais un autoportrait de l'impuissance.

Cette autodérision est encore plus explicite dans un autre passage : « ... je me demande s'il n'y a pas de meilleurs moyens que celui-ci, si la révolution ne peut pas changer et trouver des moyens plus efficaces pour se réaliser. La réponse est probablement non, surtout pas grâce à moi, qui, à hauteur du Piccolo Teatro, abandonne le cortège pour rentrer chez moi tirer mon lait, tout comme Che Guevara. » Le rapprochement entre un besoin personnel et la figure symbolique de la révolution est paradoxal. Mais il est aussi révélateur : la protestation est vécue comme un fragment individuel, une parenthèse interrompue par la vie privée. Il n'y a pas d'horizon collectif, pas de volonté d'organisation. La politique se dissout dans l'actualité quotidienne, la révolution se réduit à une parenthèse ironique dans la liste des choses à faire.

L'article atteint son apogée lorsqu'il souligne le décalage insupportable entre la réalité et notre propre bien-être : « Je crois qu'il y a un certain décalage entre la colère, la tristesse, l'horreur que l'on ressent face aux nouvelles que nous lisons chaque jour et le bien-être que nous cultivons dans nos vies privées, entre les photos des petits cadavres de Gaza enveloppés dans des draps approximatifs et la housse de pluie avec laquelle j'avais recouvert le landau de mon fils ce matin-là pour qu'il ne prenne pas une seule goutte d'eau. » C'est une prise de conscience qui ne laisse pas indifférent : d'un côté, le massacre d'enfants réduits à des chiffres, de l'autre, le souci de protéger son propre enfant des intempéries. Le fossé est déclaré avec sincérité, mais reste stérile. L'horreur ne se traduit pas par une lutte, mais par un sentiment qui sert à s'expliquer a posteriori.

Ainsi, le sens de l'engagement se réduit à une obligation morale envers son enfant : « Me mettre en position de raconter à ce bel enfant sec que sa mère était avec les bons et que, lorsque l'Italie s'est arrêtée pour protester, elle était dans les rues de Milan du bon côté (au moins jusqu'à midi, puis elle devait tirer son lait). » La politique devient ainsi un récit domestique, sans effet réel. C'est l'idée qu'il suffit de témoigner de sa présence pour qu'un jour on puisse en parler en famille, comme si l'éthique du souvenir remplaçait la pratique de la lutte.

La seule allusion à la radicalité apparaît dans la réflexion sur les affrontements : « Peut-être que les vitres brisées de la gare centrale sont la réponse à ces questions, si ce n'est que cela ne sert peut-être à rien non plus. Si au moins cela avait été les vitrines de Montenapoleone, Milan aurait alors pris note de l'événement. Au lieu de cela, mardi, la Fashion Week a commencé, et la ville a continué à avancer à un rythme soutenu, réécrivant grossièrement l'histoire. » Une véritable intuition émerge ici : bouleverser les lieux de privilège. Mais elle est immédiatement rejetée dans le lit de la résignation : cela ne sert à rien non plus et la ville reste indifférente. C'est l'éclair d'une vérité qui reste sans conséquences.

Dans l'ensemble, l'article ne dit rien sur Gaza, rien sur la résistance, rien sur le génocide, mais beaucoup sur la société occidentale qui s'observe et se mesure elle-même. Ce n'est pas un défaut de l'auteure, qui a au moins la triste honnêteté de le dire avec légèreté et ironie : la politique est vécue comme une expérience personnelle, entre tâches et rituels personnels, plutôt que comme une lutte. C'est précisément cette sincérité qui le rend précieux : parce qu'il photographie clairement une partie importante de la population qui se déverse dans la rue et qui prolifère ensuite sur les réseaux sociaux, dans l'essaim des likes, des petits cœurs, des hystéries quotidiennes, consumée par un état d'abrutissement alimenté par des informations toxiques et l'absence de formation politique.

Il ne s’agit pas d’une masse négligeable : au contraire, elle constitue une partie très importante de la société contemporaine, usée par la routine et la consommation, par la concurrence pour tout, prête à manifester avec une indignation éphémère et très prête, ensuite, à retourner dans ses cages de contrôle quand et si les massacres cessent - temporairement. Pour cette raison, le témoignage de Pilotti n’est pas seulement un journal intime, mais un document social qui soulève de très sérieux doutes sur l’ontologie même du « mouvement naissant » que certains optimistes veulent théoriser et attribuer à cette population. Plus qu’une subjectivation politique, c’est le reflet instable d’une conscience bourgeoise, intermittente et incapable de devenir une lutte.

Contrairement au bilan proposé dans l'article commenté, la grève du lundi 22 septembre a révélé des tendances intéressantes, notamment en raison de son caractère autonome et non hétéro-dirigé. Le risque demeure qu'elle se perde dans la discontinuité. Pourtant, le peu d'authenticité politique qui émerge de notre côté face à l'immense tragédie palestinienne ne devrait pas être dispersé : c'est l'héritage d'une résistance noble, la seule force capable de fissurer le ciment colonial qui lie le sang et le spectacle et d'ouvrir la voie à une véritable politique de libération.

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