Rente, populisme et question économique en Algérie. Réflexion sur un système en crise.

Un livre du professeur en économie Samir Bellal

Les éditions Amel, à Alger, viennent de publier un ouvrage qui rassemble divers articles sur l'économie algérienne écrits par l'universitaire Samir Bellal. C'est un ouvrage éclairant que devraient lire tous ceux qui sont intéressés par l'économie algérienne, notamment les enseignants-chercheurs et étudiants en sciences économiques, mais aussi les syndicalistes et tous ceux désirant améliorer leur culture économique. L'ouvrage expose les causes structurelles, économiques mais aussi politiques, qui font obstacle à la transition vers une économie productive. L'auteur m'avait demandé d'écrire une postface où j'explique pourquoi cet ouvrage, de haute qualité académique, est à lire et à discuter.

Postface

Samir Bellal est un enseignant-chercheur qui étudie l’économie algérienne dans une perspective macro-économique et dans ses rapports à l’Etat, principal investisseur et employeur du pays. Outre son livre La crise du régime rentier (éditions Frantz Fanon, 2017), issu d’une thèse soutenue à l’université Lyon 2 et à l’Institut National de la Planification et de la Statistique d’Alger, il publie régulièrement des articles dans la presse nationale, où le niveau académique n’est pas compromis par la volonté d’expliquer la complexité du raisonnement économique aux non-économistes.

Il contribue ainsi à la formation d’une culture économique générale qui explique que les prix obéissent à un mécanisme qui a ses propres lois. Éclairée par des références théoriques, la réflexion de Bellal se donne comme objet empirique l’économie algérienne dont il découvre qu’elle est plus difficile à analyser qu’une économie d’un pays développé. La raison est que, en Algérie, l’économie est encastrée dans le politique. Cela relève du développement historique des sociétés et non d’une essence culturelle.

L’économie politique, science de la production et de l’échange des marchandises, est née au 18èm siècle en Europe, à une époque où la bourgeoisie ascendante avait comme projet d’imposer l’autonomie de deux sphères importantes de la vie sociale : le politique et l’économique. L’autonomie des champs des différentes activités sociales signifie que chaque champ obéit a ses propres règles. La sociologie, avec Durkheim et Weber, a mis en avant le concept de différentiation sociale pour souligner que la société traditionnelle et la société moderne ont des logiques de fonctionnement qui leur sont propres. La première n’est pas différenciée, tandis que la seconde l’est. Les pratiques sociales, dit Pierre Bourdieu, se déroulent dans des champs autonomes et obéissent à leurs propres règles sans interférence déterminante des autres champs. C’est ainsi que le champ économique obéit aux lois de la formation de prix sans ingérence des rapports de parenté, de la religion ou de la politique administrative.

Mais cette autonomie ne signifie pas absence de l’Etat ; au contraire, il faut un Etat qui protège l’autonomie des différents champs, notamment le champ économique menacé de l’intérieur par une dynamique autodestructrice menant vers le monopole, et de l’extérieur par des forces politiques qui se livreraient à la prédation et qui donc fausseraient la concurrence.

Le père fondateur de l’économie politique, Adam Smith, qu’une lecture réductrice présente comme un néo-libéral, écrit à ce sujet : « Le commerce et les manufactures ne peuvent guère fleurir longtemps dans un Etat qui ne jouit pas d’une administration bien réglée de la justice, dans lequel la foi des conventions n’est pas appuyée par la loi et dans lequel on ne sent pas la possession de ses propriétés parfaitement garantie, et dans lequel on ne voit pas l’autorité publique prêter sa force d’une manière constante et réglée pour contraindre au paiement de leurs dettes tous ceux qui sont en état de les acquitter » (La richesse des nations, p. 555). Sous la protection juridique de l’Etat, une main invisible pousserait le marché à trouver par lui-même une situation d’équilibre.

A travers cette citation, A. Smith explique que le marché libre a besoin d’un Etat, expression politique d’une société civile, qui régule ses contradictions par le droit. Ce n’est pas un paradoxe que de constater que la liberté, dont la liberté de vendre et d’acheter a besoin d’un Etat pour la protéger. C’est ainsi que Jean Jacques Rousseau se disait plus libre dans une cité policée que dans une jungle. En effet, comme le montre Mc Pherson, le marché ressemble à l’état de nature hobbesien, la guerre de tous contre tous menée avec la violence symbolique de l’argent et non avec la violence physique des armes. C’est pourquoi un marché sans Etat est une utopie néo-libérale qui ne verra jamais le jour.

Deux siècles après A. Smith, Karl Polanyi explique que la naissance du marché est la plus grande transformation de l’histoire de l’humanité depuis le néolithique. En s’appuyant sur l’histoire de l’Angleterre de la fin du 18èm et du début du 19èm siècle, il montre, dans son célèbre livre La Grande Transformation (Gallimard, 1984) que le marché ferait imploser la société si l’Etat n’impose pas des régulations. L’échec des politiques néo-libérales, inspirées par F. von Hayek et M. Friedman, indique que la société n’est pas une combinaison d’utilités marginales comme le présuppose l’optimum de Pareto. Elle est « un système de coopération entre citoyens libres et égaux » pour John Rawls qui critique l’utilitarisme de l’économie néo-classique à partir de la philosophie de Kant. L’Etat-providence existe même aux Etats-Unis où les puissances de l’argent rêvent de le démanteler.

Mais dire que l’Etat est nécessaire au marché ne signifie pas qu’il doive se substituer à lui ou le remplacer par une économie administrée qui ignore les mécanismes de formation des prix. Le projet soviétique de construire une économie non capitaliste dirigée par une administration centralisée a mené l’Union soviétique stalinienne vers le stade historique précapitaliste proche du mode de production asiatique dont parle Karl Marx pour décrire les Etats autoritaires des sociétés hydrauliques et du despotisme oriental.

Pourtant, au début des années 1920, la Nouvelle Économie Politique, inspirée des travaux de l’économiste E. Préobrajensky, laissait espérer le dépassement du marché capitaliste en jouant sur ses contradictions. E. Préobrajensky savait, pour avoir lu Léon Walras, avec son compatriote Wassily Leontieff, qu’on commande le système de prix en lui obéissant. C’est en Russie soviétique que Leontieff a mis au point son Tableau d’Échange Interindustriel qui inspirera plus tard Gérard de Bernis. Ce dernier forgera le modèle théorique de l’industrie industrialisante en appelant à « noircir la matrice inter-industrielle ». Ce modèle fut la référence théorique de la planification en Algérie dans les années 1970.

A la lumière des expériences européenne et soviétique, comment se pose la problématique du rapport Marché-Etat en Algérie ? C’est à cette thématique que s’intéresse Samir Bellal qui se demande pourquoi, en Algérie, la masse financière issue des exportations des hydrocarbures n’a pas donné naissance au développement malgré les investissements opérés par l’Etat. Rappelons que dans les années 1970, l’Etat avait consacré une proportion importante du PNB (25-30%) pour développer une base industrielle productive. Samir Bellal avance quelques pistes de recherche pour expliquer cet échec par rapport aux objectifs que l’administration s’était fixés.

Les planificateurs des années 1970 évoquaient la décennie 80 pour atteindre le niveau industriel de l’Espagne. L’expérience algérienne incite à poser la question suivante : qui de l’Etat ou de la société est capable de créer le marché ? En Europe, le pouvoir économique de la bourgeoisie ascendante a imposé son autonomie et ses revendications politiques à l’aristocratie et aux monarchies féodales. A l’inverse, en Algérie, le pouvoir politique a eu pour stratégie d’empêcher l’émergence d’un pouvoir économique qui revendiquerait à terme l’institutionnalisation des rapports d’autorité.

A la différence de l’Europe où c’est la société civile qui a créé le marché, en Algérie, c’est l’Etat qui a tenté, jusqu’à la fin des années 1980, de créer un marché qui produit des biens et services. Si en Europe, le pouvoir économique était devenu suffisamment fort pour s’imposer au pouvoir politique, en Algérie, le pouvoir politique, tout en essayant de créer une économie productive avec le capital public, fait tout pour empêcher l’émergence d’un pouvoir économique qui risque de contrôler l’Etat. C’est la quadrature du cercle : comment développer l’économie en empêchant la naissance d’un pouvoir économique qui risque de devenir politiquement autonome ? Est-il possible qu’un Etat crée un marché reposant sur la propriété privée sans que cette propriété privée ait des visées hégémoniques sur l’Etat ?

Le seul cas historique où l’Etat a créé un marché, c’est la Chine sous la direction du parti communiste. Cette expérience est intéressante à étudier à plus d’un titre. En trente ans, la Chine est devenue une puissance économique mondiale sans Etat de droit et sans « libertés bourgeoises » qui, traditionnellement, accompagnent le marché. Elle a permis la croissance d’un secteur privé encouragé à exporter, en veillant à deux conditions. Premièrement, les hommes d’affaires du secteur privé ne transforment pas leur pouvoir économique pour mettre en cause la suprématie du parti communiste sur l’Etat.

Les dirigeants communistes disaient aux propriétaires d’entreprises privées : enrichissez-vous, exportez, mais ne cherchez pas à transformer l’Etat. Le parti communiste a créé les conditions politiques d’exploitation de la main-d’œuvre chinoise, payée avec un salaire dérisoire. Rappelons que les ouvriers n’ont pas le droit d’avoir un syndicat autonome du parti communiste. En deux décennies, et en jouant sur la différence de niveaux de vie des ouvriers chinois et occidentaux, la Chine est devenue un atelier manufacturier pour le reste du monde.

Deuxièmement, les dirigeants du parti et les hauts fonctionnaires de l’Etat ne se sont pas impliqués à titre personnel dans l’accumulation des richesses. Le contrôle de l’administration et de l’armée par le parti communiste est strict et dissuade toute velléité d’utiliser l’autorité de l’Etat à des fins d’enrichissement personnel. Les quelques cas rapportés par la presse ont été sanctionnés par des condamnations à mort.

Les communistes chinois avaient compris que la corruption est un mécanisme rentier qui augmente les prix des produits fabriqués localement et qui handicape la compétitivité sur le marché international. Ces deux conditions ont assuré la compatibilité entre un capitalisme économique outrancier et le caractère autoritaire de l’Etat refusant toute liberté politique aux citoyens. L’idéologie communiste du régime s’est accommodée d’un système économique capitaliste qui fournit à l’Etat des capacités financières immenses. N’ayant pas de rente minière, la Chine est arrivée à donner naissance à un pouvoir économique qui ne menace pas, pour l’instant, le régime hérité de la révolution communiste.

La comparaison avec l’Algérie serait intéressante, dans la mesure où, dans les années 1980, comme en Chine à la même époque, les autorités ont abandonné l’option socialiste et ont ouvert au capital privé la possibilité d’investir et de contribuer au développement. Mais à l’inverse de la Chine, le secteur privé s’est enrichi en important des biens fabriqués à l’étranger, notamment en Chine, plutôt que d’exporter des biens fabriqués localement. En schématisant, en Algérie, le secteur privé n’enrichit pas l’Etat comme en Chine ; c’est l’Etat qui l’enrichit à travers des mécanismes de prédation protégés par des réseaux clientélistes liés au personnel de l’Etat.

En Chine, le développement économique a été conçu comme une stratégie existentielle dans le cadre de la compétition avec l’Occident. Il était une nécessité vitale pour se protéger de l’hégémonie américaine. En Algérie, le développement économique n’était pas politiquement nécessaire pour se protéger de l’hégémonie de l’Occident, puisque la rente énergétique donnait aux dirigeants une aisance financière qui les dispensait d’avoir recours à l’aide financière de l’Occident. Politiquement, la rente protégeait l’Etat des influences extérieures, mais économiquement, elle rendait l’économie plus dépendante du marché international.

Issue de l’exportation des hydrocarbures, la rente a des conséquences négatives à l’intérieur du système algérien pour avoir perverti la sphère économique et la sphère politique. Les articles de Samir Bella montrent que l’Algérie a mis en place un système économico-politique cohérent régulé par la rente qui satisfait des objectifs politiques sans créer les conditions de l’accumulation ni dans le secteur d’Etat ni dans le secteur privé. Les contraintes de ce système sont politiques et non financières, sauf quand le prix du baril de pétrole baisse et que les recettes de l’Etat diminuent. À ce moment, les dirigeants parlent de réforme, réforme vite oubliée quand le prix du pétrole repart à la hausse.

Cristallisation d’une valeur créée ailleurs, la rente a structuré un système socio-politico-économique qui se reproduit sans accumulation et qui est vulnérable à la baisse des prix mondiaux des hydrocarbures. Le système social algérien, qui a trouvé dans le populisme l’idéologie qui lui donne sa cohérence, est formé de sous-systèmes intégrés par la rente ; il est régulé par une logique politico-administrative qui refuse que la sphère des biens matériels obéisse à la dynamique walrassienne des prix, faussée par la fixation arbitraire de la parité du dinar, et par les subventions étatiques des biens de première nécessité. Cette régulation politico-administrative n’exprime pas forcément la domination d’une classe qui se serait appropriée l’Etat, ou une tendance de la caste militaire à la prédation.

Elle est plutôt héritée de l’histoire du pays qui a légué au nouvel Etat un populisme qui croit naïvement défendre le peuple contre les effets inégalitaires du marché. Ceci est une constante de la politique économique mue par l’utopie anti-marché et qui, par une ruse de l’histoire, empêche la formation des mécanismes d’accumulation, ce qui est porteur de dangers graves pour le futur du pays. Samir Bellal montre que, de façon insidieuse, la rente pèse sur l’ensemble des rapports sociaux, Car le système social algérien a comme effet pervers de créer une dynamique dans laquelle le comportement rentier obéit à une rationalité qui résulte de l’environnement institutionnel. Volontairement ou non, l’Etat a laissé se développer «des stratégies de captation de rente (rent-seeking) qui découragent la production, y compris dans les entreprises publiques et privées qui cherchent à tirer profit de la logique des prix administrés». Le gouvernement est conscient de ces dynamiques et a plusieurs fois montré des volontés de réformes pour améliorer le rendement des lourds investissements réalisés depuis des décennies.

Malheureusement, les réformes n’ont pas été efficaces parce qu’elles ne remettaient pas en cause la logique globale du système socio-politico-économique. Pour diverses raisons, le gouvernement n’a pas la force pour opérer des ruptures qui remettraient en cause la logique rentière du système. Probablement que les décideurs estiment que le coût politique d’un changement institutionnel portant sur le rapport salarial, sur la monnaie, sur l’insertion internationale, etc., serait trop élevé.

Le gouvernement poursuit alors une chimère en appelant à augmenter la production et à exporter des biens manufacturés tout en maintenant une régulation par la rente. Après la baisse drastique des prix des hydrocarbures en 2014, le gouvernement a cherché à opérer des transferts soit par la fiscalité (gouvernement Sellal), soit par le recours à la création monétaire (gouvernement Ouyahia) pour «une répartition politiquement plus efficace de la rente» avec une perspective de jeu à somme nulle. N’ayant pas été capables d’accroître le gâteau à répartir, les gouvernements successifs ont cherché à réduire la part de chacun.

C’est dans ce cadre qu’est mené le débat sur les subventions sans poser la question fondamentale du rapport salarial dans son ensemble. Ce n’est pas en diminuant les revenus des ouvriers et des fonctionnaires, ou en supprimant le filet social que l’accumulation sera assurée ; c’est plutôt en ayant une politique de l’offre, et pour cela, il faut envisager des réformes institutionnelles pour changer de mode de régulation.

Pour renforcer son analyse du régime rentier, S. Bellal devait écarter la théorie de «Dutch Disease» (syndrome hollandais) dont serait victime l’Algérie, selon certains économistes. Il explique que ce modèle est valide pour une économie développée obéissant aux lois du marché et dans laquelle la parité de la monnaie est influencée par une balance commerciale excédentaire.

Dès lors que la parité de la monnaie est orientée vers la hausse, les exportations des biens manufacturés seront handicapées dans un contexte de concurrence internationale, ce qui entraîne la désindustrialisation qu’a connue en effet la Hollande exportatrice de gaz naturel. Ce schéma, dit S. Bellal, ne s’applique pas à l’Algérie parce que, d’une part, la parité du dinar est fixée par décision politico-administrative selon les besoins monétaires de l’Etat et, d’autre part, les exportations hors hydrocarbures sont trop faibles pour envisager un tel mécanisme. Dans son ouvrage La crise du régime rentier, cité précédemment, il écrivait : «En privilégiant le rôle de signal joué par les prix et en se référant au cas d’une économie monétaire et homogène (i.e. les pays développés), avec des acteurs répondant parfaitement au jeu des prix, le modèle de Dutch Disease est difficilement applicable dans les pays en développement où les économies sont désarticulées et où règnent de nombreuses imperfections de marché» (p. 44).

La lecture des articles de Samir Bellal invite à prendre du recul et à poser la question du caractère rentier du système socio-politico-économique et à interroger la signification théorique des concepts de la science économique s’agissant de l’Algérie. S. Bellal pose des questions pertinentes : qu’est-ce qu’un prix dans un régime rentier ? Quelle est la fonction du salaire dans un tel régime ? Y-a-t-il une demande effective dans le sens de Keynes en Algérie ? Le dinar est-il une monnaie susceptible d’être du capital productif ou est-ce seulement un moyen d’échange permettant d’acquérir des biens de consommation ? etc.

Ces questions sont posées à la suite de l’analyse des statistiques qui montrent les tendances lourdes de l’économie algérienne qui relève plus du modèle physiocratique que du modèle classique ou néo-classique. Le passage d’un modèle à un autre n’est pas technique et nécessite des changements institutionnels profonds que la population a demandés lors des marches pacifiques qui avaient commencé le 22 février 2019.

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