Algérie : esquisse d’une sociologie d’une pancarte apparemment anodine mais chargée de sens

Ce panneau ci-dessous, planté sur une plage, composé de trois mots « Mamnou3 les couples », pourrait être le prétexte empirique d’une réflexion sociologique sur les dynamiques sociales et culturelles de la société algérienne déchirée par la volonté du groupe d’une part et les désirs de l’individu d’autre part. Avare en mots, ce panneau sobre dit énormément de choses si on l’écoutait au lieu de le lire. On peut le faire parler pour découvrir comment ce qu’il dit montre et cache ce qu’il ne dit pas. Il est chargé d’une mémoire sociale qui veut être fidèle à la morale des ancêtres qui redoublent de férocité (K. Yacine) quand ils sentent que leur ordre social est remis en cause. Son analyse sémiotique et sociologique est pleine d’enseignements. Ce n’est pas un signe passif ; c’est un symbole actif qui cristallise les contradictions d’une société qui n’est plus traditionnelle mais pas encore moderne.


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Il faut d’abord remarquer que le panneau est bilingue, « Mamnou3 aux couples », usant l’arabe et le français. Ce bilinguisme n’est pas innocent car les mots ne sont pas neutres. Ils véhiculent une culture et une histoire qui façonnent leur contenu sémantique.

L’auteur anonyme aurait pu écrire : « Interdit aux couples ». Mais cela pourrait signifier que c’est la mairie ou la préfecture qui l’aurait planté. Seules les institutions de l’Etat interdisent au nom de la Loi. Or la loi en Algérie n’interdit pas aux couples d’être présents dans l’espace public, y compris les plages.

Comme l’Etat n’interdit pas aux couples d’être dans les plages, l’anonyme qui parle au nom de la société va s’en charger en utilisant le mot « mamnou3 » et non interdit. Seul l’Etat interdit en référence à la légalité, mais la société « tamna3 » en référence à la morale. Le « mamnou3 » du panneau vient de la société et non d’une institution chargée de la légalité.

Dans les Etats de droit, interdire en dehors de la légalité est en soi un délit susceptible d’être puni par la loi. Ce « mamnou3 » est une interdiction illégale, interdiction désincarnée dont on ne sait pas qui l’a décrétée. Les autorités sont en droit d’ouvrir une enquête pour déterminer qui s’est permis de se substituer à l’Etat pour interdire.

En Espagne, en Italie, en France…, la gendarmerie ferait une enquête pour trouver et arrêter l’auteur anonyme du panneau qui défie le monopole de l’Etat à dire le droit. En Algérie, il n’y aura pas d’enquête et l’Etat préfère ne pas se mêler d’un problème idéologique qui oppose la société à l’individu. Par contre, si le panneau revendiquait la libération des détenus d’opinion du Hirak, ou bien s’il était écrit « Tebboune démission », la gendarmerie serait intervenue pour arrêter des suspects qui seront déférés devant le juge pour atteinte à l’ordre public. Ceci est la dimension politico-juridique cachée du panneau.

Sa dimension sociologique montre que, dans l’espace public, et en particulier à la plage, la présence du couple n’est pas recommandable, « la yajouz, makrouh ». L’auteur a utilisé le mot « couple » en français et non le mot arabe « zawjane » qui implique l’idée de mariage. « Zawjane » implique une relation légitime à la différence du mot couple qui signifie pour les Algériens une relation d’un homme et d’une femme non forcément mariés.

Mais c’est plus profond encore. « Zawjane » renvoie au mot deux, alors que le couple est un. Le couple n’a pas toujours existé, même en Occident où il apparaît avec la famille nucléaire vers la fin du 18èm siècle (voir Edward Shorter, Naissance de la famille moderne). La société algérienne résiste à sa naissance même si les conditions sociologiques favorisent désormais la famille conjugale au détriment de la famille élargie traditionnelle (3ayla). Ce que l’opinion craint à travers cette pancarte, c’est que le « zawjane » montre en public sa face intime. Non que la société traditionnelle refuse l’intimité ; elle veut seulement qu’elle soit confinée à l’espace privé. « Ostar ma star Allah ».

Par ailleurs, montrer publiquement des sentiments pour sa femme contrarie l’éthos algérien de la virilité masculine destinée à la reproduction de l’espèce. La femme n’est pas la compagne de l’homme ; elle est sa partenaire pour faire des enfants dans le cadre légitime du « zawaj ». Dans la société traditionnelle, la future épouse de l’homme est choisie en général par sa mère qui fait d’une pierre deux coups : elle amène une femme pour son fils et une belle-fille pour elle-même.

Quand elle la présente, elle ne dit pas c’est la femme de mon fils ; elle dit c’est ma belle-fille (kenti). Elle se méfie d’elle parce qu’elle la soupçonne de vouloir éloigner d’elle son fils, d’où les malheurs de la « kenna », souffre-douleur dans l’espace domestique. L’homme de la femme algérienne n’est pas son mari ; c’est son fils dont elle craint qu’il soit pris par une autre femme qui voudrait former un couple avec lui (voir Lahouari Addi, Les mutations de la société algérienne).

La rivalité belle-mère belle-fille dans l’espace domestique est l’une des raisons principales du taux élevé des divorces en Algérie. Au tribunal, la femme en instance de divorce dit au juge : « je me suis mariée à lui et non à sa mère ». La belle-mère s’oppose à l’émergence du couple qui menace son autorité sur la « 3ayla » où elle exerce le pouvoir réel à la différence de son mari qui exerce un pouvoir formel.

Pierre Bourdieu parle de la parenté usuelle au centre de laquelle il y a la mère et la parenté officielle au centre de laquelle il y a le père. Les décisions dans l’espace domestique sont prises par la parenté usuelle et officialisées à l’extérieur par la parenté officielle (Voir Pierre Bourdieu, La parenté comme volonté et comme représentation. Rappelons que cette étude a pour terrain anthropologique le village kabyle). La perspective de formation du couple n’existe qu’avec la rupture avec l’espace domestique dominé par la parenté usuelle. Et la rupture n’est possible que si la femme exerce un travail dans l’espace public.

Les belles-filles sans emploi, dépendantes de l’espace domestique, n’ont d’autres stratégies que d’avoir des enfants mâles qui leur permettront une fois adultes d’exercer le pouvoir de la belle-mère. Le système social transforme en trois décennies la belle-fille opprimée en belle-mère arrogante qui s’oppose à son tour à ce que son fils forme un couple avec son épouse.

La société traditionnelle a sa propre conception de l’individu qui est un chaînon de la lignée généalogique. La fonction de l’organe génital est de continuer la lignée en lui donnant « darya hlalia », c’est-à-dire des enfants conçus avec des femmes qui n’ont eu que leurs maris comme partenaires.

Pour la culture patriarcale, l’enfant est le fils d’un homme dont il porte fièrement le nom patronymique. La représentation de la société traditionnelle est que les hommes se reproduisent en utilisant des femmes. Le mythe de la pureté de la lignée implique l’idée implicite que l’organe génital du mâle, appelé dans un éclat de rires, « le joyau de la famille », appartient au groupe lignager. Il est utilisé pour donner au groupe généalogique des « ouled hlal ».

Ce que la société craint, c’est « ouled al hram » issus précisément de couples. La vox populi a peur des « ouled al hram » qui auraient envahi la ville et propagé la corruption au sein de l’Etat.

Tous les problèmes sociaux telles la délinquance urbaine, la cherté de la vie, les pénuries, les incivilités sont expliqués par la présence massive des « ouled al hram ». Interdire le couple, c’est empêcher les « ouled al hram » de se propager dans la cité.

Mais un tel panneau n’aurait pas pu être planté au 19èm siècle car il aurait été inutile. Il a été planté aujourd’hui, à une période où la morale patriarcale de la « 3ayla » se sent menacée par le désir de couple qui se manifeste publiquement. La femme est de plus en plus présente dans l’espace public comme médecin, enseignante, employée, etc. Elle acquiert une autonomie financière qui lui ouvre la possibilité d’échapper à l’autoritarisme de la « 3ayla » de son mari.

S’il y a un désir de couple, c’est parce que les conditions sociologiques d’apparition du couple sont réunies (Voir les travaux de Ghalya Djelloul sur les dispositifs d’enserrement et les stratégies de desserrement des femmes à Alger). Finalement, ce panneau planté sur une plage est un signe avant-coureur de profonds changements dans la société. La « 3ayla s’effrite », la famille conjugale se dessine, et le couple veut être une unité psycho-affective et non la somme de deux individus de sexe opposé.

C’est sur ce fond sociologique que les chanteurs raï décrivent la « mahna » des jeunes en chantant « matsallounich », titre d’une chanson qui avait rendu célèbre il y a quelques années chebba Zahouania. La société algérienne est en pleine transformation au niveau des structures sociologiques et des représentations symboliques. Mais les changements ne sont ni cohérents ni homogènes. Pour un sociologue, la société algérienne est un laboratoire de sciences sociales grandeur nature.

*A la mémoire de Hadj Méliani, fin observateur de la société algérienne.

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