Dialogues éphémères | Heidegger et la question de Dieu

Les objections les plus sérieuses à tout projet sont celles qui émanent du projet lui-même… Heidegger a été novice chez les Jésuites, avant de faire volte-face et de s’orienter vers une carrière philosophique. C’est sans doute pour cette raison que l’objection qu’il adresse au christianisme, sans être frontale ni violente, est l’une de celles qui ébranlent le plus durement cette religion en tant que proposition pour l’avenir de l’humanité. Et, au-delà de cette religion, la tradition abrahamique dans son ensemble.

Md : Savez-vous que Heidegger a consacré une partie de son travail à la psychiatrie ? C’est quelque chose qui est relativement peu connu, même parmi les connaisseurs de ce philosophe…

Ph : Ça l’est de plus en plus. On sait qu’il y a eu entre lui et un psychiatre suisse du nom de Medard Boss une collaboration qui a donné lieu à des séminaires —les Zollikoner Seminare— auxquels assistaient des étudiants en médecine et des jeunes psychiatres. Cela se passait dans les années 50-60, bien après Sein und Zeit, et plutôt à la fin de la carrière de Heidegger. Bien sûr, cette collaboration s’inscrivait dans le fil du développement de la Daseinanalyse, dont le fondateur est un autre Suisse, Ludwig Binswanger, qui lui-même avait lu Sein und Zeit et avait été marqué par ce livre…

Po : C’est ce qu’on peut comprendre aisément en relevant que dans «Daseinanalyse» il y a «Dasein», et que le mot occupe une place centrale dans Sein und Zeit. Le Dasein, c’est «l’être-là».

Ph : Généralement, on s’abstient de traduire, pour préserver le sens spécifique que Heidegger a donné au mot. Le Dasein renvoie au mode d’existence de l’homme en tant que son être propre lui importe et en tant aussi que la possibilité de sa mort lui est constamment présente. Par-là, Heidegger entend s’insurger contre l’identification de l’homme au «sujet» tel que la tradition métaphysique en hérite du cogito cartésien…

Po : Mais cette identification avait déjà donné lieu à contestation de la part de Husserl, n’est-ce pas ?

Ph : Oui, Husserl dont Heidegger a été l’étudiant puis l’assistant, avant justement de se séparer de lui en se lançant dans son œuvre phare qu’est Sein und Zeit. Quelle a été la nouveauté de ce livre par rapport à ce qu’enseignait Husserl ? Husserl, qui commence sa carrière philosophique en s’intéressant aux mathématiques, demeure préoccupé par la question de la connaissance. Son projet est de réformer la connaissance objective, dont le corollaire est en effet l’identification de l’homme au «sujet». Ce qui apparaît à Husserl, c’est que la relation sujet-objet ampute l’expérience de la connaissance de toute une dimension à travers laquelle la chose s’offre comme le lieu d’une exploration indéfinie.

Le changement survient lorsqu’on cesse de supposer l’existence d’un objet derrière ses manifestations, lorsqu’on s’en tient aux phénomènes de la chose. Vous voyez qu’on est déjà dans une posture de retenue face au monde : c’est celle de la «phénoménologie». Cette retenue s’oppose à la violence par laquelle la connaissance traditionnelle, celle des sciences de la nature, réduit les phénomènes à des objets et prétend ensuite soumettre ces objets subsumés à des lois.

Husserl propose un autre mode de gouvernance du monde, pour ainsi dire : un mode de gouvernance où chaque chose retrouve la loi de sa propre singularité. Bien sûr, il s’ensuit que le sujet se découvre lui-même comme le lieu d’une connaissance des choses qui rime avec rencontre, et comme le lieu aussi d’un partage possible de cette rencontre avec l’autre, au sens de l’autre homme. Mais il n’est pas question ici d’angoisse face à la mort, ni de souci de soi…

Po : Kierkegaard, en revanche, avait déjà développé une critique de ce genre à l’égard de la philosophie, en rappelant la place de l’angoisse dans l’expérience de soi du sujet…

Ph : Oui, contre Hegel en particulier, Kierkegaard rappelait cette place, lui ce penseur danois qui hissait haut l’étendard du Christ. Et il n’y a pas de doute que Heidegger avait lu cet auteur. D’autant que lui venait, non pas des mathématiques, mais de la théologie. Non seulement par ses études d’ailleurs mais aussi par sa famille catholique et par son père en particulier qui, tonnelier de son métier, consacrait son temps libre au service de l’église. D’autant aussi que son premier projet, au terme de ses études, était de devenir prêtre et qu’il a même été novice chez les jésuites ! On ne doutera donc pas qu’il fût familier de ce thème de la misère de l’homme sans Dieu, qu’on trouve chez Pascal, mais qui est d’abord chez Saint Augustin. Il y a, de façon incontestable, une dette de Heidegger envers Kierkegaard en particulier, et envers la théologie chrétienne en général.

Po : Je crois pourtant savoir qu’il a écrit un texte critique envers saint Augustin.

Ph : C’est possible. Je n’en ai pas connaissance. Ce que je sais, en revanche, c’est que son illustre étudiante avec qui il aura une aventure sentimentale —Hannah Arendt— est l’auteur d’un ouvrage intitulé Le concept d’amour chez Saint Augustin et, comme vous le savez peut-être, cet ouvrage correspond à un travail de thèse de doctorat, soutenu sous la supervision de Karl Jaspers, mais dont l’idée serait venue à Arendt suite à ses échanges épistolaires avec Heidegger.

C’est ce qui ressort de la publication des lettres… On y trouve notamment cette formule librement empruntée à saint Augustin : «amo – volo ut sis» et que Heidegger traduit ainsi : «je t’aime – je veux que tu sois ce que tu es». Cela étant dit, et quelles que soient les affinités de Heidegger, ou ses antipathies, à l’égard de la pensée chrétienne, il faut noter qu’au moment où il rédige Sein und Zeit, son souci est manifestement de déchristianiser l’expérience de l’existence. Contre Kiekegaard que tu évoquais à l’instant, il investit tout cet espace qui est traditionnellement celui de la perception chrétienne de l’existence, mais en y apportant une nouvelle définition, clairement en rupture avec le langage de la théologie. C’est le Dasein ! Le doute, le péché, la damnation, la rédemption, l’amour de Dieu : tous ces concepts théologiques sont repris et reçoivent un sens à partir de l’expérience de l’Être comme événement. A partir du : il y a du il y a !

Po : Mon allusion à Kierkegaard avait pour but de signaler que le thème de l’angoisse de l’existence n’avait pas attendu le Dasein de Heidegger…

Ph : Oui, c’est pour ça qu’on ne peut pas nier la dette de Heidegger envers Kierkegaard, comme je le disais. Mais la reformulation philosophique et profane, qui se fait un scrupule de demeurer en dehors du langage théologique de la foi, c’est l’apport propre de Heidegger…

Md : Est-ce que Nietzsche n’avait pas été à sa façon le penseur d’une déchristianisation de l’expérience de l’existence ?

Ph : Au risque de verser dans une psychologie de bas étage, je rappellerais que si Nietzsche a aussi des attaches dans le christianisme à travers sa famille, et plus particulièrement à travers son père qui était pasteur, lui n’a jamais été tenté par la vocation religieuse. Au contraire, sa relation avec le christianisme a très tôt été aussi conflictuelle et houleuse qu’elle l’a été avec son père. Ce que je veux dire par cette comparaison un peu hasardeuse, c’est que Nietzsche a rejeté le christianisme : il n’a pas cherché à reprendre une expérience chrétienne de l’existence en lui donnant une formulation areligieuse.

Md : Oui, c’est Dionysos contre le Christ, comme il dira. Mais les deux se retrouvent quand même autour d’un retour à la Grèce.

Ph : C’est vrai. Un double retour, je dirais même.

Po : Dans quel sens ?

Ph : Il y aurait de mon point de vue un retour direct par Héraclite et un autre, indirect, par le poète Hölderlin. Et c’est ce qui conforte bien sûr notre idée que Heidegger envisage l’avenir du monde sans les religions abrahamiques. Pour lui, non seulement ces religions ne peuvent plus répondre aux défis de l’époque, mais elles sont plus ou moins condamnées à doucement péricliter. Le christianisme continuerait sans doute d’exister, mais pour autant qu’il existe des hommes et des femmes qui éprouvent encore le besoin de répondre religieusement à l’angoisse de l’existence, en se projetant dans l’ancien récit hérité de la tradition. Le peu de choses qu’il dit sur ce sujet en dit paradoxalement long sur le peu d’importance qu’il accorde à l’avenir de ce récit, et ça vaut bien sûr pour le judaïsme et l’islam.

Po : Pourquoi Héraclite ? Pourquoi lui, de toutes les figures de la pensée grecque ?

Ph : Parce qu’il est celui auprès de qui il s’est frayé une voie vers une nouvelle forme de phénoménologie. Héraclite se faisait appeler «Héraclite l’obscur», peut-être du temps même où il vivait. Il y a là sans doute quelque chose qui fait signe vers une certaine psychologie. Mais, au-delà de cet aspect anecdotique concernant sa personne, il y a l’idée, présente dans l’ensemble des fragments qu’il nous a laissés, selon laquelle la vérité se donne sur le mode du retrait. «La Nature aime à se cacher», disait-il.

Pour Heidegger, ce point est essentiel et va servir de socle à sa conception de la phénoménologie. Puisque, avec lui, c’est sur le mode du retrait, ou du secret, que les choses se manifestent. L’exploration indéfinie de la chose dont on parlait à propos de Husserl et dont on disait qu’elle marquait une rupture avec la conception objective des sciences de la nature et qu’elle constituait en même temps une «rencontre», cette exploration qui donne lieu ici à une description devient maintenant l’épreuve d’un secret : épreuve à laquelle l’homme, à laquelle le Dasein, est confronté. Dès lors ce dernier ne connaît les choses, pour autant que ce terme de «connaître» ait encore un sens, que dans la mesure où il se fait le gardien du secret. Notons que le secret dont je parle n’est pas la négation de la clarté, car il y a une clarté ou une lueur du secret, mais il est bien la négation de la transparence. De cette transparence qui livre la vérité au tout-venant…

Po : Et pourquoi, de tous les poètes, Hölderlin ?

Ph : Pourquoi Hölderlin ? Parce qu’il est le poète qui chante le retour des dieux par-delà la détresse de notre temps et que, sans crier gare, il jette les fondations d’une nouvelle vie religieuse, d’une nouvelle piété… Or Heidegger nous parle lui-même d’un dieu qui n’est plus ni créateur ni transcendant, d’un dieu dont l’essence ne se laisse penser qu’à partir d’un sacré dont, à son tour, l’essence ne se laisse appréhender qu’à partir de la vérité de l’Être ou, si vous préférez, qu’à partir de la garde du secret de l’Être.

Un passage de sa Lettre sur l’humanisme est éclairant à ce sujet : «Ce n’est qu’à partir de la vérité de l’Être que se laisse penser l’essence du sacré. Ce n’est qu’à partir de l’essence du sacré qu’est à penser l’essence de la divinité. Ce n’est que dans la lumière de l’essence de la divinité que peut être pensé et dit ce que doit nommer le mot «Dieu»». On voit bien le renversement qui a été opéré par rapport à l’expérience de Dieu telle qu’elle se présente dans la tradition abrahamique : ce n’est plus l’Être qui vient de Dieu, c’est Dieu qui vient de la vérité de l’Être…

Faut-il penser que Heidegger trouve chez Hölderlin une prémonition de sa pensée du divin, et que le poète représenterait pour lui, en quelque sorte, un prophète des temps modernes dont il aurait, lui Heidegger, recueilli et répercuté le message à l’adresse des hommes de ce temps que nous sommes ? Ou est-ce que Hölderlin a été son guide sur le chemin obscur qui s’est ouvert à lui dès lors qu’il a tourné le dos à sa foi catholique tout en découvrant dans le même temps les errements de la métaphysique en ce qui concerne le concept de Dieu : le Dieu comme à la fois totalité et sommet de l’Être, mais où l’Être a cette fois le sens nominal d’«étant» et se trouve donc hors de sa vérité, parce que hors du jeu du secret ? C’est sans doute l’un et l’autre.

Le même vide de Dieu dont Nietzsche nous avertit comme de l’événement central de notre époque à travers le personnage de son insensé dans le Gai savoir, ce même vide, donc, tout philosophe dont l’âme n’a pas cette aridité logicienne qui caractérise certains d’entre eux, il va d’abord en subir l’épreuve et il va ensuite tenter d’y apporter une réponse. Ce qui nous intéresse à travers l’exemple de Heidegger, c’est que nous ne sommes pas en présence de ce que j’ai appelé la semaine dernière un «athéisme furieux». Heidegger fait une place pour l’homme d’aujourd’hui à une attente du divin. Et il donne même à cette attente un sens particulier, puisque l’homme n’attend ici que parce que la divinité accomplit elle-même son retour sur le mode de l’attente. De sorte que «attente du divin» renvoie à une action de la divinité avant de renvoyer à une action de l’homme : Dieu attend.

Po : Et c’est parce que Dieu attend… ou parce que ce dieu nouveau attend… ou parce que cette nouvelle divinité de Dieu attend, qu’il importe que nous ne manquions pas l’accueil de sa venue en cherchant à perpétuer désespérément l’ancien ordre religieux qui nous vient de la tradition abrahamique.

Ph : Oui, c’est ça. En même temps, Heidegger nous dit que l’homme de la religion abrahamique qui cherche son salut personnel par la foi, et qui ce faisant se détourne de sa mission de gardien du secret de l’Être, cet homme est sans avenir.

Md : La question est peut-être de savoir si cette tradition abrahamique se réduit d’abord à une recherche personnelle de salut et si, ensuite, elle ne comporte pas en son sein une expérience de Dieu —une expérience mystique— susceptible de lui redonner un avenir que Heidegger n’aperçoit pas ou ne soupçonne pas.

Ph : Le problème est que Heidegger n’a pas méconnu le courant mystique du christianisme. Il parle volontiers de gens comme Maître Eckhart. Dans un de ses livres, le Principe de Raison, il fait de la parole suivante le point de départ de sa méditation : «La rose est sans pourquoi. Elle fleurit parce qu’elle fleurit…». Cette parole vient d’un autre représentant de ce courant mystique qui s’est développé en Allemagne dans la période du Moyen-âge et qu’on appelle la mystique rhénane. Il s’agit d’Angélius Silésius. Or malgré cette fréquentation assidue et cette affinité de pensée, l’idée ne lui vient pas de se rallier à cette tradition ni de chercher à la revivifier en lui donnant une actualité nouvelle. Comme si, de son point de vue, ces mystiques n’avaient brillé par leurs intuitions qu’en dépit de leur christianisme, non à cause de lui.

Po : Si c’est en dépit, et non à cause du christianisme, c’est peut-être alors que ce qui faisait la force de leur pensée, c’était son ancrage dans le néoplatonisme. Puisque le néoplatonisme, n’est-ce pas, a servi de socle théorique aux courants mystiques, aussi bien en terres chrétiennes qu’en terre d’islam d’ailleurs. Mais, disant ça, je me souviens maintenant que la raison pour laquelle Heidegger a critiqué saint Augustin avait trait justement à son néoplatonisme… Par conséquent, l’union de la tradition abrahamique et du néoplatonisme aurait encore moins de chance de trouver grâce à ses yeux. Mais cette méfiance de Heidegger à l’égard du néoplatonisme a de quoi surprendre…

Md : Pourquoi ?

Po : Parce que c’est avec le néoplatonisme que se trouve affirmée avec force l’idée qu’il existe une sphère du réel qui se situe au-dessus de l’Être. C’est en ce sens qu’on peut dire que l’Un, qui correspond justement à cette sphère, n’est pas. Il y a donc un néant par excès d’être, en quelque sorte. L’Un est supérieur à l’Être, et l’Un n’est pas ! Mais ce qui importe, c’est que l’Être n’est pas l’horizon ultime. Ce qui importe aussi, c’est que le néoplatonisme rend possible une pensée de Dieu comme de quelque chose qui n’est pas et qui, parce qu’il n’est pas, se dérobe à la pensée de l’homme. Or la manifestation sur le mode de ce qui se dérobe, c’est justement ce dont nous disions que c’était la caractéristique de la pensée heideggérienne.

Ph : Il y a sans doute un point de ressemblance, mais qui cache une divergence de fond. Quelle divergence ? On pourra essayer d’y voir plus clair…

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