La poésie en questions : Archéologie du rythme

Quand on dit de quelqu’un qu’il a le sens du rythme parce qu’il se déhanche à merveille au son d’une musique où les percussions dominent, que peut-il y avoir de commun avec un poème qu’une certaine cadence nous entraîne à lire dans un début de transe ? Dans sa version classique en tout cas, avant les changements qui ont apporté le vers libre, la répétition des mêmes sons de façon périodique ainsi que la succession des voyelles longues et des voyelles courtes à l’intérieur des vers — pour la poésie arabe au moins —, cela créait cet élément de ressemblance avec la musique qui est de nature à donner de l’entrain.

Il semble assez évident que l’élément de la répétition est ce qui, dans un cas comme dans l’autre, confère à l’œuvre son côté rythmique. Et, dans ce cas, ce qui semble également évident, c’est qu’avec l’abandon de la rime et du mètre, la poésie ait fait le choix de renoncer au rythme. Or, ce n’est pas ce que revendiquent les poètes. C’est plutôt le contraire qu’ils font valoir. En appelant justement, comme fait le poète mexicain Octavio Paz, à « dépasser la répétition ».

Pour ne pas y aller par quatre chemins, disons que rien n’est aussi redoutable que cette notion de rythme, dont Aristote signalait déjà qu’elle s’étend au-delà des phénomènes sonores. Il y a effectivement un rythme dans le domaine des arts plastiques. Un rythme qui joue sur des tensions, non dans le temps, mais dans l’espace. Le français Henri Maldiney (1912-2013), qui a consacré au sujet des développements précieux, nous a laissé une philosophie du rythme qui prend appui sur l’élément pictural, où il est question d’ombre et de lumière, de vide et de plein, de couleurs. Et il affirme ceci : « Il n’y a d’esthétique que du rythme » !

Autrement dit, aucun art n’échappe au rythme et le rythme est au cœur de l’œuvre d’art. La poésie n’est donc pas oubliée. Elle fait d’ailleurs l’objet d’amples développements. Mais une entrée en matière par le biais de la peinture permet sans doute de contourner les idées simplistes, pour mieux les dénoncer ensuite. Et parmi ces idées, il y a en particulier celle qui veut confondre rythme et cadence.

Le tic-tac de l’horloge, c’est de la cadence. Le ressac de la vague sur la plage, c’est du rythme. Pourquoi ? Parce que la cadence répète tandis que le rythme renouvelle. En effet, le tic-tac est soumis à une mesure fixée avant lui et en dehors de lui. La vague, elle, reconduit, à chaque fois comme si c’était la première fois, l’alternance entre le sac et le ressac. C’est elle qui donne la mesure de son propre mouvement, et elle ne déploie son mouvement qu’en renouvelant la mesure. Il y a de la répétition, mais cette répétition est réinventée à chaque occurrence.

Une expérience de vérité

Maldiney n’est pas le seul à avoir livré une pensée du rythme qui bouscule les idées reçues. Nous avons évoqué Octavio Paz. Un autre poète, français celui-là, y a consacré des travaux très substantiels. Il s’agit de Henri Meschonnic. De même que le philosophe Ludwig Klages (1872-1956), peu connu de nous mais qui a compté sur la scène intellectuelle allemande, et qui est auteur d’un ouvrage intitulé La nature du rythme.

C’est pourtant sur les idées de Maldiney que nous voudrions nous attarder, en tenant compte du fait d’abord qu’il a la culture, la sobriété mais aussi la profondeur du philosophe et, ensuite, qu’il est suffisamment tardif pour synthétiser ce qui s’est écrit sur le sujet avant lui. Que veut dire Maldiney en disant qu’il n’y a d’esthétique que du rythme ? Pour éclaircir ce point, il convient de revenir au mot « esthétique » et se souvenir de son lien avec le sentir, conformément à son origine grecque. L’aisthesis, c’est la sensation ! Une certaine conception voudrait situer l’expérience de la vérité dans la sensation, en tant seulement qu’elle est réquisitionnée en vue d’une « perception ».

La perception, elle, a une dimension essentiellement intentionnelle : elle vise un objet. A l’inverse, la sensation seule, sans perception qui la porte, est inintentionnelle et ne vise pas d’objet. Or il y a bien une vérité du sentir. L’art en est le lieu d’expression. Ce qui signifie que, contrairement à ce que dit Aristote en nous parlant de « mimesis », il n’est pas question, dans l’œuvre d’art, de connaître un objet en l’imitant. Car il n’y a tout simplement pas d’objet. Mais, pour autant, il y a quand même une expérience de vérité. « L’art est la vérité du sentir », énonce Maldiney dans Art et existence. Et il poursuit : « … parce que le rythme est la vérité de l’aisthesis » !

Tout sentir est une ouverture sur le monde. Quel que soit d’ailleurs le canal par lequel s’opère cette ouverture, qu’il s’agisse de la vue, de l’ouïe ou des autres sens. Le sentir est contact et représente un « mouvement incessant d’enveloppement et de détachement ». Mais tout sentir ne donne pas lieu à une expérience esthétique, au sens cette fois d’esthétique de l’art.

Pour passer du sentir à l’art, il faut que l’ouverture du sentir se transforme en rythme. Ou, plus exactement, il faut que cette ouverture du sentir nous transforme de telle sorte que « nous soyons au rythme ». Qu’en d’autres termes nous entrions dans la danse. Et, aussi paradoxal que cela puisse paraître aux yeux d’une pensée qui s’est accoutumée à ne concevoir la vérité que sous sa forme objective, cette entrée dans la danse par le sentir est, disons-nous, une expérience de vérité. Elle l’est, explique Maldiney en usant d’un langage heideggerien, dans le sens où l’ouverture au monde se transforme en une « ouverture à l’être du il y a ». En une ouverture à l’être « dans l’événement de son avènement ».

La Marquise et la Sainte-Victoire

Le rythme est là, dans la répétition de l’avènement comme célébration par le sentir. Il est là parce que cet avènement n’est pas lui-même un événement dans l’espace et dans le temps. Il est, dit Maldiney, « générateur de son espace-temps ». L’ouverture à l’être du il y a se renouvelle en même temps que se renouvellent l’espace et le temps de son advenue. Selon une respiration où l’avènement de l’être marque en même temps la présence de soi au monde, comme au premier souffle.

Cette idée reçoit un autre éclairage à partir de la distinction entre art figuratif et art abstrait et, au-delà, entre art illustratif et art existentiel. Pour Maldiney, tout art véritable, même quand il est figuratif, est abstrait. Car l’art n’est pas art en tant qu’il imite un objet : il l’est en tant qu’il montre un monde : un « monde apparaissant ». Or ce mouvement de l’apparaître du monde, ce n’est pas ce qui est figuré qui peut le rendre. C’est ce jeu de tension, dans le tableau, de la « forme en formation », quand le plein surgit du vide, tout en ouvrant au vide un espace, et que la lumière scintille dans le blanc d’un soulier ou d’une écharpe, laissant gravir vers les tons plus sombres d’une robe la gamme des couleurs s’étalant sur la toile.

La Marquise de la Solana, peinte par Francisco de Goya, et qui illustre ici notre dernier propos, a servi justement à Maldiney de référence à ses développements sur le thème du rythme en peinture. Et il affirme explicitement que son portrait doit être considéré comme de l’art abstrait. D’autre part, tout art véritable est existentiel, même quand il illustre. Car il peut illustrer sans être illustratif, dès lors que ce qui se joue dans la toile ne se laisse pas enfermer par le cadre de cette dernière.

L’œuvre, dit Maldiney – et cela vaut bien sûr pour le poème -, a ceci de commun avec l’homme qu’elle « existe ». C’est-à-dire qu’elle a « sa tenue hors de soi ». Qu’elle surgit dans le monde. Ou plutôt : qu’elle surgit pour faire monde. Ce qui est illustré dans le tableau — la montagne Sainte-Victoire par exemple, de Cézanne — n’apparaît dans toute la plénitude de sa vérité que dans la mesure où elle s’est pour ainsi dire immolée d’abord dans le jeu des couleurs, au point de ne plus être rien, mais qu’elle s’est cependant réveillée comme image ou comme visage du monde apparaissant. Le passage du rien à l’apparition, c’est le ressac de la vague ! Ainsi se rend plus palpable le lien entre le rythme de l’œuvre et son existence.

De l’apprentissage à l’accueil

Bien entendu, on trouve des tableaux, y compris dans les musées, et même les plus prestigieux, qui sont figuratifs et illustratifs. Qui ont des qualités techniques parfois très remarquables, qui ne leur permettent pourtant pas de dépasser l’indigence qui est celle du figuratif et de l’illustratif. De la même façon qu’il y a dans les anthologies poétiques des poèmes qui « n’existent » pas, au sens que Maldiney confère à ce mot. C’est tout le problème du vrai et du faux en art, qui est en même temps celui de la réussite ou de l’échec de l’artiste à passer de l’esthétique du sentir à l’esthétique de l’art à travers l’expérience du rythme. Et l’on comprend mieux à présent ce mot d’Octavio Paz qui rappelle que la répétition doit être dépassée.

Mais le dépassement n’est jamais un rejet pur et simple. On pourrait aussi bien dire que la répétition doit être régénérée dans son usage. Ce qui signifie : être débarrassée de sa conception technique, qui réduit le rythme à un simple procédé. Dépasser la répétition, ce n’est pas la jeter par-dessus bord. C’est en un sens la préserver, mais de ses propres déviations qui entravent l’essor rythmique du poème. C’est la ramener au moment de sa genèse, de sa native spontanéité, lorsqu’elle s’invite dans le poème sans aucune préméditation. Parce qu’alors la parole est prise, elle aussi, dans le mouvement du sac et du ressac, quand ce qu’elle dit raconte le monde apparaissant à partir du néant, et qu’elle se laisse bercer par ce mouvement, toujours imprévisible, qui va du rien au il y a.

Puis du il y a au rien. Et à nouveau du rien au il y a… Il s’agit donc de rétablir le lien avec cette pulsation première, qui est « inobjectivable », sous peine de nous remettre dans le train de la cadence. Il y a certes, aujourd’hui, une reconquête du rythme par-delà ses figures fossilisées par la métrique. Ce qui engage une forme ou une autre de rupture. Mais la décision de la rupture ne prend justement tout son sens que si est menée dans le même temps la recherche en direction du souffle original du rythme.

Or cette recherche passe assurément par la découverte, ou la redécouverte, de la poésie ancienne, avec le souci d’en revivre le moment de la création, de manière à éprouver, à se laisser saisir par le rythme archaïque. Rythme archaïque et cependant toujours aussi neuf : d’autant plus neuf, presque, qu’il est archaïque. C’est-à-dire libre de toute entrave artificielle du mètre. Si l’apprentissage auprès des anciens a un sens, c’est sans doute ici.

Mais la recherche ne saurait se passer d’une mise en disposition de soi. Puisque l’expérience du rythme, comme nous l’avons déjà suggéré, est moins celle d’un rythme qu’on produit que celle d’un rythme qu’on subit. D’un rythme, donc, auquel il s’agit de faire accueil au plus profond de soi, de manière à l’être, non à l’avoir.

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