Tunisie : journaliste travaillant sous la dictature, témoignage…

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Deux ou trois choses à propos de mes "éditos"…

Je dois une explication à quelques esprits faibles : oui, dans ma carrière de journaliste, j’ai été sollicité pour écrire des éditos. Je l’ai fait après la révolution et je l’ai fait aussi avant. Avant, ça veut dire que l’obligation d’utiliser la « brosse à reluire », j’ai connu.

En réalité, le pouvoir en place utilisait les journalistes de différentes manières. Ceux qui pensaient tirer leur épingle du jeu en s’adonnant à la critique à travers la culture et le sport ne sont pas à excepter : eux aussi servaient le régime, en nourrissant l’illusion que le ton libre faisait partie de l’exercice de notre profession. Eux aussi étaient réquisitionnés pour les besoins de la grande imposture : ils jouaient leur rôle, parfois avec un zèle certain, conformément aux attentes du « metteur en scène » …

Avec les éditos, le journaliste était invité à faire acte d’allégeance d’une façon simplement plus directe. Ce à quoi beaucoup se résignaient. Pour certains en s’inventant en eux-mêmes une sorte de scribouillard automate qui s’acquittait de la chose à leur place – ou du moins ainsi croyaient-ils.

Pour d’autres, en jouant crânement la carte de l’opportunisme et en faisant monnayer leurs belles paroles comme un vulgaire commerçant qui vendrait sa camelote en essayant d’en tirer le meilleur prix. Ainsi noyaient-ils le sentiment de leur déshonneur dans la pensée qu’ils réalisaient un profit, ce qui, avec le temps, menait à une atrophie quasi totale de leur dignité… Et à vrai dire, la plupart alternaient les deux approches selon l’humeur du jour et les situations.

Mais il existe une troisième voie. Cette troisième voie a existé depuis toujours. Elle a même fait l’objet d’études à travers toute une littérature, parce que l’écriture en contexte de dictature n’a pas attendu la Tunisie de Ben Ali pour se manifester dans l’histoire. Parce qu’elle est très ancienne et que, à travers la multiplicité des contextes en lesquels elle a pu se révéler, elle a laissé apparaître des techniques particulières et une certaine ingéniosité.

Certains de nos intellectuels, qui connaissent cette littérature, se sont même crus autorisés à s’abriter derrière l’argument de ces techniques pour s’accorder généreusement le titre glorieux d’expert en clair-obscur, selon une terminologie venue de Leo Strauss qui est un peu le théoricien de l’écriture en temps de persécution. Le problème est qu’il ne suffit pas d’invoquer cette littérature pour y avoir vraiment sa place. Il arrive que ce soit le contraire qui est vrai…

Il se trouve que, pour ce qui me concerne personnellement, je n’ai pas lu cette littérature. Ce que j’ai appris, je l’ai appris au jour le jour. Avec des moments de révolte et de grande amertume : je n’en ai pas été épargné. Un sens de la dialectique, nourri par mes études, m’a cependant donné des armes que d’autres n’avaient peut-être pas. Et puis… il y a le fait que j’ai fait du judo un jour. Et que j’ai retenu cette règle sacro-sainte venue des grands maîtres et qu’on nous enseignait : ne jamais contrarier le mouvement de l’adversaire, mais l’accompagner et le récupérer à son propre avantage ! Je prétends que c’est cette règle que j’ai sans cesse appliquée en tant que journaliste travaillant sous la dictature, et en particulier quand j’avais en charge la rédaction de l’édito.

La pratique de cette technique suppose toutefois que l’on développe le sens de la nuance. Un homme mauvais peut malgré tout réaliser des actes qui sont bons. Ou au moins prétendre qu’il les a accomplis. Lui voudrait en tirer gloire, et voudrait aussi utiliser la plume du journaliste pour y parvenir. Faut-il se braquer ? Se figer dans une attitude de refus, au prétexte que l’homme en question cherche à nous instrumentaliser en vue de cacher ses turpitudes et de s’accorder des mérites indus ?

Non, ce n’est pas nécessaire. En lui rendant hommage, on rend hommage aux actes dont il se prévaut. Et on en profite pour rendre sensible au lecteur en quoi précisément ces actes sont nobles : non pas ceux que l’homme a accomplis, ou prétend avoir accomplis, mais en eux-mêmes et indépendamment de tout…

La prise, pour ainsi dire, par laquelle je me redonnais l’avantage au détriment de Ben Ali dans mes éditos, se développait de la façon suivante : dans un premier temps, je donnais l’air de lui rendre hommage pour ses réalisations, selon les usages des courtisans. Mais, à y regarder de plus près, c’est les réalisations elles-mêmes que je glorifiais et, au-delà de ces réalisations, l’esprit qui leur confère leur noblesse. C’est cet esprit, au final, que je faisais triompher.

Sans le dire, je me redonnais donc tout mon pouvoir de libre considération à ce qui en est réellement digne, laissant en fin de partie la question en suspens sur le fait de savoir si, oui ou non, l’intéressé était vraiment en droit de se prévaloir de pareil idéal. Tout était dans ce doute final, qui était ma revanche et que venait grossir la clameur silencieuse de toutes les vilenies dont le peuple avait eu à souffrir par la faute de cet homme…

Peut-être aurais-je pu faire plus et mieux ! Peut-être aussi ce plus et ce mieux n’aurait été que gâchis au vu de mes possibilités propres ! Et que cela aurait été un vain courage dont le seul but aurait été d’échapper aux soupçons. Or échappe-t-on aux soupçons, quoi qu’on fasse ?

Aujourd’hui, certains croient pouvoir me poursuivre de leur lecture indigente et de leur pensée foncièrement calomniatrice, pour me rappeler un prétendu passé d’allégeance, en me comptant ainsi parmi les « révolutionnaires de la dernière heure » … Je n’ai pas de prétention révolutionnaire. Ma revanche a seulement changé de forme et de style. Mais elle vise le même adversaire : un ordre qui prétend s’imposer aux hommes en leur volant leur dignité.

Nulle contradiction entre ce que je faisais autrefois et ce que je fais aujourd’hui : plutôt la continuité d’une démarche qui s’éclaire elle-même dans la durée, tout en restant fidèle au même principe de la nuance dans le jugement. Car, comme hier, il y a les hommes et il y a les actes. Jugeons les actes, pas les hommes… Et laissons les hommes se confronter à la réalité de leurs actes et au verdict de l’histoire !

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