Chemins de l’herméneutique : Gadamer II, face aux objections

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Lecteur qui suivez cette chronique, de semaine en semaine ou au gré des occasions, je n’ignore pas l’effort auquel je vous soumets peut-être : je voudrais vous demander ici de ne pas le relâcher ! Nous sommes entrés depuis un moment dans une zone où la progression se fait difficile… En se rapprochant chaque fois davantage de la philosophie, l’herméneutique moderne hérite des grandes questions qui agitent les philosophes d’aujourd’hui. Mais ce point de confluence, qui est riche de joutes conceptuelles, l’est aussi, à n’en pas douter, de perspectives futures en matière d’approche de l’ancienne question des grands textes à interpréter.

S’agissant de joutes, le thème du dialogue, auquel nous a amenés Hans-Georg Gadamer la semaine dernière, nous entraîne par exemple vers celui de l’altérité: au besoin en particulier de la respecter dans l’action de «compréhension» de l’autre. Ce qui ne va pas de soi. Il y eut entre Gadamer et Jacques Derrida un débat autour de cette difficulté.

Derrida ne compte pas parmi les philosophes « herméneutes ». Il se défendrait sans doute de façon véhémente contre pareille étiquette. Mais l’étude de l’herméneutique peut difficilement faire l’impasse sur sa pensée. Nous ne ferons donc pas l’impasse, et tâcherons prochainement de montrer en quoi le détour par ce penseur s’impose. Ce qui s’ajoute d’ailleurs à des considérations marginales, mais qui ne sont pas sans importance, comme le fait que l’intéressé est natif d’Afrique du nord et que c’est porteur de cette… « trace » qu’il n’a eu de cesse de mettre en cause, et de « déconstruire », la métaphysique occidentale dans ses prétentions inavouées à faire admettre au monde ses préconceptions comme des évidences.

Sa judéité n’empêche pas que le chemin qu’il ouvre nous concerne, nous qui sommes par ailleurs si hésitants dans notre marche à rejoindre la grande agora philosophique, partagés que nous sommes si souvent entre la tentation du rejet de ce qui est perçu comme une forme d’invasion intellectuelle et celle de la conquête d’un eldorado philosophique qui rime très probablement avec désertion d’une terre propre.

La rencontre entre Gadamer et Derrida était attendue et espérée par beaucoup : elle eût lieu enfin à Paris en avril 1981, et se termina sur un fort goût d’inachevé. On en retint trois maigres questions, adressées par le second au premier. Gadamer avait évoqué dans son exposé le thème du dialogue et, de façon incidente, soulignait la nécessité d’une « bonne volonté » afin que ce dialogue s’engageât entre deux individus.

Fidèle à son habitude de traquer ce qui se trouve caché dans les marges, Derrida choisit de concentrer son attaque sur cette question de la bonne volonté, se demandant si elle n’était pas finalement la « détermination de dernière instance » : ce qui aurait ramené le dialogue gadamérien à une conception que Heidegger dénonçait comme relevant d’une « métaphysique de la volonté », c’est-à-dire d’une détermination de l’être de l’étant comme expression d’une subjectivité volontaire. C’était là l’objet de la première question.

La seconde question se référait, quant à elle, à une remarque de Gadamer relative au caractère « vivant » du dialogue. Ce qui, selon Derrida, et conformément à la définition classique de ce concept, se rattacherait à l’idée d’un « système cohérent » … Et rejoindrait ainsi une volonté de compréhension qui rimerait avec volonté de totalisation et de domination.

Pour quiconque connaît Gadamer, cette lecture ne peut que surprendre, car ce dernier ne cesse lui-même d’appeler à une « éthique », qui entend dépasser toute volonté de domination en insistant sur le caractère foncièrement ouvert de tout dialogue véritable. Signalons à ce propos qu’à côté d’une reprise de la philosophie aristotélicienne qui met l’accent sur l’Ethique à Nicomaque —à laquelle nous avons fait allusion la semaine dernière—, il y a chez Gadamer une relecture de Platon qui retient les textes dans lesquels l’échange dialectique est présenté non comme une technique de détermination du réel mais comme un jeu linguistique —et socratique— à la faveur duquel s’opère une expérience de vérité… Laquelle expérience est toujours renouvelable !

Pourtant, cela ne convainc pas Derrida, pour qui la vérité d’une pensée ne se laisse pas décoder à partir des dits du penseur, mais plutôt de ses non-dits, ou de ce qui figure dans les marges de ses dits. En quoi on peut considérer qu’il est nietzschéen, c’est-à-dire adepte de la « philosophie à coups de marteau » : celle qui sonde la solidité des doctrines en voyant de quelle façon elles résonnent. Puisque le marteau dont il est question, comme on l’a souvent fait observer, est moins celui du démolisseur que celui —de taille plus modeste— du médecin qui ausculte, qui traque le mal par le son qu’il produit sous les légers coups assénés à un ventre, une poitrine…

Il ne s’agit pas pour Derrida de débusquer des idoles, comme fait Nietzsche, mais de dénicher les survivances d’évidences non questionnées qui se logent dans les anfractuosités du discours, et qui se dissimulent peut-être d’autant mieux que le discours en question affiche des positions opposées.

Paul Ricœur rangeait Nietzsche parmi les représentants de l’herméneutique du soupçon, avec Marx et Freud. C’est en quelque sorte en continuateur de ce Nietzsche-là que Derrida envisage l’herméneutique de Gadamer : il soumet l’herméneutique elle-même à l’herméneutique du soupçon, flairant en elle, dans sa « volonté de comprendre » l’autre à travers la voie du dialogue, une volonté de totalisation qui est volonté de domination.

La troisième question posée par Derrida s’inscrit tout à fait dans le prolongement des considérations des deux précédentes, tout en portant l’interrogation sur le sens du « comprendre » en général, quand il est appliqué à l’autre homme. Ne s’agit-il pas de ce par quoi on contraint l’autre à se plier aux exigences d’un schème de pensée, ou à s’y laisser piéger, au détriment de sa propre spécificité ? En quoi le « comprendre » se révélerait ainsi être interruption de l’échange avec l’autre, plutôt qu’élargissement de ses perspectives…

Nous avons parlé de trois « maigres questions », parce que tel était l’effet qu’elles ont eu sur un auditoire qui s’attendait sans doute au choc d’une mêlée autrement plus spectaculaire. Gadamer, selon les témoignages, s’était montré comme incrédule à leur énoncé, protestant ensuite d’un malentendu sur la teneur de son propos. Et tout le monde s’était séparé sur une impression de formidable ratage…

Mais les coups de marteau de Derrida ont-ils été si inutiles ? De toute façon, ils n’ont pas mis fin au dialogue discret et amical entre les deux penseurs, qui se sont revus plus tard, et plus d’une fois. A la mort de Gadamer, Derrida évoquera d’ailleurs cet aspect de leur relation ! Tout cela tend à suggérer que, bien qu’inattendues, les critiques derridiennes ne furent pas, pour Gadamer, dénuées ni de sens, ni même de fécondité, peut-être.

Bien avant la rencontre d’avril 1981, Gadamer avait eu à subir une autre attaque, plus franche et plus délibérée celle-là, puisqu’elle prenait la forme d’un ouvrage. Dès 1955, le juriste italien Emilio Betti publiait un essai intitulé : Théorie générale de l’interprétation. Il y dénonçait le relativisme qu’entraînait, selon lui, la conception heideggérienne, mais aussi gadamérienne, de l’herméneutique.

Le fait, autrement dit, que toutes les interprétations seraient rendues équivalentes face à telle ou telle œuvre, face à tel ou tel texte… Il s’agissait pour lui de sauver la vérité d’une signification particulière, contre ses concurrentes. Ce qui l’amenait à rejoindre une position qui fut autrefois celle de Dilthey et qui se caractérise par une recherche de l’objectivité.

Notons que cette option herméneutique a suscité l’intérêt d’un herméneute musulman, le pakistanais Fazlur Rahman, qui a cru y reconnaître la voie menant à l’identification objective d’une intention divine dans le texte coranique… Nous y reviendrons prochainement.

Betti croyait pouvoir satisfaire aux exigences de cette objectivité en réduisant la subjectivité au statut d’instance « anonyme » chargée de reconstituer en soi les « formes spirituelles étrangères ». Ce qui revenait à « purger la subjectivité de toute trace d’individualité ». Comment le garantir, toutefois ? Et, à supposer que cela fût possible, à quelle autorité redoutable ne pourrions-nous pas avoir affaire à travers cette subjectivité dépouillée mais qui, désormais, s’affuble elle-même des attributs de l’objectivité ?

A vrai dire, Emilio Betti reconnaissait avec Friedrich Schleiermacher que le « sens original » d’un texte est une fin asymptotique. Ce qui revient à admettre qu’il demeure hors d’atteinte, et que sa recherche relève d’une tâche infinie. Mais, dans le même temps, il parlait d’une « saisie objective », sous-entendant cette fois qu’il existe un contenu idéel en-soi : ce qui, dans le langage des philosophes, s’appelle une « réification ». Autrement dit, une façon de figer en une réalité déterminée ce qui se donne sous une forme sans cesse insaisissable.

Une troisième critique, plus sérieuse, vient d’une autre figure de la scène intellectuelle française, d’une importance aussi grande que Derrida : Paul Ricœur, dont nous nous proposons d’explorer la pensée la semaine prochaine.

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