Chemins de l’herméneutique : Le tournant heideggérien

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Dans son acception habituelle et traditionnelle, l’herméneutique est une discipline qui nous aide à dégager le sens véritable d’un texte ou d’un discours. Elle nous fournit les outils à même de nous acquitter de pareille tâche. Mais nous avons vu qu’en accédant à sa « modernité », cette discipline a subi des élargissements au niveau de son terrain d’application. Elle est sortie progressivement de sa zone réservée en tant que discipline spécialisée.

Or ce mouvement d’élargissement, qui a connu plusieurs étapes, se présente dans le même temps comme un processus d’entrée en crise. Dans le sens où, une fois engagé, chaque fois que ce mouvement accomplit la conquête d’un nouveau territoire, une conception plus critique vient invoquer la nécessité d’un fondement encore plus radical…

Disons de façon schématique qu’avec Friedrich Schleiermacher on assiste au moment psychologisant de l’herméneutique et que, avec Wilhelm Dilthey, c’est l’épistémologie qui prend la relève en corrigeant le tir, avec cette volonté de conférer un socle scientifique à l’aire du comprendre (par opposition à l’aire du connaître), dont l’étendue touche désormais l’ensemble des «sciences de l’esprit».

Or les choses ne s’arrêtent pas là : après ce second moment, épistémologique, en arrive un troisième, qu’on appelle ontologique, et qui va bouleverser les deux précédents. Ce troisième moment, nous le devons à Martin Heidegger. Dans l’œuvre par laquelle il se fait connaître au début du siècle dernier —Sein und Zeit— il en vient à développer l’idée d’un « sens de l’être ». L’herméneutique atteint ainsi un palier nouveau en tant qu’approche fondamentale, puisque l’être lui-même est désormais ce qui est sondé quant à sa capacité à livrer du sens. On parle de « significativité ».

Nature-esprit : une distinction abolie

D’aucuns pourrait considérer que la tournure que prend ainsi l’herméneutique fait que cette dernière cesse de nous intéresser. Dans la mesure où, au lieu de nous apporter une aide dans l’intelligence des textes, il semble qu’elle nous entraîne indéfiniment dans des questionnements portant sur sa propre définition. Et que cela intéresse surtout l’histoire de l’herméneutique, et sans doute aussi la philosophie, mais guère l’usage commun du lecteur lambda que nous sommes, quand nous nous trouvons face à des textes anciens ou étrangers, et que nous cherchons la manière d’y retrouver la profondeur et l’authenticité d’un sens dans le chaos des voies possibles. D’autant que cela paraît renvoyer de plus en plus à des querelles académiques qu’on pourrait en outre qualifier d’occidentalo-occidentales.

Notre parti dans cette chronique est cependant d’explorer le chemin que prend l’herméneutique là où la réflexion sur son essence et sur sa vocation apporte des éléments nouveaux, et cela de telle sorte d’abord que nous puissions satisfaire une saine curiosité dans ce domaine et, ensuite, que nous envisagions l’usage qu’il est possible de faire d’une herméneutique ainsi largement remodelée – fût-elle en crise -, quand on l’applique à nos propres traditions et à ses textes.

Les querelles intellectuelles dont fait l’objet l’herméneutique ne changent rien au fait que ses transformations ont toujours quelque chose à nous dire. Et l’on ne saurait d’ailleurs interrompre de façon brutale un mouvement d’exploration qui a été engagé, et qui a pour ainsi dire besoin d’aller à son terme. C’est à ce prix que peut être préservé l’espoir que soit instauré bientôt un dialogue naturel de tradition à tradition.

Revenons donc à Heidegger et au « tournant ontologique » qu’il fait subir à l’herméneutique, qu’il appelle « herméneutique de la facticité ». Il faut signaler d’emblée que, bien que porteur d’un bouleversement décisif dans l’histoire des modifications qu’a connues l’herméneutique, ce tournant va connaître chez Heidegger un… tournant. Il y aura un tournant du tournant ! Ce qui signifie que l’on va passer d’une herméneutique qui, étant attentive au sens de l’être, relègue le langage au second plan, à une herméneutique qui confère au contraire au langage le pouvoir de révéler l’être.

Mais attachons-nous ici, dans un premier temps, à expliciter le sens du premier tournant. Car il s’agit bien d’un tournant, et non d’une tentative concurrente et parallèle. Ce qui signifie qu’elle s’inscrit, comme nous le signalions, à la fois dans le prolongement et dans une relation critique avec ce qui a été pensé auparavant.

Or ce qui a été pensé auparavant renvoie à une herméneutique qui prétend se doter d’une scientificité sur la base d’une distinction entre sciences de la nature et sciences de l’esprit : l’herméneutique diltheyenne laisse en effet aux sciences de la nature le soin d’être régies par les règles en vigueur en matière de sciences positives depuis Descartes et sa méthode et, dans le même temps, s’attelle à la tâche de transformer l’herméneutique de telle sorte qu’elle garantisse par sa propre méthode la scientificité des sciences de l’esprit et des seules sciences de l’esprit. Ce qui passe par la délimitation d’une démarche objective censée rendre possible cette scientificité.

Heidegger récuse la validité de la séparation entre nature et esprit. Il y a un sens qui se trouve en tout cas en amont de cette distinction. C’est celui de l’être. Autrement dit, de tout ce qui est. Mais Heidegger attire ici l’attention sur une différence qui sépare l’être de l’étant. Ce qui se prête à une herméneutique, ce qui appelle une interprétation, ce n’est pas l’étant, ou le subsistant, c’est l’être, en tant que possibilité arrachée au néant.

Une approche dépsychologisée

Pour mieux se figurer le propos de notre penseur, il faut peut-être se souvenir qu’il a été lecteur à la fois de Nietzsche et de Kierkegaard : Nietzsche pour qui la métaphysique ne cesse, depuis sa naissance platonicienne, de tourner le dos à la réalité tragique de l’homme telle qu’elle a pu être au contraire envisagée et affrontée par les penseurs présocratiques. Et Kierkegaard, qui dénonce dans le projet philosophique de totalisation du réel une façon de se dérober au fait de sa propre existence, du vertige qu’elle constitue et du désespoir qu’elle suscite- tant du moins qu’elle se maintient dans un état de rupture avec Dieu.

L’attention au sens de l’être est le fait du Dasein, c’est-à-dire de cet existant que nous sommes en tant qu’il s’est dépris de l’obnubilation par l’objet et qui prend acte à la fois de son être pour la mort et du fait qu’il y a de l’être.

Cette remontée vers l’être ainsi entendu, en amont de la distinction nature-esprit, permet en même temps de résoudre une difficulté à laquelle Dilthey avait tenté d’apporter une solution, sans parvenir à convaincre de façon décisive. Car l’herméneutique de Heidegger ne prétend plus comprendre la psychologie de l’autre homme. Dilthey pensait qu’en associant autrui à une intentionnalité, et en dégageant ainsi une structure à caractère téléologique, l’appréhension de l’intériorité de l’autre ne donnait pas lieu à un égarement dans le subjectivisme, mais permettait au contraire de se donner une prise objective.

Nous avons vu la semaine dernière de quelle façon, et avec quel scepticisme, cette solution a été perçue par des penseurs comme Gadamer. L’intentionnalité, d’autre part, révèle-t-elle l’intériorité d’un sujet dans sa dimension objective ou ne joue-t-elle pas plutôt le rôle de voile, de moyen de travestissement de soi. Nietzsche dénoncerait volontiers, dans cette lecture de la psychologie de notre prochain, une approche bien naïve. Contre Dilthey, il rappelle que l’autre nous est infiniment plus étranger que ne peut l’être la chose… et qu’il produit des simulacres autour de sa personne.

En axant l’herméneutique sur l’événement de l’être, Heidegger la « dépsychologise » donc. Il la détache aussi, cependant, de l’exégèse. Ou disons que la question du sens des textes et, avant cela, de tout discours humain que véhicule le langage, devient seconde, car elle s’inscrit sur le fond de cette herméneutique fondamentale, qui est une herméneutique existentiale, en tant qu’elle se rend attentive à l’être.

Il ne fait pas de doute que cette voie empruntée par Heidegger mène vers une sorte de religiosité, bien que la relation à un Dieu en soit absente. D’où l’idée, défendue par Sartre, que l’existentialisme selon Heidegger serait un humanisme. Ce qui rime ici avec « athéisme ». On sait que la réponse de Heidegger à cette interprétation de sa pensée a été riche de nuances. Ou de mises au point. Mais le second tournant va réserver du nouveau dans ce domaine…

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