Artifices et sacrifices autour d’une paix sociale : le temps est venu de construire une offre politique alternative

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Noureddine Taboubi est de la grande école du syndicalisme classique, pas du syndicalisme en brassard rouge, à la japonaise, qui croit pouvoir obtenir des avantages catégoriels d’une surpuissance patronale, ni du syndicalisme révolutionnaire qui instrumentalise une agitation sociale permanente pour renverser un régime et conquérir le pouvoir.

Qualifié par les premiers de syndicalisme de papa trop perturbateur et pas assez dans l’air du temps libéral, et taxé par les seconds de réformateur mou, presque complice de l’appareil d’État, ce syndicalisme est dans la tradition de Hached et de Achour comme - pour prendre des références françaises - il s’inscrit dans la lignée de Force ouvrière et de la CGT : c’est un syndicalisme qui porte la revendication sociale et qui fait jouer le ressort de la tension en l’étirant puis en la relâchant jusqu’à pouvoir s’asseoir en positon de force, à la table des négociations et qui a parfaitement intégré cette phrase célèbre selon laquelle « il faut savoir arrêter une grève… quand on a acquis l’essentiel ».

Noureddine Taboubi, qui n’est pas un intellectuel coupeur de cheveux en quatre mais qui est un formidable et pragmatique meneur d’hommes, a réussi ce tour de force d’obtenir gain de cause sur l’essentiel dans un pays au bord de la crise de nerfs, dans le désastre d’une économie minée par une vision à court terme et d’un système d’enseignement malmené. Pour tous les belligérants, il s’agit néanmoins d’une victoire amère, douteuse et de façade qui gardera des traces de la souffrance populaire, des stigmates du désordre économique et de l’empreinte d’une anomie sociale où les hors la loi sont moins les insurgés des périphéries défavorisées que les lobbies manœuvrant en coulisse ou des brigands en costume et cravate.

La paix sociale devrait revenir mais au prix d’artifices et de sacrifices.

Ainsi le gouvernement pourra s’honorer d’une sortie par le haut en se montrant moins buté qu’il n’y paraissait et en assurant une redistribution financière. Il ouvre une enveloppe de huit cent cinquante millions de dinars pour la seule fonction publique soit trois cent millions de plus qu’au départ des négociations.

Dès lors, il apparait en capacité financière qu’il n’aurait pas eue précédemment. Certains susurrent que l’argent viendrait de la charité qatarienne et le chef du gouvernement rétorque que cette nouvelle dépense sera prise sur les deniers publics. Comment cela alors que la Loi des Finances 2019 n’a pas prévu un tel budget ? Peut-être la baisse du coût du baril de pétrole, de plus de vingt points par rapport à l’estimation de soixante-quatorze dollars le baril prévu dans la loi des Finances 2019, aura-t-elle apporté une manne providentielle ? Peut-être des investissements également inscrits pour 2019 seront-ils reportés ? Peut-être le gouvernement aura-t-il recours à de nouveaux crédits ? Des experts financiers analyseront la prochaine loi des Finances complémentaire attendue sur ce point, et nous serons à l’écoute de notre tragédien national Ezzedine Saïdane.

En tout état de cause, la paix sociale retrouvée assurera la stabilité à laquelle sont attentives les agences de notations financières qui viennent encore de dégrader notre pays au plan des assurances, en soulignant les risques de défaut de paiement et de non recouvrement des créances.

Il est possible aussi que le FMI ait relâché la pression sur le gouvernement mais qu’une fois le calme retrouvé, il redouble de férocité en exigeant les réformes sans cesse reportées et dans le regret que le taux de la masse salariale encore estimé à 15% du PIB ne puisse descendre au niveau des 12% escomptés.

Qu’importe, doit se dire le chef du gouvernement intéressé essentiellement à la course électorale réclamant une grande stabilité du pays et qui se fend dimanche soir d’une adresse à la nation, parfaitement creuse et en retard sur l’horaire. Mais n’est-il pas surtout en retard sur l’Histoire ?

Pour sa part, l’UGTT a obtenu pour la fonction publique une majoration salariale d’un niveau plus bas que pour le secteur privé (6,5%) et d’une enveloppe inférieure aux mille deux cent millions de dinars escomptés. De plus l’UGTT n’a pas réussi à ramener la date d’effet de la majoration salariale ni à mai ni même à octobre 2018.

Cependant, le syndicat a réussi à découpler la seconde tranche de l’augmentation (prévue initialement par le gouvernement pour janvier 2020) en deux tranches, dont l’une prendra effet à partir de mai 2019 et la dernière en janvier 2020. De ce fait, les salariés de la fonction publique bénéficieront d’un supplément de huit mois d’augmentation de salaire par rapport ce qui était avancé par le gouvernement au départ.

Les enseignants quant à eux obtiennent la prime exceptionnelle revendiquée, mais la question de l’avancement de l’âge de la retraite pour pénibilité est expédiée dans une confusion avec les dossiers de longues maladies, à examiner au cas par cas d'une part, et d'autre part avec la possibilité d'un reclassement dans des fonctions pédagogiques hors situation de classe, pour les enseignants éligibles aux critères inscrits dans le décret sur les métiers pénibles.

Les établissements d’enseignement secondaire voient leur budget augmenter de 20%, histoire de montrer que le gouvernement est soucieux de leur restauration. Mais ni les programmes ni l’évaluation - et surtout pas pour cette année où un trimestre d’enseignement est passé à la trappe - ne sont abordés, pas plus que n’est évoquée la question de l’égalité des chances et de la mobilité sociale, sacrifiée au nom du libéralisme et au profit du secteur privé d’enseignement comme au bénéfice de « la reproduction des héritiers ».

Le pouvoir d’achat des salariés sera-t-il de fait revalorisé comme l’affirme le chef du gouvernement ? Son conseiller économique Fayçal Derbel annonce sur toutes les antennes que le taux d’inflation vient de baisser à 7,1%. Quelle malhonnêteté intellectuelle quand on sait que les critères, les pondérations et l’année de référence (désormais 2015) de calcul de ce taux viennent d’être révisés de manière subtile afin de pouvoir l’abaisser ! Ce même Derbel - et l’UGTT devra y prêter attention - lâche un ballon d’essai, à savoir qu’il serait bon que le droit de grève soit à l’avenir soumis à une loi qui le codifierait.

Dans cette affaire l’UGTT évite un quadruple écueil : en percevant le retournement de l’opinion publique contre lui, le syndicat arrête de justesse le dommage. Noureddine Taboubi a pesé de toute son énergie pour stopper la dérive de la Fédération de l’enseignement secondaire et pour essuyer les plâtres d’une agitation insupportable pour les familles, mais ce faisant il s’est trouvé confronté à de graves turbulences internes provenant essentiellement des sections régionales de l’Enseignement. Dès lors, ce colosse de la nation qu’est l’UGTT peut redouter des fêlures dans des fondations devenues friables.

En signant un accord, l’UGTT écarte également la suspicion d’une intrusion du chef de l’État, accusé de souffler sur les braises et qui est parti se refaire une santé là où il est le plus en forme, c’est-à-dire à l’étranger.

Noureddine Taboubi et l’UGTT ont aussi vivement protesté contre l’ingérence du chef d’Ennahdha qui s’est précipité à annoncer le règlement de la crise mais qui se défausse aujourd’hui de toute intervention en assurant que son mouvement n’est qu’un acteur gouvernemental. De fait, ce mouvement est entièrement à la manœuvre de la gouvernance, et sans doute sa hâte à paraitre très attentif à régler la question sociale a-t-elle surtout pour objectif de faire oublier les ignominies dont ce mouvement est accusé.

Ainsi donc, il s’agit d’un accord obtenu à l’arrachée et in extremis, dans la complexité des artifices et des sacrifices des uns et des autres. Mais cette paix n’est que provisoire, il s’agit d’une pause car la question de fond est renvoyée à l’échéance électorale, ce qui n’est pas une mauvaise chose pour la transition démocratique.

Alors les urnes devront départager entre les tenants d’un système libéral au service des accapareurs de la richesse nationale d’une part, et d’autre part les porteurs de la revendication sociale réclamant un patriotisme plus juste et plus solidaire.

À ce point de la vérité sur la crise, il faudra tester si Noureddine Taboubi et la direction syndicale se sentent toujours aussi concernés par les élections qu’ils le proclamaient dans tous les meetings et sur tous les médias au plus fort de la crise.

Aujourd’hui, une fois l’accord signé pour l’essentiel, le secrétaire général du syndicat et son équipe sont-ils toujours prêts à s’engager pour initier ou soutenir des candidatures démocratiques sur des listes de force de transformation sociale qui proposeraient une offre politique alternative ?

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