8 ans après le 14 janvier, un même système d’état injuste, opaque, redoutable…

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Une autre Tunisie ne devrait-elle pas être possible ?

La sacralité de la Révolution du 14 janvier 2011 s’est désormais effondrée. Pour autant, il ne s’agit pas d’en ternir l’élan collectif, d’en altérer l’inspiration protestataire, d’en amoindrir quelques vrais acquis dont la liberté d’expression, un embryon d’institutions républicaines et l’amorce d’une transition démocratique.

Mais il s’agit de reconnaître, comme le confirment des analyses argumentées et la simple observation de l’évolution politique du pays, qu’il n’y a eu qu’une Intifada, un soulèvement populaire qui se prolonge aujourd’hui de manière chronique, et non pas la transformation des rapports de production et de domination, des équilibres sociaux et de la redistribution des richesses qui concourt à proprement parler à définir une révolution.

Aussi nous retrouvons-nous avec sensiblement le même système d’État qu’à l’Indépendance, appuyé d’abord sur une petite bourgeoisie administrative et bureaucratique, rejointe ensuite, à la faveur d’un libéralisme qui progressivement prenait ses marques après avoir liquidé le socialisme destourien, par une bourgeoisie plus productive.

Celle-ci inaugurait un capitalisme national privé à l’ombre de l’État, investissant essentiellement dans l’hôtellerie touristique par des profits défiscalisés, ou dans l’agro-alimentaire en transformant la production agricole d’une notabilité terrienne de l’ère beylicale ralliée par des alliances familiales, ou bien dans l’industrie textile à la faveur de la loi d’avril 1972, ou encore dans la construction immobilière ou l’infrastructure du pays à travers l’attribution discrétionnaire de marchés publics.

Cette bourgeoisie fut néanmoins étoffée, dans une mobilité sociale permise par l’éducation, par des classes moyennes œuvrant essentiellement dans le commerce et dans les services publics, catégories sociales flottantes aujourd’hui en voie de paupérisation. Après la Révolution, cette bourgeoisie fut rattrapée par une nouvelle nomenklatura acquise au mouvement islamiste venue réclamer sa part du pouvoir dont elle se disait écartée par le bourguibisme.

Aujourd’hui, un ultralibéralisme aggrave les contradictions sociales. Ce système d’État apparaît terriblement et grossièrement injuste, alors que la Révolution réclamait au contraire plus de justice sociale.

Les très riches se voient offerts des avantages fiscaux par certaines exonérations – nous renvoyons à la polémique sur la loi de Finances 2019 – et l’évasion fiscale n’est toujours pas jugulée. Des catégories d’importateurs privilégiés amplifient le déficit commercial du pays en l’approvisionnant de marchandises bas de gamme et en stimulant la consommation de produits importés alors même que les crédits sont refusés aux moins nantis et que la production d’un capitalisme national se trouve marginalisée par ces intermédiaires parasites.

Dès lors, pour boucler le budget de l’État, nous sommes amenés à un endettement considérable dont sont rendus « coupables, forcément coupables » les salariés qui réclament des majorations pour amortir la chute de leur pouvoir d’achat : tout un enchaînement de prébendes d’un côté et de compensations de l’autre pour apaiser la colère populaire, concourant à une montée de l’inflation et à un effondrement de la monnaie nationale, engrenage auquel le gouvernement n’offre aucune perspective de sortie.

Car il s’agit aussi, au niveau de la gestion de l’argent public, d’un système opaque, aggravé par une corruption endémique dont nul ne chiffre le manque à gagner pour l’État. On ne connaît pas non plus la destination des prêts, et récemment un député de l’ARP réclamait au ministre de l’Investissement des clarifications sur 40 milliards de dinars d’endettement contracté ces dernières années.

J’entendais hélas répondre par un journaliste, d’ordinaire pourtant très juste, qu’encore une fois les salariés pour les trois quarts de cet endettement et les entreprises publiques pour le quart restant en étaient les bénéficiaires ! On ne sait rien non plus des contrats sur l’Énergie avec l’Algérie, mais aussi avec les compagnies étrangères pour l’exploration, le forage etc., tout silence qui justifie la campagne « Winou el Pétrole ». Les caisses sociales sont largement déficitaires, mais un audit a-t-il été effectué ? La Cour des comptes épingle ici ou là des prêts non récupérés ou d’autres dysfonctionnements, mais nous voulons savoir…

Ce n’est plus une opacité mais une omerta qui plane sur l’appareil sécuritaire d’Ennahdha sur lequel un courageux Collectif pour la recherche de la vérité sur les assassinats de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi lève un coin du voile que la Justice ne semble pas près de déchirer.

Là surtout, nous voulons savoir, car notre pays ne pourra pas avancer sans que la vérité ne soit établie. Mais d’autres questions pointent : pourquoi maintenant, immédiatement après la rupture du Tawafoq dans la foulée du soutien apporté par Ennahdha à Youssef Chahed, à quelques mois des élections ? Que signifie l’ensemble de ces dysfonctionnements au ministère de l’Intérieur dont nous avons écho depuis la mise à l’écart du précédent ministre ? Que savait le chef de l’État à l’établissement du Tawafoq, que sait-il d’autre aujourd’hui, jusqu’à quel point peut-il intervenir ?

Comment interpréter les récentes démarches du chef d’Ennahdha auprès du président de la République ? Se peut-il qu’un deal garantissant la paix civile puisse éponger une dette de sang ? Et pourquoi le chef du gouvernement ne s’exprime-t-il jamais sur ce qui apparaît de plus en plus comme un scandale d’État, pourquoi se tient-il en retrait de toute intervention dans ses prérogatives ?

Toutes ces interrogations et bien d’autres sont aujourd’hui dans le débat public et dans tous les esprits, et des accusations gravissimes fusent sur les ondes, les plateaux et les réseaux sociaux, qui demeurent sans réaction.

Cependant, acculé par ces questionnements et poussé dans ses retranchements, l’appareil d’État pourrait devenir redoutable. On frémit à entendre l’État qualifié sur un plateau politique à une heure de grande écoute d’« association de malfaiteurs ». On craint pour les courageux justiciers et pour leurs relais médiatiques qui pointent la complicité de hauts responsables dans ce qu’ils nomment crime d’État.

Et, sur le plan social, on se demande comment la « violence légitime » d’une police républicaine appelée à maintenir l’ordre va continuer de se confronter à celle d’une jeunesse elle-même victime de la violence sociale.

Si d’aventure, dans de telles conditions chaotiques, des élections sincères et transparentes pouvaient réellement avoir lieu, allons-nous véritablement reconduire ce même système d’État ? Non, une autre Tunisie devrait être possible à condition que des forces de transformation sociale parviennent à s’organiser dans une convergence de luttes syndicales et citoyennes.

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