Pet de nègre.

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Les éclats d’un vif débat sourdent une fois de plus de la boulangerie du village et se déversent dans la rue telle une bourrasque d’automne portée par des vents d’ouest. Alertée, la secrétaire de mairie ouvre la fenêtre de son bureau, dresse l’oreille quelques secondes et se tourne vers l’intérieur en hochant la tête : c’est à la boulangerie !

L’épouse du maire qui sort du bureau de tabac-journaux accourt en tirant la laisse de son caniche qui aboie comme s’il voyait le facteur. C’est à la boulangerie ! Nous nous précipitons. La tenancière, d’ordinaire si affable et si souriante au milieu de ses pains de campagne et de ses baguettes de ville, nous adresse un visage au bord de l’apoplexie. Ses yeux exorbités lancent des éclairs dignes d’un orage d’été, ses mains dessinent devant elle des arabesques improbables et ses lèvres tordues de fureur éructent dans un spasme douloureux le mot fatidique : dehors ! Avec l’autorité que lui confèrent les suffrages municipaux, l’épouse du maire s’inquiète.

C’est lui, répond l’interpellée en désignant Henri, paisible retraité des Chemins de Fer sis dans un hameau voisin. Il n’arrive pas à comprendre que c’est interdit de dire "tête de nègre" ! Et de nous désigner dans sa vitrine réfrigérée une théorie de pâtisseries dodues et élégantes à la fois revêtues d’une impeccable capeline de chocolat noir. Elles sont d’ailleurs précédées d’un petit écriteau calligraphié comme à l’école communale d’autrefois du joli titre de "têtes de choco".

Se sentant vaincu mais voulant malgré tout affirmer sa mauvaise foi, l’accusé hausse alors les épaules et sort la tête haute, raide comme un ayant-droit confirmé dans ses prétentions. Échevelé et en chemise, l’échotier du quotidien régional entre alors en quête des dernières nouvelles. Madame a raison, confirme-t-il à l’issue de ses explications confuses et désordonnées. C’est du racisme de dire nègre ! C’est comme pour les cèpes bronzés, ajoute l’ancien garde-champêtre benoîtement tapi dans l’ombre du comptoir. Tu ne peux plus dire "têtes de nègre" non plus. Sinon, tu vas au tribunal. Et là…Laissant aux points de suspension le soin de décrire les détours judiciaires encourus, il s’empare de son pain et sort à son tour.

Bientôt, continue l’échotier qui n’entend pas abandonner son privilège de manouvrier des mots, on ne pourra même plus parler de pets de nonnes ; ce sera considéré comme de la discrimination ! Mais la paix étant revenue, chacun regagne son chez soi son pain sous le bras. Ce n’était, hélas, qu’une crise. Le feu renaîtra demain, dans une semaine, dans un mois.

Il est certes des circonstances où les mots semblent dérisoires. Ils sont pourtant essentiels pour dire les pensées, les regrets et les peurs, les espérances et les désillusions, pour dire les sentiments qui brûlent au cœur et ceux qui consument les âmes. Et n’en déplaise aux intégristes de tous bords, ils sont tous indispensables pour exprimer tant d’idées et tant d’émotions. Ainsi des mots tels que guerre, racisme, idéal, paix, religion, solidarité, laïcité, liberté, sécurité, union, tolérance et tant d’autres encore ont-ils souvent une longue histoire derrière eux, une charge émotionnelle forte, un génie littéraire indéniable et un sens commun reconnu de tous. Employés à bon escient, ils réconfortent, ils apaisent et ils rassemblent. Rejetés ou détournés, ils brouillent, ils perturbent, ils désorientent et à la fin ils désunissent.

Et lorsque nous ne disposerons plus des mots adéquats pour désigner les choses, les choses et leurs entours partiront alors en déshérence au gré des opinions, des influences, des modes, des provocations, des craintes ou des simples engouements. Les chemins du futur étant imprévisibles, la situation actuelle nous laisse donc encore bien des concepts à approfondir

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