Hélé Béji, contre le confort des haines et des certitudes

La récente tribune de l’écrivaine et intellectuelle tunisienne Hélé Béji, publiée dans L’Obs https://www.nouvelobs.com/.../tunisie-la-condamnation-de… a suscité des réactions passionnées, parfois enthousiastes, souvent hostiles. En dénonçant la condamnation de Rached Ghannouchi à une peine cumulative qui s’apparente à une « mort civile », elle qualifie sans détour la Tunisie de dictature. Plus encore, elle a pointé du doigt la responsabilité d’une partie des « modernistes » qui, au nom de la lutte contre l’islam politique, ont fini par cautionner un autoritarisme qu’ils prétendaient combattre.

Les réactions les plus virulentes rejettent toute exigence de justice équitable au motif d’un « passif impardonnable » : assassinats politiques, montée du terrorisme, réseaux parallèles, clientélisme, double discours.

D’autres, plus nuancées, distinguent deux plans : la responsabilité politique et morale d’un leadership qui a manqué des rendez-vous historiques (réformes sociétales, égalité successorale, protection des libertés) et l’exigence d’un État de droit qui prohibe les peines exterminatrices, les procès lacunaires et la confusion des dossiers.

Une frange, enfin, exprime une hostilité de principe à l’islamisme — jusqu’à justifier des châtiments « exemplaires » — au risque d’abandonner toute boussole démocratique.

À l’inverse, des soutiens saluent l’« indépendance d’esprit », la « démarche dé-coloniale » et la « lucidité » d’une intellectuelle moderniste brisant la pensée unique ; mais une partie d’entre eux tend à idéaliser la figure qu’elle défend au prix de minorer un bilan politiquement lourd.

Ce paysage dit une chose : la mémoire blessée et la peur de la répétition saturent le débat, tandis que le pouvoir exploite le brouillage — mêlant opposants authentiques, fautifs avérés et prévenus instrumentalisés — pour rendre toute défense indistinctement suspecte.

La prise de position de Hélé Béji est courageuse. Elle l’est parce qu’elle n’est pas une voix issue d’Ennahdha, ni de ses soutiens. Elle appartient à une tradition laïque, francophone, bourguibiste, qui a longtemps représenté le courant dominant des élites tunisiennes. En rompant le silence, elle met au défi ses pairs : peut-on encore se dire « moderne » en fermant les yeux sur des procès politiques iniques, des peines disproportionnées, une justice instrumentalisée ?

Ses critiques n’idéalisent pas le passé. Nul n’ignore que la décennie où Ennahdha était au pouvoir a été marquée par de graves erreurs, par des peurs légitimes, par des fractures sociales et politiques profondes. Mais une démocratie se mesure précisément à sa capacité de protéger les droits, y compris de ceux qui l’ont déçue ou inquiétée.

Depuis 2011, la scène tunisienne s’est structurée autour d’un antagonisme binaire : les islamistes d’un côté, les modernistes de l’autre. Les premiers accusés de vouloir islamiser la société ; les seconds se présentant comme les seuls dépositaires des acquis de Bourguiba, des droits des femmes et des libertés publiques.

Mais derrière ce mot « modernistes » se cache une mosaïque :

• Des bourguibistes attachés à l’État-nation centralisé et à une modernité impulsée d’en haut et liberticide ;

• une gauche syndicale et culturelle, qui a trouvé dans l’hostilité à Ennahdha un ciment plus fort que son projet social ;

• des milieux féministes et juridiques qui associent la modernité à la lutte contre l’islam politique ;

• des élites médiatiques francophones qui, au nom du progrès, ont cautionné des pratiques de plus en plus liberticides.

La force de sa tribune est d’avoir aussi dévoilé les deux pièges qui plombent le débat tunisien :

1. L’amalgame « moderniste » revisité. L’un des obstacles majeurs au débat public en Tunisie est l’usage systématique de l’amalgame. Ce n’est pas seulement toute critique du régime qui est suspectée de « complaisance avec l’islamisme », voire de l’étranger : c’est plus largement toute dénonciation des violations quand elles concernent des acteurs jugés indignes de solidarité — islamistes, figures non « modernistes », responsables accusés de corruption. Celui qui rappelle leur droit à la défense, ou qui dénonce l’arbitraire dont ils sont victimes, se voit aussitôt taxé d’« islamo-compatible », de « nostalgique » ou d’« allié des corrompus ».

Cet anathème évite de regarder le fond du problème : des prisons remplies d’opposants de toutes sensibilités, une justice instrumentalisée, un président concentrant l’ensemble des pouvoirs. Il interdit aussi une vérité simple : les droits humains ne sont pas conditionnels. On ne défend pas la liberté parce qu’on approuve les idées de celui qui en est privé, mais parce qu’on croit à l’universalité de la justice.

2. L’amalgame au camp islamiste. Toute voix critique du régime est annexée au récit victimaire d’Ennahdha, comme si s’opposer à Kaïs Saied signifiait réhabiliter un parti qui a lui-même failli. Cette instrumentalisation empêche la construction d’un espace commun où les responsabilités passées peuvent être reconnues sans légitimer la dictature présente.

Ces deux amalgames sont mortifères. Ils enferment la Tunisie dans une guerre de tranchées qui profite au seul pouvoir en place.

On sait qu’Hélé Béji a prolongé son geste intellectuel par des actes politiques : elle a accepté de rencontrer des forces très diverses, des libéraux, des militants, mais aussi des représentants d’Ennahdha. Non pour effacer les divergences, mais pour défendre un socle commun : l’exigence de libertés, de pluralisme et de justice équitable. Ce positionnement est cohérent : il prolonge sa conviction voulant que la véritable ligne de fracture soit entre autoritarisme et démocratie.

Ce geste a un coût. Elle s’expose à la suspicion de ses pairs modernistes, qui l’accusent de trahison, et à la méfiance des islamistes, qui doutent de sa sincérité. C’est précisément ce courage-là qui fait la valeur de sa démarche.

C’est là sa véritable leçon : il ne s’agit pas de choisir entre les islamistes et les modernistes, mais de refuser que la Tunisie bascule dans une dictature où plus personne — ni les uns ni les autres — ne serait à l’abri.

La modernité ne peut se réduire à une posture idéologique, encore moins à une hostilité viscérale à l’islam politique. Elle est, par définition, un horizon d’ouverture, de pluralisme et de droits. En dénonçant l’aveuglement de certains « modernistes », Hélé Béji leur rappelle que la véritable modernité consiste à défendre la liberté même de ses adversaires, car c’est cela qui distingue une démocratie d’un régime autoritaire.

La tribune de Hélé Béji est un pavé dans la mare, mais un pavé salutaire. Elle oblige chacun à sortir du confort de ses certitudes et à affronter la question essentielle : voulons-nous d’une Tunisie où l’on emprisonne les opposants jusqu’à leur dernier souffle, ou d’une Tunisie capable de dépasser ses peurs et ses haines pour construire une démocratie réelle ?

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