Gaza : Quand l’humanitaire devient spectacle macabre !

Avertissement : la problématique du présent texte est également analysée dans un article de Jeremy Moses publié sur brill.com le 5 juin 2025 [1]

1. Jeter des vivres comme on jette des os à des chiens, voilà à quoi se résume ce que les principaux leaders occidentaux appellent « sauver de la famine Gaza ». Et constat amer : la population est affamée délibérément par l’État d’Israël. En effet, depuis plusieurs mois, notamment depuis une semaine, les puissances occidentales s’emploient à larguer par voie aérienne des vivres, des bouteilles d’eau, des boîtes de conserve et quelques sacs de farine à la population affamée de Gaza. L’image frappe, mais elle ne rassure pas : des colis chutant dans le ciel d’un territoire ruiné, ravagé par les bombes et cerné par les tanks. Cela ne rappelle pas un geste de secours, mais une parodie de compassion. Comme si, à bout d’options, l’on jetait des os aux chiens, plutôt que de leur offrir la dignité humaine qu’ils méritent. Il est important de noter que ces largages aériens, souvent perçus comme un geste de dernière chance, interviennent dans un contexte où l’État israélien contrôle l’espace aérien, maritime et terrestre de la bande de Gaza, empêchant ainsi une coordination humanitaire efficace et l’acheminement de l’aide par des voies plus dignes et sécurisées.

2. Et pendant ce temps, on continue d’armer Israël, de financer sans sourciller un État qui – en plus d’imposer un blocus illégal et inhumain à tout un peuple – est aujourd’hui gouverné par une coalition où siègent des figures racistes et suprémacistes assumées. Le contraste entre ces deux politiques – assistance humanitaire passive pour Gaza, militarisation agressive d’Israël – révèle le cœur d’une hypocrisie stratégique. Ce que les chancelleries occidentales appellent « équilibre » n’est, en réalité, qu’une gestion postcoloniale cynique du déséquilibre. Au-delà de la famine immédiate, le blocus a systématiquement démantelé l’économie de Gaza, entraînant l’effondrement des industries, un chômage élevé et une pauvreté généralisée, créant une dépendance à l’aide qui est ensuite restreinte. Il ne s’agit pas seulement d’une pénurie alimentaire, mais de la destruction délibérée de toute une population. En effet, des rapports de la CNUCED ou de la Banque mondiale détaillent le sous-développement systématique et les taux de chômage sans précédent causés par le blocus.

3. Ce déséquilibre implicitement assumé se dissimule sous le masque de l’humanitaire. Ce qui contraste avec ce qui s’est passé lors de l’avènement, dans les faits, de la guerre froide. En effet, en 1948-49, au plus fort du blocus soviétique sur Berlin-Ouest, les États-Unis et leurs alliés organisèrent un pont aérien de grande ampleur : plus de 275 000 vols permirent d’acheminer des milliers de tonnes de nourriture, de charbon et de médicaments pour une population d’un peu plus de deux millions d’habitants. Ce fut un acte politique fort, une déclaration géostratégique contre un siège jugé alors « injuste ». Ce fut une démonstration de solidarité logistique et militaire du bloc de l’Ouest au bloc soviétique.

4. Mais, en 2024 et particulièrement en 2025, à Gaza, le scénario et l’objectif est tout autre. Les largages humanitaires sont improvisés, souvent inefficaces, parfois mortels [2] – des colis tombant sur des civils ou dans la mer [3]. L’État israélien, qui contrôle l’espace aérien, maritime et terrestre de la bande de Gaza, empêche toute véritable coordination humanitaire, soumet les convois à des retards interminables, voire à des refus arbitraires. Les ONG sont paralysées. Le CICR est marginalisé avant d’être chassé. L’ONU ne peut qu’exprimer, hélas, son impuissance, car pris en otage par les alliés indéfectibles d’Israël dont le plus virulent est les États-Unis – « leader du monde libre » !

5. Osons le dire ! Ce n’est pas un pont aérien ! Ce n’est pas une action humanitaire ! C’est un spectacle, un véritable show à l’américaine comme on les aime en Occident : on se donne bonne conscience en administrant un soulagement minime, tout en perpétuant une stratégie de siège. Il s’agit d’organiser sciemment « la destruction […] de dizaines de millions d’hommes, de femmes et d’enfants par la faim ». [4] Autrement dit, il s’agit d’organiser par la faim un meurtre de masse organisé, dans une logique saint-fondienne. [5] À Gaza, ce meurtre est planifié, médiatisé, puis noyé dans l’esthétique du secours aérien.

6. À propos de Gaza et des Palestiniens, il est toujours question d’un double discours et donc de complicité politique. Les dirigeants occidentaux n’ont de cesse d’affirmer leur soutien au « droit d’Israël à se défendre ». Mais ce droit s’exerce désormais non contre une armée, mais contre une population captive. L’État hébreu, déjà l’un des plus puissamment militarisés du monde – grâce à l’aide américaine, européenne, et à sa propre industrie –, continue à recevoir des équipements de guerre de pointe : F-35, drones, systèmes de surveillance, obus à guidage laser, etc. Et qui pis est, en violation des accords de non-prolifération, à en faire une puissance nucléaire, alors que l’on interdit notamment à l’Iran le même droit.

7. Dans le même temps, la moindre expression d’une résistance palestinienne, même non armée, est criminalisée. Toute organisation, tout parti, tout syndicat palestinien est suspect de « terrorisme ». Les appels à un cessez-le-feu sont neutralisés par des formules creuses telles que « proportionnalité », « contexte sécuritaire » ou « désarmement total du Hamas ». Cette rhétorique est d’autant plus troublante qu’Israël arme des groupes rivaux au Hamas, des groupes qui sont d’ailleurs complices de la terreur instaurée par Tsahal dans la bande de Gaza. [6] Le ministre des Affaires étrangères français, Jean-Noël Barrot, parmi tant d’autres politiciens occidentaux, en répétant mécaniquement les éléments de langage dominants, incarne cette incohérence : exiger le désarmement d’une force de résistance tout en continuant à soutenir l’un des régimes les plus lourdement militarisés et radicalisés du Moyen-Orient. Il répète ainsi le vieux refrain ranci de « désarmement du Hamas et de son exclusion de la gouvernance palestinienne ». [7] Le diktat est clair : le Hamas devait être exclu de tout processus politique futur, pour qu’il y ait une gouvernance palestinienne « responsable ». [8] Mais quel peuple peut construire librement une gouvernance légitime sous blocus, sans armée, sans élection possible, sans reconnaissance de son existence même ? « Le double langage sur la Palestine est la norme, non l’exception. » [9] L’Occident n’est pas neutre. Il n’est pas impuissant. Il est activement complice. Il est à noter que la question palestinienne, et plus particulièrement le drame qui se déroule à Gaza, semble se frotter à un voile pudique dans nos médias. Les mots, lorsqu’il s’agit d’évoquer les agissements du gouvernement israélien, sont enveloppés de velours, comme si la critique était une porcelaine fragile. À l’inverse, l’étiquette de « terroriste » est lacérée sans ambages sur le front du Hamas, et l’écho du 7 octobre résonne sans cesse comme une Shoah bis, une antienne qui ne souffre d’aucune dissonance.

8. Cette complicité est d’autant plus ahurissante que cet « aveuglement » est volontaire à travers le silence sur l’extrême-droite israélienne et donc sa légitimation tacite. Alors que tout dirigeant arabe ou musulman suspecté d’autoritarisme est immédiatement dénoncé dans les capitales européennes et surtout pas aux États-Unis d’Amérique, aucune voix forte ne s’est élevée contre la coalition actuelle au pouvoir en Israël. Pourtant, Benyamin Netanyahou gouverne avec des figures ouvertement suprémacistes juives : Itamar Ben Gvir, condamné pour incitation au racisme ; Bezalel Smotrich, qui a déclaré que le village palestinien de Huwara devait être « effacé » [10] ; Avi Maoz, opposant notoire aux droits des femmes et des minorités. Le programme de ces partis est clair : annexion intégrale de la Cisjordanie, déni total de tout droit national palestinien, judaïsation exclusive du territoire. D’ailleurs, B’Tselem, ONG israélienne, qualifie ce régime d’apartheid depuis 2021. [11] L’Occident, lui, détourne le regard. Il prétend ne pas voir ou quand il ose enfin jeter un regard, celui-ci se fait toujours en ménageant la chèvre et le chou. Ce silence est donc révélateur. Il n’est pas lié à une ignorance. Il relève d’un calcul : il ne faut pas compromettre l’image d’Israël comme allié régional, rempart, entre autres, contre l’Iran, partenaire technologique. La morale s’arrête là où commence la stratégie.

9. Ainsi, l’on pourrait même dire, dans cette situation, dans les faits, malgré les beaux discours des alliés de l’État hébreu, même l’agitation de la reconnaissance d’un État palestinien lego est un leurre. L’idée d’un État palestinien est agitée comme un chiffon rouge, toujours évoquée, jamais concrétisée. Depuis les Accords d’Oslo (1993), le processus de paix est devenu un simulacre. L’État promis est devenu un mirage : sans frontières, sans continuité territoriale, sans souveraineté réelle, sans armée, sans maîtrise de son économie ou de ses ressources. Un État-lego, morcelé, dépendant de l’occupant. Et il n’est un secret pour personne que Netanyahou, le dirigeant israélien jouissant de la plus longue longévité, s’est toujours donné pour mission messianique d’empêcher par tous les moyens l’avènement d’un État palestinien. Israël contrôle les points d’entrée, les routes, l’eau, l’électricité, les ondes radio, les déplacements. Les colonies se multiplient. La Cisjordanie est fragmentée en zones A, B et C, les deux dernières étant sous contrôle israélien quasi-total. Gaza est isolée, étranglée. Israël entretient une « guerre de cent ans contre la Palestine ». [12] Le projet sioniste, dans sa version actuelle, n’a jamais intégré la possibilité d’un État palestinien souverain. L’Occident le sait. Il s’en accommode malgré les gesticulations actuelles.

10. Ce que nous vivons n’est pas une anomalie. C’est une continuation. Le système international né après 1945 repose sur une série de contradictions que la Palestine expose crûment. D’un côté, le droit à l’autodétermination des peuples est inscrit dans la Charte de l’ONU ; de l’autre, aucune des résolutions adoptées contre Israël n’a été respectée, ni contraignante. [13] Israël bénéficie d’une immunité quasi-totale, grâce au veto américain et à la neutralité bienveillante de l’UE. Les ONG, les chercheurs, les militants utilisent désormais ouvertement le terme d’apartheid – qu’Amnesty International a confirmé dans son rapport de 2022. [14]Desmond Tutu, prix Nobel sud-africain, affirmait même que le régime israélien était « pire que celui qu’il avait combattu en Afrique du Sud ». [15] L’Histoire semble ainsi évoluer vers le pire : tant pis pour Hegel ! Alors, le postcolonialisme n’a pas aboli la colonisation : il l’a reconfigurée. Elle passe aujourd’hui par la technologie, la segmentation du territoire, la fragmentation du droit, la diplomatie à géométrie variable. Gaza est à la fois un camp de réfugiés et un laboratoire de cette gestion cynique des dominés.

11. C’est le cynisme comme régime. La Palestine n’est pas seulement une tragédie humaine. C’est une épreuve morale pour l’Occident. Les mots que nous employons – paix, sécurité, développement, droits humains, droit à l’autodétermination – deviennent des coquilles vides lorsque nous acceptons leur dénaturation à Gaza. Nous parachutons de la nourriture tout en fermant les yeux sur les bombes. Nous appelons à désarmer les opprimés pendant que nous surarmons les puissants. Ce que Hannah Arendt appelait la « banalité du mal » [16] ne s’applique plus seulement à ceux qui exécutent les ordres. Elle concerne aussi ceux qui, par indifférence, réalisme ou stratégie, refusent de nommer l’injustice. Le cynisme n’est plus une dérive du politique. Il en est devenu, hélas, la forme normale !


Notes

[1] « Gaza and the Perils of Militarised Humanitarianism : Universal Values, Politics, and the Hypocrisy of R2P » https://brill.com/view/journals/gr2p/aop/article-10.1163-1875984X-20250016/article-10.1163-1875984X-20250016.xml?srsltid=AfmBOoqRECxnLUXFlcnvChaQNz0Al7TLJgGgdHIenbeANoka8CMJOEJ9&ebody=pdf-130820

[2] Doublement mortels car, en plus de la pagaille créée par ces largages qui tombent parfois dans des lieux quasiment inaccessibles, les distributions sont l’objet aussi systématiquement de tires de Tsahal ayant déjà causé plus d’un millier de morts. Les distributions alimentaires fonctionnent ainsi comme une sorte de chasse à courre macabre.

[3] Voir notamment CNN International, « At least 5 killed after airdropped aid falls on them in Gaza », 8 mars 2024. https://edition.cnn.com/2024/03/08/middleeast/gaza-airdropped-aid-deaths-intl.

[4] Jean Ziegler, Destruction massive. Géopolitique de la faim, Seuil, 2011.

[5] Du nom de Saint-Fond, personnage de Histoire de Juliette de Sade : « Quant à celui de la famine, l’accaparement total des grains auquel nous travaillons, en nous comblant d’abord de richesses, va bientôt réduire le peuple à se dévorer lui-même. Nous espérons beaucoup de ce moyen. Il est arrêté dans le conseil parce qu’il est prompt, infaillible, et qu’il nous couvre d’or… » (Histoire de Juliette, 3e partie, La Pléiade, 1998, p. 607.)

[6] Cette information a été relayée par plusieurs organes de presse, dont https://www.rts.ch/info/monde/2025/article/israel-arme-un-groupe-criminel-oppose-au-hamas-dans-la-bande-de-gaza-28907355.html. Benjamin Netanyahu a publiquement confirmé ces informations le 6 juin 2025 dans une vidéo publiée sur son compte X, où il dit que cette stratégie « sauve des vies de soldats israéliens ». Voir aussi l’article du Washington Post du 3.08.25 de Claire Parker, Miriam Berger et Siham Shamalakh, « Israel’s support for clans in Gaza puts tribal strongman in spotlight » : « Israeli officials say arming clans can create a counterweight to Hamas. Some critics of the initiative say it aims to undermine Palestinian nationalism. » [« Des responsables israéliens affirment que l’armement des clans peut créer un contrepoids au Hamas. Certains critiques de cette initiative estiment qu’elle vise à saper le nationalisme palestinien. »] (https://www.washingtonpost.com/world/2025/08/03/israel-gaza-clans-abu-shabab/?utm_campaign=wp_post_most&utm_medium=email&utm_source=newsletter&carta-url=https://s2.washingtonpost.com/car-ln-tr/43f68ce/688f83bdcdc0f632ccb2209a/64da029bc7a3ea5f08e69325/25/63/688f83bdcdc0f632ccb2209a.)

[7] Comme quoi le Hamas est l’unique « fauteur de trouble » et le seul obstacle à la paix, voire que métonymiquement le Hamas incarnerait la légitimité du peuple palestinien ou son aspiration à jouir sans entraves de son droit à l’autodétermination.

[8] Voir notamment « France Diplomatie – Appel de New York – Déclaration conjointe des ministres des Affaires étrangères (29.07.25) » https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/israel-territoires-palestiniens/actualites-et-evenements/2025/article/appel-de-new-york-declaration-conjointe-des-ministres-des-affaires-etrangeres.

[9] Edward Said, The Question of Palestine, Vintage Books, 1992.

[10] Et dans une tentative encore plus choquante pour clarifier sa déclaration, il parlera d’un « lapsus émotionnel ».

[11] B’Tselem, « A regime of Jewish supremacy from the Jordan River to the Mediterranean Sea : This is apartheid », 12 janvier 2021. https://www.btselem.org/publications/fulltext/202101_this_is_apartheid

[12] Rashid Khalidi, The Hundred Years’ War on Palestine, Picador, 2020.

[13] Résolution 242 (1967), Résolution 338 (1973), etc.

[14] Amnesty International, « Israel’s Apartheid Against Palestinians : Cruel System of Domination and Crime Against Humanity », 1er février 2022. https://www.amnesty.org/en/latest/campaigns/2022/02/israels-system-of-apartheid/

[15] Desmond Tutu, The Guardian, « Apartheid in the Holy Land », 29 avril 2002. https://www.theguardian.com/world/2002/apr/29/comment

[16] Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Gallimard, 1966. La banalité du mal se manifeste également dans l’état de guerre perpétuel qu’Israël mène contre les Palestiniens, une application quasi littérale des théories de Clausewitz. Si « Eichmann [a été] à Jérusalem », il est malheureusement très peu probable qu’un dirigeant israélien coupable de crimes de guerre ou même de génocide soit un jour à la CPI.

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