Empire des exceptions — le camp comme nouveau paradigme
1. Le camp est le nouveau paradigme globalisé contemporain. Nous assistons à une redéfinition du camp, non plus comme une aberration historique ou une exception géographique, mais comme un paradigme global de gouvernementalité contemporaine. Le camp, dans sa forme élargie — centre de rétention, zone d’attente, checkpoint, no man’s land juridique ou enclave militarisée — constitue désormais un dispositif normalisé de gestion des indésirables.
Le camp est l’espace qui s’ouvre quand l’état d’exception commence à devenir la règle. [1]
Ce qui relevait autrefois de l’exception s’installe aujourd’hui comme infrastructure permanente : le droit y est suspendu, les corps y sont administrés, la vie y est conditionnelle. Le camp devient un espace juridico-politique sans dehors, où la biopolitique glisse vers sa face sombre : la nécropolitique.
2. Auschwitz était une fabrique rationnelle de la mort. L’univers concentrationnaire nazi — notamment dans l’analyse de Raul Hilberg — révèle une horreur non pas archaïque, mais bureaucratiquement ordonnée. Hilberg décrit en trois étapes la mécanique de la Shoah : définir, exclure, anéantir [2]. Ce n’est pas la passion haineuse, mais l’efficacité rationnelle qui guide la mise à mort.
Zygmunt Bauman, de son côté, insiste sur cette modernité du mal : la logique industrielle, la planification froide, l’expertise technique ont permis d’administrer la mort sans affect, comme une opération logistique³. Auschwitz n’est pas l’échec de la civilisation occidentale, mais son aboutissement administratif pervers.
Ce n’est pas la barbarie, mais la civilisation moderne, avec son appareil rationnel, qui a rendu la Shoah possible. [3]
3. Avec Trump et son administration – notamment la seconde –, la violence administrative s’impose comme spectacle. L’Amérique de Trump – dont l’héritage fasciste se cristallise dans son slogan MAGA – constitue un autre tournant : la politique migratoire devient scéniquement cruelle, avec les rafles, les séparations parents-enfants, les cages, les expulsions sommaires et les emprisonnements arbitraires. Il s’agit non seulement de dissuader par la terreur, mais surtout de terroriser dans une jouissance sadique, dans un dispositif où la loi est subvertie par l’arbitraire et la volonté manifeste de sublimer exponentiellement l’horreur.
Judith Butler parle de « vies non pleurables » : des existences déjà déshumanisées dans l’imaginaire public, dont la souffrance ne suscite ni compassion ni reconnaissance [4]. Achille Mbembe y voit la résurgence d’une nécropolitique racialisée, où les migrants sont exposés à une mort lente, souvent symbolique autant que physique.
Ce n’est plus la vie qu’on protège, mais la mort qu’on administre. [5]
4. Gaza, comme camp urbain et un apartheid algorithmique est devenu le symbole de la surenchère de la logique des camps. À Gaza, l’exception devient la règle. Depuis des décennies, la population palestinienne vit sous un blocus militaire, soumis à un régime de contrôle total : drones, checkpoints, coupures d’eau, architecture punitive. Et depuis environ deux ans, à l’urbicide s’ajoutent la famine et l’ethnocide comme pratiques de guerre. Gaza est un château de Silling à ciel ouvert, dans un jeu de téléréalité. Eyal Weizman analyse l’architecture comme instrument de guerre : les immeubles deviennent des cibles, les routes des corridors létaux, les hôpitaux des lieux à détruire et reconstruire à l’infini [6]. C’est l’urbanisme de la punition. Michel Warschawski décrit Gaza comme un camp urbain, laboratoire d’un pouvoir militaire algorithmique [7]. Pour Judith Butler, la violence y devient invisible, neutralisée par son inscription dans la quotidienneté et par l’indifférence médiatique [8].
5. Avec Frontex, la frontière est un dispositif mortifère. Cette agence européenne de contrôle aux frontières incarne une autre forme du camp : non pas une clôture fixe, mais une frontière mouvante, externalisée, gérée par des technologies de surveillance et des partenariats avec des États non-démocratiques.
Michel Agier évoque une gouvernance par l’immobilité forcée, où les migrants sont piégés dans des zones grises, coincés dans une temporalité suspendue. Achille Mbembe souligne la logique postcoloniale du dispositif : la Méditerranée devient un espace de tri racial, où certaines vies sont jugées secourables, d’autres sacrifiables [9].
Ce n’est plus la frontière qui protège, mais la frontière qui tue. [10]
6. On assiste à une grammaire de l’exception normalisée, sorte de fascisme discret. Le camp contemporain n’est plus visible comme camp : il se dissémine, s’intègre, se numérise. Il prend la forme d’un centre de tri, d’un logiciel de détection faciale, d’une base de données algorithmique. Le contrôle ne porte plus seulement sur les territoires, mais sur les flux, les corps, les signaux.
Ce que Wendy Brown appelle le « néolibéralisme autoritaire » [11] converge avec ce fascisme discret : la démocratie n’est pas « systématiquement » niée, mais hantée par des dispositifs d’exception banalisés, au nom de la sécurité, de la croissance ou du contrôle migratoire.
8. Penser contre l’effacement nous incombe. Face à cette cartographie de l’inhumain, il ne s’agit pas uniquement de dénoncer, mais de penser, de nommer, de cartographier. Le défi est celui d’une topologie critique de l’exception, d’une archéologie politique des lieux où le droit s’éteint et la vie devient logistique.
C’est en croisant les disciplines — philosophie politique, droit international, esthétique, architecture, anthropologie… — que l’on peut restituer la cohérence fragmentée de cet empire des exceptions.
Notes
[1] Giorgio Agamben, Homo Sacer, Seuil, 1997.
[2] Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, Gallimard, 1988.
[3] Zygmunt Bauman, Modernité et holocauste, La Fabrique, 2002.
[4] Judith Butler, Frames of War : When Is Life Grievable ?, Verso, 2009.
[5] Achille Mbembe, Nécropolitique, La Découverte, 2006.
[6] Eyal Weizman, Hollow Land : Israel’s Architecture of Occupation, Verso, 2007.
[7] Michel Warschawski, Israël, Palestine : le défi binational, La Fabrique, 2001.
[8] Judith Butler, Parting Ways, Columbia University Press, 2012.
[9] Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit, La Découverte, 2010.
[10] Michel Agier, Gérer les indésirables, Flammarion, 2008.
[11] Wendy Brown, Les Habits neufs de la politique mondiale, Les Prairies ordinaires, 2007.