Ne pas faire de quelques figures du terrorisme les emblèmes d’une génération sacrifiée

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On ne peut pas faire de raisonnement global. Aujourd’hui, si on regarde les réactions individuelles et collectives – c’est-à-dire les associations, les mosquées, les acteurs musulmans déclarés ou ceux qui se déclarent comme tels – 90% révèlent l’affirmation d’un nationalisme français. Ces derniers jours, j’ai été très surpris de voir fleurir les drapeaux tricolores sur un réseau social où j’ai 4 000 abonnés. Nous sommes plus dans une affirmation d’amour de la France que le contraire. À l’inverse de l’après Charlie où les gens avaient été émus, choqués, mais ne s’identifiaient pas à Charlie Hebdo parce qu’il était parfois perçu comme allant trop loin dans sa critique des musulmans. Même si ce n’était pas forcément vrai, c’était perçu comme tel.

Là, l’horreur des évènements de Paris, le caractère sanglant, dramatique, touchant tout le monde et notamment des jeunes, a fait que beaucoup d’individus et de collectifs musulmans ont eu besoin d’aller au-delà de la simple compassion et d’affirmer leur ancrage en France. En cela, si on devait dater cette manifestation d’amour pour la France, nous serions à l’an 1 de cet acte d’amour. Non pas qu’elle soit nouvelle, les gens nés et éduqués en France se sentent Français même s’ils ont des critiques sur les formes de racisme qui peuvent exister ici et là. Là, cela relève du besoin, de la nécessité individuelle et collective d’affirmer sa francité face à l’horreur du djihadisme.

Les commanditaires de ce type d’attentats utilisent le fait que la France soit un des premiers pays musulmans d’Europe, où l’islam est visible, installé, implanté. Ce n’est pas parce qu’il y a des musulmans en France qu’il y a des attentats c’est parce que les stratèges terroristes utilisent la présence d’une forte communauté musulmane pour instrumentaliser un certain nombre de jeunes dans l’espoir de créer une guerre communautaire. Si on compare avec un pays comme la Tunisie, la France, la Belgique, la Grande-Bretagne, ces jeunes instrumentalisés ne représentent que 0,0001% de la jeunesse. Il ne faut pas en tirer de grandes leçons sociologiques sur la crise d’intégration dans les banlieues. Dans celles-ci, la violence s’exprime en brûlant des biens matériels ou des symboles du pouvoir : le centre social, un local associatif, une voiture de police ou celle de son voisin… C’est d’ailleurs une violence de milieux populaires historiquement assise depuis plusieurs siècles. Attention de ne pas faire de ces quelques figures du terrorisme les emblèmes d’une génération sacrifiée. J’entends ce discours chez deux types de personnes : ceux qui ont un discours sécuritaire extrême et beaucoup de sociologues très gentils qui disent que c’est un peu la faute de la France qui a laissé tomber les banlieues. La crise des banlieues, les discriminations, les difficultés économiques ne se traduisent pas par la production de terrorisme. C’est faire insulte aux jeunes de banlieue que de considérer que s’ils sont victimes de discrimination, ils deviennent des terroristes.

À Marseille, la violence liée au trafic de drogue touche directement les personnes. Peut-on faire un lien entre ces deux violences?

Je ferai effectivement un lien plus fort. Si on se base sur ce que disent les juges anti-terroristes et les services de sécurité, c’est que le milieu de délinquance et du banditisme sont des milieux de recrutement privilégié du terrorisme. Il est plus légitime de réfléchir sur les passages de la délinquance au terrorisme que de la crise des banlieues vers le terrorisme. En cela, ce qui se passe à Marseille peut être inquiétant non pas du point de vue des mosquées mais de celui d’une partie de la jeunesse qui utilise les armes et peut abattre d’une rafale d’arme automatique des enfants de 15 ans. Pour faire ce qu’ont fait les frères Kouachi, Mohamed Merah, ou aujourd’hui les groupes terroristes de Paris, c’est l’usage de la violence, la maîtrise des armes et la déshumanisation qui permet de tuer froidement. Ce sont des choses qui s’acquièrent. Et, malheureusement, la délinquance violente avec armes peut être plus propice au passage au terrorisme que les mosquées.

Demander à un imam de lutter contre le terrorisme, c’est comme demander à une esthéticienne d’opérer à cœur ouvert. Ce n’est pas le même métier.

Même si là encore la simplification sociale, territoriale ou religieuse est inopérante. Elle conduit à une impasse explicative. Quand on m’invitait à venir dans les cellules de déradicalisation, les imams me demandaient ce qu’ils pouvaient faire. Demander à un imam de lutter contre le terrorisme, c’est comme demander à une esthéticienne d’opérer à cœur ouvert. Ce n’est pas le même métier. Ces jeunes, ils les verront une ou deux fois dans leur mosquée comme un commerçant dans son magasin. Car, par définition, ces jeunes rompent avec le milieu des mosquées ordinaires. Comme le disait un ami, si on veut repérer des jeunes en radicalisation, il faut mieux aller en salle de muscu’ qu’à la mosquée, même s’il ne faut déresponsabiliser celles-ci. La trajectoire de ceux qui en viennent à décapiter, tuer froidement, mitrailler, assassiner est un parcours de violence et d’apprentissage de celle-ci. J’en ai discuté avec un militaire à Beyrouth, ancien officier de renseignement en Afghanistan. il était en charge d’interroger les jeunes Français pris parmi les Talibans. Il me disait que le problème de cette jeunesse n’est pas l’islam mais leur vraie religion qui est la violence. Il y a une infime partie de la jeunesse française qui a une fascination pour la violence, telle qu’ils sont capables de se déshumaniser pour aller assassiner des gens qui pourraient être leurs frères.

Vous allez donc à l’encontre des propos du ministre de l’Intérieur qui annonce vouloir fermer les mosquées où est prêché un islam radical et qui seraient des antichambres au terrorisme?

Politiquement, c’est une mesure à vocation symbolique destinée à rassurer les gens en désignant des responsables. Oui, il y a des mosquées fondamentalistes où des propos répréhensibles sont proférés mais en termes de production de terrorisme, sur le court terme et le moyen terme, ils se trompent. Pour nuancer, une partie de mes collègues sociologues vous diront qu’un certain nombre de discours radicaux favorisent le passage au djihadisme car ils véhiculent une forme d’indulgence sur le mode « nous sommes les damnés de la terre ». Il y a une explication en termes de réseau religieux mais elle est minoritaire. Je pense notamment à ce fils de gendarme, dont le grand-père était pour l’Algérie française. Il a brûlé son passeport et est parti en Syrie après s’être converti et avoir été repéré par un réseau religieux. Il y a toutes sortes de profils différents mais il y a souvent une trace pénale de délinquance et de parcours de violence.

Aujourd’hui, le gouvernement a un discours politique qui vise à avoir une réponse cohérente en désignant des responsables dans le but de rassurer les gens, y compris les musulmans. Le gouvernement est pris dans un souci de sécurisation de l’espace public totalement légitime et dans un souci de sécurisation politique et symbolique. Du coup, il devient caricatural. La privation de nationalité est une façon de ne pas assumer que notre pays a parmi ses ressortissants des terroristes. Qu’ils soient d’origine marocaine, tunisienne ou algérienne, ce sont des petits Français. Il faut assumer que notre propre pays produit du terrorisme. Imaginez ce qu’ils feront en Tunisie où il y a eu des attentats, où il y a eu une décapitation il y a quelques jours. Vont-ils priver ces Tunisiens de leur nationalité?

On revient sur cette méfiance à l’égard de Français musulmans qu’on soupçonne d’une double allégeance…

C’est là où nous sommes dans l’ambiguïté. Le président Hollande a été plutôt dans une réaction nuancée. Comme la quasi-totalité de la classe politique, il a dit qu’il ne fallait pas faire d’amalgame entre ces actions terroristes et l’islam de France. Mais, d’autre part, ils sont dans une logique de désignation de responsables qui contribue à réaffirmer un principe de responsabilité collective. Il y a un premier registre de discours qui consiste à dire que les musulmans de France sont les premières victimes du terrorisme mais qui est contredit, ou en partie annulé, par un second registre de discours qui consiste à avoir une explication trop religieuse ou culturaliste de cette violence. La preuve, c’est que des jeunes qui n’ont pas eu un brin d’éducation religieuse se retrouvent aujourd’hui terroristes. Comment une société démocratique, ouverte et tolérante peut fabriquer des terroristes qui sont devenus musulmans en six semaines ? Il y a une vraie interrogation sur notre société qui ne relève pas d’une catégorie particulière de celle-ci.

Les discours politiques sont plutôt dans un registre d’apaisement et de nuance mais pour affirmer une logique de réassurance nationale, on fait également l’amalgame en désignant des cibles qui redeviennent des cibles communautaires : non, les musulmans ne sont pas coupables mais ils sont un peu responsables. Quand Manuel Valls, après Charlie, dit que les banlieues sont des ghettos et qu’il y a une situation d’apartheid, il dit une chose fausse. Mais surtout il fait un lien mécanique entre la misère sociale, le chômage et le terrorisme. Le vivier du terrorisme n’est pas la crise de l’islam ou celle des banlieues mais la crise de la société française dans ces facettes multiples. Celle-ci permet à un jeune juif de Lunel de partir au djihad avec un fils de gendarme ou à un fils d’immigré de se transformer en terroriste.

Faire le lien avec une crise sociale vient justifier le recours à la violence. Après tout, quand les combattants de l’apartheid commettaient des attentats, ils étaient légitimes dans leur lutte politique…

C’est ce qu’exprimait Manuel Valls en parlant d’apartheid alors même qu’il était dans une posture d’homme politique de gauche. Là, il a tort. Le terrorisme, c’est des réseaux de recruteurs, des stratèges et une capacité à manipuler des armes. Non pas seulement techniquement mais en allant à une terrasse de café, voir des gens mourir sous ses balles et continuer à tirer. Cela ne s’improvise pas, cela suppose un conditionnement psychologique. Cela suppose aussi la volonté de prendre pour cible une société où des liens forts existent quelles que soient les origines ou les religions. Regardez le nombre de mariages mixtes en France. C’est aussi cette France-là que les terroristes souhaitent viser.

Mais certains Marseillais musulmans craignent d’être également des cibles…

La crainte de l’amalgame ne doit pas empêcher d’affirmer le moment de compassion et de deuil. Le drapeau français provoque des réactions sans commune mesure avec les débats créés après Charlie. Le slogan « pas entre notre nom » très développé aux USA ou en Angleterre ne passait pas vraiment après le 7 janvier. Aujourd’hui, nous sommes dans un double traumatisme qui traverse notre société : celui lié à la violence aveugle vécue par tous les Français et le traumatisme lié à la crainte de représailles.


[1] Vincent Geisser est chargé de recherches à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (CNRS / université Aix-Marseille). Il était détaché à l’Institut français du Proche-Orient de 2011 à 2015.

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