Ponctuel comme le mauvais sort, le prix Nobel d'économie est décerné cette année encore, avec l'impression de ne pas vouloir déranger le manœuvrier. « Tout va pour le mieux et un avenir radieux et progressiste nous attend », semble vouloir nous dire la Banque nationale de Suède qui décerne ce prix très convoité. Pourtant, si l'on creuse un peu, il s'agit d'un prix Nobel problématique. Il est truffé de pièges logiques qui, paradoxalement, lui confèrent une valeur intrinsèque (au sens de prise de conscience) qui dépasse les intentions conservatrices de ceux qui le décernent.
Ce sont trois économistes qui m'étaient totalement inconnus qui l'ont remporté : Joel Mokyr, Philippe Aghion et Peter Howitt. Mais c'est la motivation qui les a élevés au rang de principes de la science triste qui est importante : « pour avoir expliqué la croissance économique tirée par l'innovation », peut-on lire. Plus précisément, toujours selon les motivations, Joel Mokyr a remporté le prix « pour avoir identifié les conditions préalables à une croissance économique durable grâce au progrès technologique », tandis que Philippe Aghion et Peter Howitt l'ont remporté « pour leur théorie de la croissance soutenue par la destruction créatrice ». Il s'agit donc d'un prix décerné pour des études sur un thème – l'innovation – largement exploré par les économistes depuis les débuts de la discipline.
Sans entrer trop dans les détails, il suffit de dire que les classiques Smith et Marx avaient déjà compris l'importance de l'innovation technologique en tant que vecteur fondamental de la production. C'est toutefois l'économiste autrichien Joseph Alois Schumpeter qui a donné une cohérence aux études sur l'innovation d'un point de vue économique (mais aussi sociologique et politique) ; il s'agit donc certainement d'un sujet qui n'est pas nouveau, mais qui revêt une importance capitale.
À la lecture des motivations, le prix semble toutefois avoir une orientation politique. Je veux dire par là qu'à ce stade historique, l'innovation technologique a pris une importance cruciale, non seulement sur le plan économique (où elle l'a toujours été), mais aussi sur le plan géopolitique. Inutile de souligner que nous traversons une période historique où l'ordre mondial, fondé sur l'hégémonie occidentale, est remis en cause par l'émergence d'une nouvelle puissance : la République populaire de Chine. Une puissance qui, sans surprise, est un géant de l'innovation technologique et qui, grâce à cela, menace l'hégémonie occidentale sur le plan économique. Disons donc qu'à ce stade, le thème de l'innovation technologique doit être considéré comme politiquement sensible.
En effet, dès les motivations, quelque chose cloche, en particulier celle relative à Joel Mokyr qui, dans sa grande bonté, aurait identifié les conditions préalables à une croissance durable grâce à l'innovation technologique. Avec tout le respect que je dois au nouveau lauréat du prix Nobel, je ne peux m'empêcher de souligner que John von Neumann, qui n'était pas économiste, dans son modèle d'équilibre économique général (de loin le modèle économique le plus beau et le plus profond, même du point de vue des vérités philosophiques qu'il fait émerger), place le progrès technologique à zéro comme vecteur nécessaire à une croissance économique constante et à long terme. Joel Mokyr a-t-il réfuté les propos de von Neumann avec son modèle ? Franchement, j'en doute.
Pour Philippe Aghion et Peter Howitt également, à mon avis, à la lecture des motivations, on peut parler d'un prix à caractère politique. En effet, les deux ont été récompensés pour avoir étudié la « destruction créatrice » (schumpétérienne) comme moteur de la croissance. Plus qu'une vérité scientifique, cela ressemble à une exhortation aux masses à accepter le défi avec les efforts, les risques et les inconvénients que cela implique. Cela vaut d'autant plus dans une phase historique où la lutte géopolitique entre les puissances est avant tout une lutte menée par l'innovation, où le vainqueur remporte tout et où le perdant risque de tout perdre.
Un prix qui semble donc exhorter tout le monde à accepter ce modèle économique, à ne pas sortir de l'orthodoxie. Peu importe si la lutte acharnée pour l'hégémonie entre la Chine et les États-Unis pourrait nous conduire à une guerre commerciale désastreuse et peut-être à une guerre militaire encore plus désastreuse. Nous vivons dans le meilleur des mondes possibles, semblent vouloir nous dire les vieux schnocks de la banque centrale suédoise en imitant von Leibniz. Le seul monde acceptable et possible – selon eux – semble être celui où les nations, les entreprises et les personnes se battent avec acharnement, sans exclusion de coups, pour obtenir l'hégémonie technologique qui devient hégémonie économique et politique et donc, en définitive, domination sur les vaincus. Un monde qui voit donc dans l'oppression le seul horizon possible. Le seul « sens » acceptable.
En définitive, ce prix Nobel d'économie apparaît comme un prix Nobel du nihilisme, car il réduit le monde à une procédure, à un calcul et à une technique qui sont une fin en soi ou, pire encore, dont le seul but est l'oppression et la domination des vaincus, des perdants.
En définitive, donc, un monde dominé par cette Techné que des philosophes comme Emanuele Severino ont désignée comme l'expression la plus profonde et la plus aboutie du nihilisme contemporain.