Dignitaires et citoyens

En parlant des biens des dignitaires, je n’ignore pas et je ne vise pas les centaines de milliers d’Algériens qui se saignent et épargnent pour pouvoir s’acheter quelques centaines ou milliers d’euros et qui, quand ils peuvent, les placent sur un compte en France ou ailleurs.

Ils le font parce que, si les dignitaires du régime s’octroient, pour le moindre bobo et même pour des accouchements, des prises en charge de soins en France, les simples citoyens sont souvent confrontés à la pénurie de médicaments et vivent le drame de voir mourir des proches que des plaquettes de comprimés à 20 ou 50 euros auraient pu sauver. Certains ont payé de leurs poches des opérations faites en France, en Tunisie ou en Turquie à plusieurs milliers d’euros qu’ils ont dû échanger au « noir » parce que « le meilleur système de santé en Afrique et au Maghreb », dixit Tebboune, est incapable de les prendre en charge.

Ils le font aussi pour pouvoir s’offrir des vacances, juste dans le pays voisin dont l’Algérie est devenue le premier pays pourvoyeur de touristes et qui leur offre l’accueil, le service et les infrastructures que l’Algérie, malgré la richesse de ses paysages et de son patrimoine est toujours incapable de leur offrir. Ils le font parce que le régime, même quand il s’y engage, est incapable de mettre en place une revalorisation ridicule de l’allocation touristique dont les cafouillages illustrent l’effondrement qui atteint même celui de sa bureaucratie. Alors que grâce à sa rente pétrolière, l’Algérie est le pays maghrébin qui dispose du plus important matelas de devises, l’allocation touristique est de 100 euros et n’arrive pas à être portée aux 750 euros promis alors qu’en Tunisie, pays dont l’Algérie renfloue les finances, cette allocation est de près de 1800 euros (mille huit cents), malgré la dévaluation du dinar tunisien, et près de 10.000 euros (dix mille) au Maroc, sachant que le salaire moyen tunisien est inférieur à celui algérien alors que le salaire moyen marocain est supérieur aux deux.

Ils le font aussi comme de nombreux intellectuels pour pouvoir s’approvisionner en livres et documents qui les mettent au niveau du débat intellectuel international alors que l’université plonge dans une médiocrité abyssale et que le pays se ferme et promeut une bigoterie qui se transforme en superstitions millénaristes où l’on redécouvre l’existence de la sorcellerie et on en organise la « chasse ». Beaucoup se saignent pour acquérir ces devises pour pouvoir respirer, l’espace d’un moment, un air qui ne soit vicié ni par la bigoterie ni par la chappe de plomb autoritaire.

Je ne vise pas non plus nombre d’artistes, de fonctionnaires internationaux ou entrepreneurs locaux ou à l’international, qui ont honnêtement gagné leur argent à l’international ou même en Algérie et qui, en l’absence de perspectives d’investissements sains échappant à la prédation et au chantage des dignitaires, choisissent d’expatrier une partie de leurs ressources pour échapper à l’incertitude qui les menace en tant qu’individus mais qui menace à terme tout le pays si mal gouverné. Ils le font parce qu’ils veulent assurer l’avenir de leurs enfants et les sauver de l’impasse d’un système éducatif sinistré comme le disait déjà le président Boudiaf et qui a connu depuis une chute abyssale. Ils le font incités par l’exemple des dignitaires qui construisent à l’étranger l’avenir de leurs enfants qu’ils dotent d’ailleurs, dès leur jeune âge, d’un passeport diplomatique. Et surtout, ils voient que les dignitaires non seulement volent l’argent du pays mais qu’ils s’empressent surtout de le placer à l’étranger parce qu’ils sont les premiers à ne pas parier sur l’avenir du pays, avenir dont ils ont pourtant la charge.

Ces citoyens sont les victimes d’un système pervers qui refuse à ses citoyens l’accès légal à un change que justifierait et régulerait une balance des paiements comme cela se fait chez nos voisins bien moins nantis. Et qui pousse la perversité à les contraindre à recourir à un système entièrement illégal et hors la loi qui fait d’ailleurs que l’on peut se faire saisir les devises ainsi acquises non seulement dans les aéroports mais aussi dans les barrages routiers de la douane, chose qui arrive régulièrement, avec bilans déclinés triomphalement dans la presse, mais qui, quand elle arrive, est souvent une mesure de rétorsion ciblée et préméditée. Mais ce système hors la loi et illégal fonctionne pourtant en plein jour, toléré par les pouvoirs qui en sont partie prenante et lui assurent leur protection occulte. Le square Port Saïd et ses filiales où s’acquièrent les devises, sont la plus puissante banque algérienne et l’entreprise algérienne la plus florissante où même les gouvernants vont, en toute impunité, se servir.

La question du change n’est qu’une illustration d’un système ubuesque qui maintient le citoyen dans une position schizophrénique où pour survivre il navigue entre légal et illégal sans que la frontière entre les deux ne soit évidente. C’est un système qui empêche l’émergence d’un citoyen économiquement autonome pour le garder otage de la rente et de sa redistribution arbitraire.

En guise de régulation par l’économique, c’est la régulation par l’allégeance. Une allégeance qui se décline en besoin de « connaissances » de « personnes introduites », de « facilitations » et de « passe-droit » pour pouvoir résoudre les problèmes du quotidien et qui font qu’au final, on est « intégré » malgré soi au système dont on devient partie prenante.

Du devoir de dénoncer la corruption

Si j’ai choisi de faire cette tribune au moment même où, comme je le signale moi-même dans le chapeau de ma tribune, le France tente d’utiliser la question des biens des dignitaires pour faire pression sur l’Algérie au travers de ses dirigeants, c’est précisément parce que je suis conscient du danger pour l’État national que représente la corruption de ses dirigeants, la fragilité ainsi offerte aux pressions et manipulations. La corruption est l’arme la plus efficace, éprouvée depuis des millénaires, pour détruire de l’intérieur, sans guerre et à peu de frais.

Si j’ai parlé de pressions, c’est parce que je suis incapable même d’envisager que les révélations aient pu être destinées à dénoncer la corruption. Elles sont destinées à appuyer là où ça fait mal. Et ce mal, il est en nous.

J’ai aussi signalé que les fuites étaient un coup à plusieurs bandes, que si le coup visait Tebboune, c’est parce que « c’est le choix du dégât le moindre » et qu’il était un coup de semonce vers plus important. Je n’ai jamais cru à l’importance de Tebboune dans le système de pouvoir algérien et je l’ai régulièrement écrit. Si j’ai voulu attirer l’attention sur la gravité d’une corruption qui atteint la présidence, c’est en raison de la valeur hautement symbolique de cette fonction et qui, même dans des limites plus que jamais restreintes avec Tebboune, est également dépositaire d’importantes prérogatives et d’importants secrets d’Etat.

Bien sûr les relations franco-algériennes s’inscrivent dans les ramifications et les entrelacs des deux Etats profonds et obéissent à d’autres logiques que celles qui se donnent à voir. J’ai pu m’en rendre compte moi-même quand au détour d’une recherche sur sources ouvertes ( que chacun peut vérifier en en reprenant des mots clés), j’ai découvert comment l’État-major algérien, au plus fort de son utilisation de la rhétorique antifrançaise dans le cadre des luttes pour la succession de Bouteflika, avait offert un contrat faramineux de 2 milliard de dollars pour l’achat de deux frégates surévaluées à Iskander Safa, le patron alors de « Valeurs actuelles », journal d’extrême droite en pointe dans les attaques anti-algériennes, promoteur de Eric Zemmour et financier d’un projet d’unification des extrêmes droites. Iskandar Safa faisait ainsi imprimer des brulots contre l’Algérie le matin et s’en allait prendre des Whisky aux Tagarins avec ses généraux le soir.

« Valeurs actuelles », côté français et « Algérie patriotique » côté algérien se sont acharnés sur Benjamin Stora dès qu’il fut missionné pour un rapport sur la question de la mémoire (Je mets en commentaire 2 le lien de deux posts que j’ai fait en 2019. Le deuxième est plus résumé et pour le premier, on peut aller directement au chapitre « Les Émirats, main basse sur l’armement algérien ». Les deux posts avaient été publiés comme articles par El Watan, ils ont disparu de ses archives) .

Autre petite anecdote comme illustration de la collaboration des Etats profonds. Quand après avoir été longtemps ambassadeur en France, Bedjaoui a été nommé ministre, il a exigé qu’il conserve, fictivement, son statut d’ambassadeur pour ne pas payer d’impôts sur son important portefeuille immobilier. Les deux Etats ont avalisé ce statut fictif .

L’alibi de la « menace extérieure »

Depuis que je me suis éveillé à la politique, j’ai été constamment confronté à l’injonction paralysante de ne pas critiquer les travers du régime (comme ceux de la société d’ailleurs) au motif de ne pas servir d’appui à l’argumentaire et l’action de ceux qui détestent le pays et veulent le déstabiliser. Toutes les figures du régime qui se sont succédées n’ont eu de cesse, pour faire taire les critiques sur leurs échecs et leur corruption, d’invoquer les dangers qui menacent le pays avec le fameux « L’Algérie est ciblée ». On peut retrouver même une vidéo de Saïdani qui s’est fait la malle avec l’argent du trésor au Maroc, et où dans plusieurs discours, il ressort lui aussi ce fameux sésame de la forteresse assiégée « Nous sommes ciblés » et menace d’excommunication patriotique ceux qui «en critiquant le pays, aident ses ennemis ».

Cette injonction castrante a été intériorisée même par une partie de l’opposition à l’image de Louisa Hanoune dont je ne discute pas ici le patriotisme, et qui a accompagné jusqu’au bout Bouteflika sans jamais le critiquer, limitant ses critiquer à ses ministres, au motif qu’il incarnait une souveraineté nationale menacée par les ingérences extérieures. Une position qui l’a conduite à légitimer même le quatrième mandat par sa participation. On sait aujourd’hui, ce que Bouteflika et ses protégés ont fait cette souveraineté. Ils l’ont placée au square Port Saïd. Elle n’en est toujours pas sortie.

La « menace Retailleau » n’est qu’une énième variante de cette injonction au silence. Et il est malheureux de voir combien le pays est tombé si bas au point de craindre d’être fragilisé par un Retailleau. On a l’ennemi qu’on mérite.

L’acharnement contre l’Algérie, un résultat de son recul et affaiblissement

S’il y a aujourd’hui en France un acharnement contre l’Algérie, c’est parce que le pays est affaibli. « C’est quand la proie trébuche que les couteaux s’aiguisent ». L’Algérie a connu des tensions autrement plus graves avec une France qui était autrement plus puissante dans les années 70 et autour d’enjeux autrement plus vitaux pour les deux, le pétrole. L’Algérie n’avait pas alors trébuché. Elle donnait même le La. Et ses services n’étaient pas de minables « pieds nickelés » qui s’acharnaient avec une incroyable maladresse sur un petit voyou sorti par ailleurs de leurs rangs et devenu obsession pour un président soucieux moins de protéger le pays que ses propres turpides. Ils réussissaient alors à faire effraction dans le cœur de l’Etat français pour défendre les intérêts algériens et non pas pour être les protecteurs des écarts à la probité d’un président et de son entourage .

Les tensions ont pu être très fortes entre les deux pays mais jamais l’Algérie n’a été aussi maltraitée qu’aujourd’hui en France. Si elle l’est, c’est parce qu’elle ne pèse plus. Pour s’en convaincre, regardons à l’international où le maquillage tient moins bien. Pour le 70ème anniversaire d’un évènement fondateur de la nation algérienne, la guerre d’indépendance, seuls deux chefs d’État ont daigné se déplacer, le président tunisien devenu vassal de l’Algérie et le président du petit pays mauritanien qui, le lendemain, s’est rallié au projet d’axe Maroc-Pays du Sahel, Sahel autrefois zone d’influence algérienne mais dont elle a été chassée et qui s’en trouve même menacée.

La question qui vaut donc d’être posée, c’est le pourquoi de cet affaiblissement. Il nous faut regarder cette réalité avec lucidité fut elle cruelle. Il nous faut interroger sans complaisance nos faiblesses, nos lacunes dont cette corruption de nos dirigeants qui gangrène le pays. Ce n’est pas la dénonciation de cette corruption qui fragiliserait le pays face à ses ennemis auxquels elle fournirait l’argument pour le dénigrer mais la corruption elle-même qui rend nos dirigeants et donc le pays lui-même otage des pressions et chantage de ses ennemis. Nos lacunes, c’est notre affaire à nous et si nous ne voulons pas que les autres les instrumentalisent, c’est à nous de les devancer et de s’en saisir. On n’instrumentalise que ce qui est instrumentalisable.

Si nous revendiquons la responsabilité de notre destin, nous devons aussi assumer la responsabilité de nos faiblesses. Celles-ci sont notre vérité et seule la vérité a vertu opérationnelle.

Tebboune et Chengriha s’en iront. Ce n’est pas eux l’État algérien. Il ne faut pas les confondre avec l’État algérien. Si nous nous devons de défendre l’État national, non seulement nous ne sommes pas tenus de nous solidariser avec les personnes qui, quand bien même elles le représentent en vertu des hasards de l’histoire, lui portent atteinte mais nous nous devons de les combattre nous-mêmes avant que les ennemis de l’Algérie ne s’en saisissent et pour empêcher qu’ils ne s’en saisissent.

La logique coloniale

Je ne suis pas adepte de la logique camusienne de préférer ma mère à la justice, en l’occurrence ici à la vérité et la probité. Je le suis d’autant moins que la mère a été battue, divorcée et remplacée par une marâtre haineuse dont l’entrée au foyer n’a pour objectif que de dépouiller les orphelins de leur héritage légitime.

Je ne puis m’empêcher de penser à la prémonition de Frantz Fanon parlant de certains Algériens comme ne rêvant que de remplacer le colon. Nous y sommes même si tous leurs désirs ne sont pas réalité. Je comprends pourquoi ils ont refusé que soit tourné en Algérie le biopic consacré à ce héros de la révolution algérienne et je comprends pourquoi ce succès mondial ne peut être vu en Algérie pour la liberté de laquelle il s’est battu. Il leur renvoie l’image de leur réalité.

Derrière la rhétorique « l’occident est également corrompu », j’entends moins une critique de l’occident qu’une volonté du corrompu de légitimer sa propre corruption. J’entends surtout le colonisé qui continue toujours à se référer à son maitre, à fixer sur lui son curseur et à mettre ses pas dans les siens.

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