« Ils étaient méprisés, ils devinrent méprisables »

Walid Nekkiche, pourquoi ?

Un manifestant, Walid Nekkiche, violé lors de son interrogatoire par les services de sécurité ! L'avocate Nassima Rezazgui, membre du collectif de défense des détenus d’opinion en Algérie, en est toute retournée. Un viol dans des locaux de services officiels de l'Etat ! « C’est la première fois que l’on fait face à une telle horreur concernant un détenu d’opinion et un jeune manifestant. » Mais non madame, ce n'est pas la première fois que l'on abuse sexuellement des jeunes Algériens, sous la bannière de la République.

Ces actes inqualifiables, le viol notamment, à la Midnighht Express, sont pratiqués depuis toujours sur des Algériens par ceux-là même qui sont chargés de faire respecter la loi. Dans les années 70 déjà, le citoyen algérois Mahfoud Saâdaoui fit les frais de cette sauvagerie des hommes de l'ex ministre de l'Intérieur, Nourredine Zerhouni, dit Yazid,qui l'ont forcé à ouvrir la bouche pour y uriner. L’ex-ministre voulait ainsi le contraindre à lui céder son local commercial situé rue Didouche Mourad à Alger à son épouse qui voulait en faire une pharmacie.

Plus proche de nous, il y eut l'épisode des jeunes de Tkout dans les Aurès, sortis manifester leur colère en mai 2004 après qu'un de leurs camarades eut été froidement assassiné par un garde communal. L'affaire, entourée d'un silence complice à tous les niveaux, eut l'effet d'une bombe, une fois révélée par le Matin. Ce soir-là ils étaient des dizaines de Nekkiche à se faire violer par des gendarmes dépêchés pour mater la révolte.

Voici un des éditos écrits dans le feu des évènements, l'un des derniers que j'ai publié dans Le Matin avant qu'il ne soit définitivement fermé par le pouvoir. Nous sommes en Algérie de 2004, pays de bourreaux insoupçonnables, d'adolescents qui hurlent en silence, de Président de la République qui se fait réélire par la fraude, l'Algérie, terre des chimères et de connivences cachées, on croyait alors en Bouteflika, Bouteflika qui allait renflouer les caisses de l'Etat, Bouteflika qui allait rétablir la paix avec les islamistes, Bouteflika qui allait briser l'isolement de l'Algérie....Alors quelques dizaines de jeunes violés…

Edito : Cette Algérie qui hurle en silence (*)

« Déshabillés, sodomisés, frappés, puis avilis. Le Matin a-t-il inventé les tortures de Tkout ? Voilà de la bonne matière pour débattre d'éthique et de déontologie, de diffamation et de presse responsable, de ce qu'il faut dire pour l'honneur de nos dirigeants et de ce qu'il faut s'interdire pour les épargner du déshonneur. "Ils ont pris tout le groupe et nous ont alignés après nous avoir déshabillés. Ils nous ont demandé de nous pencher vers l’avant ». Il s'arrête… Vous m'avez compris, je n'ai pas besoin de vous expliquer ce qu'il s'est passé ensuite." Cet adolescent qu'on outrage a parlé hier dans nos colonnes. Sans doute brisé pour la vie. « Puis ils ont menacé de s'en prendre à nos mères, à nos sœurs, à nos femmes. J'ignore ce qui s'est passé ensuite. Les femmes ont peur de parler. »

Nous sommes en Algérie, pays de bourreaux insoupçonnables, d'adolescents qui hurlent en silence, de mineurs qui se détestent déjà et de dévots qui regardent ailleurs. Le Matin a-t-il inventé les tortures de Tkout ? Ah, que nous eussions aimé que ce fût le cas, pour que les treillis de nos gendarmes restent propres et que seules nos manchettes de une soient sales. Que nous eussions aimé mentir pour que jamais Tkout l'algérienne ne se confondît avec Abou Ghraïb la maudite, pour que le supplice demeurât irakien et le tortionnaire seulement américain.

Oui que nous eussions aimé mentir pour vendre du papier plutôt que de vous voir, mon général, vendre votre âme. Nous plutôt que vous, nous plutôt que l'Algérie, nous vauriens et vous innocents. Oui nous aurions aimé respecter l'éthique et la déontologie si vos hommes avaient respecté les enfants de Tkout. Si vos prisons ne rappelaient pas la villa Susini. Si les fils d'Ighilahriz étaient épargnés du calvaire de leur mère, si vous n'aviez pas fait pleurer Bachir Hadj Ali dans sa tombe. Si seulement, mon général, vous aviez évité à Henri Alleg la tristesse au soir d'une vie dédiée au pays du chèvrefeuille. « Les jeunes arrivaient au fur et à mesure. Les gendarmes les ont déshabillés et obligés à s'agenouiller. ‘A genoux, faites la prière’, lançaient-ils. Une fois à terre, ils se sont mis à les frapper avec férocité à l'aide de leur matraque. Ils nous ont insultés, humiliés. La phrase qui revenait le plus souvent était : ‘Vous détestez le régime et bien voilà.’ Certains ont eu les membres fracassés.

Les gendarmes voyaient bien que le bras de l'un d'entre nous était complètement flasque, mais ils se sont acharnés jusqu'à lui casser complètement l'os. Ils l'ont laissé passer la nuit sur place. Certains sont sortis pratiquement défigurés, d'autres étaient complètement balafrés, le reste avait du mal à marcher. » Comment censurer cela, M. Ouyahia, comment prétendre être journaliste au pays de Ben M'hidi et protéger les nouveaux Aussaresses qui mutilent nos enfants ?

Nous vous abandonnons l'éthique, Monsieur le ministre ; nous vous abandonnons la déontologie, mon général ; laissez-nous juste ces cris de Tkout que vous ne lirez pas dans votre presse, que vous n'entendrez pas dans vos radios et que vous ne montrerez jamais dans votre télévision. Quand vous aurez enquêté sur les larmes de l'adolescent outragé, quand vous vous déciderez à tout dire sur l'infamie, quand vous demanderez pardon aux suppliciés de Tkout pour les avoir avilis et à ceux de la villa Susini pour avoir souillé leur mémoire, quand vous solliciterez l'absolution à Bachir Hadj Ali, à Ighilahriz, à Henri Alleg, à Ben M'hidi et à tous nos pères torturés par Bigeard, alors ces colonnes seront les vôtres. Il n'est jamais trop tard pour demander pardon. »

Avec le calvaire de Walid Nekkiche s’est confirmé la nature du pouvoir actuel. Un régime politique en déficit de légitimité a toujours besoin de recourir à la torture. Qu’elle soit pratiquée à Abou-Ghraïb de Bagdad, dans la villa Susini d'Alger ou à Tkout l'intention était la même : la torture est la réponse brutale et désespérée qu'apporte toute autorité à la remise en cause de sa propre légitimité.

Oui, il y a une universalité de la torture avec une stratégie commune et une même finalité, celle que recherchaient les barbouzes de T'kout, de Lambèse, d'El-Harrach ou de Serkadji, celle voulue par les parachutistes français de la villa Susini, par les GI's américains maltraitant les Irakiens, la finalité qui avait fait agir les tortionnaires de Walid Nekkiche : avilir pour détruire, avilir pour le contrôle moral de la population par l'avilissement.

Avilir la victime est une façon de justifier la violence qu'on lui fait subir, selon le mécanisme décrit par l'abbé Grégoire : « Ils étaient méprisés, ils devinrent méprisables. » A quel moment donc un pouvoir bascule-t-il dans la torture ? Dès que sa suprématie est contestée. Et cette maudite tentation frappe même d'anciens suppliciés, comme certains dirigeants, libérateurs devenus tortionnaires. « Selon l'occasion, n'importe qui, n'importe quand, deviendra victime ou bourreau », écrivait en 1959 le philosophe français Jean-Paul Sartre, intervenant dans le débat suscité par La Question d'Henri Alleg.

En 2004, alors que venait d’éclater le scandale sur les tortures d'Abou- Ghraïb et de T'kout, parut un ouvrage lucide de l'essayiste américain Robert Kagan. L'auteur y aborde la question, impensable deux ans auparavant, du déficit de légitimité qui frappa les Etats-Unis après le scandale, et qui en fit à la fois un pays affaibli et infériorisé par rapport aux Européens, plus attachés au droit international.

L'auteur conclut que le salut des dirigeants américains serait de reconnaître l'importance décisive des facteurs moraux dans les guerres modernes. La justice algérienne a été donc contrainte d’ouvrir une enquête sur les innommables sévices qu’a endurées le citoyen algérien Walid Nekkiche dans les locaux des services de sécurité. Tebboune va choisir entre l’arrogance et la conciliation. C’est selon sa bonne ou mauvaise santé politique et économique, la mobilisation de la société et les réactions de l’opinion internationale.

En 2004, le pouvoir de Bouteflika, fraîchement « réélu » pour un deuxième mandat, avait choisi de frapper. Il bénéficiait alors du boom pétrolier, du silence national et d’une certaine complicité internationale. Il était inattaquable ! Il avait alors opté pour la menace. Quelques heures après la publication du reportage de notre journaliste Abla Chérif sur les tortures de T'kout, le commandement de la gendarmerie nationale publiait un sévère communiqué dans lequel il réfutait ces « accusations gravissimes » et annonçait un dépôt de plainte contre le journal Le Matin, pour « diffamation et outrage à institution. »

Des notables locaux asservis au pouvoir furent appelés en renfort pour récuser les faits à leur tour et démentir tout acte de torture. Le pouvoir utilisait de grossiers subterfuges, à la hauteur de l'embarras qui le frappait. Le chef du gouvernement, Ahmed Ouyahia, monta au créneau devant les sénateurs pour démentir les faits et surtout annoncer la constitution d’une commission d’enquête. « S’il y a réellement des failles, nous prendrons les mesures qu’il faut le cas échéant, la loi sera appliquée. » Mais son discours, très sévère à l'égard de la presse – en fait à l'endroit du Matin – en disait long sur la nervosité du régime devant la divulgation de ce scandale. « La presse, amplifie les faits et aime à user de l’intox. Les journaux ont traité par la surenchère et la démagogie l'affaire de T'kout et celle des treize bébés de l'hôpital de Djelfa. La démocratie et la liberté ne sous-entendent pas l'anarchie. Cessons de jouer avec le désespoir des gens pour des intérêts personnels. »

Le même chef du gouvernement Ahmed Ouyahia, en conférence de presse, un jeudi de mai, se fit plus précis : « Le directeur du Matin a inventé les tortures de T'kout pour faire oublier qu'il a quelque proche rendez-vous avec la justice. » Il parlait de magouille des bons de caisse qu’avait préparée tout un pouvoir pour faire taire un journal et incarcérer son directeur. Tout était dans le « quelque », prononcé d'un ton cynique et qui m'indiquait le chemin de la cellule. Ouyahia signifiait publiquement que le procès du 31 mai ne serait qu'une formalité pour m'envoyer derrière les barreaux. C’était quinze années avant qu’on apprenne les goûts de M. Ouyahia pour les lingots d’or.

Bouteflika 2004-Tebboune 2021 : mêmes exaspérations, mêmes vocables ! Des vingt-quatre jeunes manifestants de T'kout, décharnés et épuisés, qui comparaissaient ce 24 mai devant le juge d'Arris, aucun ne sortira libre. Vingt d'entre-eux écoperont de trois à huit mois de prison ferme pour attroupement illicite, les quatre autres d'un an de prison ferme pour rédaction de tracts subversifs et de communiqués diffusés dans la presse.

Les gendarmes qui ont pratiqué les tortures ont, eux, tranquillement témoigné contre leurs victimes ! La commission d’enquête constituée à la hâte fit un semblant d’investigation et conclut très vite à la disculpation de la gendarmerie.

Après une brève audition des victimes par le tribunal d’Arris, le parquet général de Batna rendit public un communiqué envoyé à la presse ainsi rédigé : « Il ressort de l’audition par le parquet de la République près le tribunal d’Arris des neuf personnes interpellées puis libérées par la brigade de Gendarmerie nationale, qu’en aucun cas elles n’ont fait l’objet d’une quelconque torture. » En plus d'avoir été torturés et avilis, les jeunes de T'kout étaient sanctionnés pour fausses déclarations !

La suite des évènements allait les réhabiliter. Au procès contre Le Matin, la population de Tkout avait fait le déplacement et imposé au magistrat de les entendre. Le procès tournera en cauchemar pour le régime ! Le journal obtint l’acquittement, ce qui signifiait que les tortures avaient bien eu lieu ! Les victimes venaient d’obtenir réparation morale envers et contre la conjuration de la force et du mensonge. Mais le prix, pour Le Matin aura été élevé.


*Mohamed Benchicou : Directeur du journal algérien Le Matin

Note

(*) Publié in Le Matin, n°3730 du 27 mai 2004.

Poster commentaire - أضف تعليقا

أي تعليق مسيء خارجا عن حدود الأخلاق ولا علاقة له بالمقال سيتم حذفه
Tout commentaire injurieux et sans rapport avec l'article sera supprimé.

Commentaires - تعليقات
Pas de commentaires - لا توجد تعليقات