Le Venezuela dans le cadre d’une guerre cognitive mondiale

Qui décide ce qu'est la démocratie et ce qui la menace ? Qui détermine quelles vies méritent d'être protégées et lesquelles peuvent être sacrifiées sur l'autel des intérêts énergétiques ? En vertu de quel droit un pays peut-il être isolé, sanctionné et diffamé sans que la communauté internationale ne reconnaisse cela comme un acte de guerre ? Un embargo qui affame est-il compatible avec la « défense des droits humains » ?

S’interroger sur ces questions peut être un outil utile, notamment pour cadrer le cas actuel du Venezuela, un pays victime d’une forme de conflit hybride dans lequel les mots, les sanctions économiques et le déploiement de forces navales militaires à ses frontières s’entremêlent pour produire des effets concrets sur la vie des gens.

Alors, comment sortir du labyrinthe sémantique de ceux qui gèrent le récit ? Certainement à partir des données. La stratégie de pression sur le Venezuela – le pays qui possède le plus de pétrole au monde, victime de sanctions qui ont volé plus de 230 milliards de dollars à son peuple – est configurée comme un modèle mature de guerre hybride où s’entremêlent la coercition militaire, économique, diplomatique, communicative et indirecte.

Ses principales composantes restent constantes, mais avec des adaptations technologiques et géopolitiques de plus en plus sophistiquées.

En première position, on trouve les MCU économiques à plusieurs niveaux et secondaires (mesures coercitives unilatérales). Les États-Unis et leurs alliés ont maintenu et dans certains cas élargi le régime de sanctions avec l’application de plus de 930 mesures actives et secondaires (OFAC, octobre 2024). Il s’agit notamment :

- du gel des avoirs et réserves étrangères (CITGO, 7 milliards de dollars bloqués) ;

- les restrictions sur les transactions financières avec les banques internationales ;

- les restrictions commerciales indirectes imposées aux entreprises de pays tiers qui ont des relations avec PDVSA ou des entités publiques vénézuéliennes.

Sémantiquement et discursivement, l’utilisation du terme « sanction » implique un cadre moral – il y a un coupable et il y a une punition. D’autre part, parler de mesures coercitives unilatérales renvoie à la réalité des faits : un acte de pression politique ou économique non reconnu par le droit international, souvent contraire aux principes de souveraineté et d’égalité entre les États.

Ces mesures coercitives unilatérales ne sont pas « neutres » : ce sont des armes de guerre. La rapporteuse spéciale de l’ONU, Alena Douhan (2021), les a qualifiées de « mesures coercitives unilatérales ayant des effets dévastateurs sur la vie civile ». Et les données des agences internationales le confirment : 3,3 millions de personnes en besoin humanitaire ; 1,8 million d’enfants touchés par des pénuries alimentaires ou médicales ; 6,87 millions de migrants et de réfugiés vénézuéliens dans la région.

Selon l’Observatorio Antibloqueo (2023), le Venezuela a subi : 164 sanctions entre 2014 et 2022 ; 232 milliards de dollars en pertes économiques directes ; 3,995 milliards de barils de production de pétrole non réalisée. Entre 2013 et 2020, selon le FMI, le PIB du Venezuela a diminué de 80 % et les importations alimentaires de 75 %. Comment un pays peut-il survivre à un tel blocus économique sans s’effondrer totalement ?

Le pouvoir des mots : la « menace » propagée par les États-Unis construite ad hoc ?

« Crise », « régime », « instabilité », « trafic de drogue » : quatre termes devenus synonymes du Venezuela dans les médias. Pourtant, aucun de ces concepts n’est neutre. Des auteurs tels que Teun van Dijk et Norman Fairclough expliquent que les élites ne contrôlent pas seulement les ressources matérielles, mais surtout les mots avec lesquels le monde interprète ces ressources. Ceux qui dominent le langage dominent la perception du bien et du mal.

Sous l’administration Trump (2017-2021), le gouvernement américain a qualifié Nicolás Maduro d'« usurpateur » et promis « la libération du peuple vénézuélien ». S’en sont suivies des années d’étranglement économique, au cours desquelles des millions de citoyens ont perdu l’accès aux médicaments, à la nourriture et aux revenus.

L’un des outils les plus efficaces pour justifier les « interventions » est l’étiquette morale. Et aujourd’hui, après avoir échoué dans toutes les tentatives précédentes, il existe un nouveau stratagème sémantique conçu par la nouvelle administration Trump : le mot « drogue » a remplacé « pétrole » dans le discours géopolitique, mais les chiffres racontent une autre histoire.

Le conflit n’est pas entre idéologies, mais entre souveraineté et contrôle énergétique. Et quand la richesse est grande, la fiction devient l’outil le plus puissant pour affaiblir la légitimité.

Selon le Rapport mondial sur la cocaïne 2023 (https://shorturl.at/YOiE4) de l’ONUDC, le Venezuela n’apparaît dans aucune catégorie de production ou de transformation. Il n’existe pas de plantations enregistrées ni de laboratoires identifiés. C’est un pays de transit et de contraste, pas de production.

Le SUNAD (Superintendencia Nacional Antidrogas) documente dans le rapport 2023 comment les autorités vénézuéliennes ont saisi 52,2 tonnes de drogue, dont 38,4 tonnes de cocaïne. En plus de cela, 22,3 tonnes ont été interceptées au cours des cinq premiers mois de 2024 et 482 opérations au total ont conduit à 3 224 arrestations.

Ce type de soft power, bien que présenté comme une coopération civile, génère une forte asymétrie d’information et contribue à polariser la sphère publique interne.

Guerre de l’information et numérisation de la pression

À partir de 2022, la dimension médiatique de la pression s’est numérisée avec une série de campagnes coordonnées sur les réseaux sociaux, l’utilisation de bots et de réseaux automatisés pour amplifier les messages de crise, de corruption ou de défaillance de l’État. Le tout accompagné de la diffusion d’informations partielles par le biais des médias régionaux en espagnol et en anglais.

Depuis la décision néfaste d’Obama de considérer le Venezuela comme une « menace extraordinaire pour la sécurité intérieure des États-Unis », les États-Unis ont adopté un modèle cohérent de renversement du gouvernement légitime et d’appropriation des immenses ressources du pays, que nous pouvons résumer en ces 5 points :

- Créer un cadre moral – le bien contre le mal ;

- Délégitimer le gouvernement – le qualifiant d'« autorité illégitime » ;

- S’isoler diplomatiquement – en reconnaissant les oppositions sélectionnées ;

- Grève économique – bloquer les réserves et l’accès aux marchés ;

- Gérer la perception – diffuser des récits sur la crise et la violence.

C’est aussi une guerre cognitive. Créer un consensus interne aux États-Unis et de la peur à l’extérieur. Comme l’écrit Van Dijk, « celui qui contrôle les textes, contrôle les esprits ».

En 2024, l’Institut Internet de l’Université d’Oxford a classé le cas vénézuélien parmi les cinq exemples mondiaux de « propagande informatique à des fins géopolitiques », au même titre que la Syrie, l’Iran, l’Ukraine et le Myanmar.

Par exemple, l’affaire Gédéon (mai 2020) – une tentative de raid maritime armé menée par d’anciens militaires américains et des entrepreneurs de la société privée Silvercorp USA – reste emblématique de l’implication d’acteurs non étatiques dans des stratégies de déstabilisation.

En 2024, plusieurs rapports indépendants (et témoignages sur les réseaux sociaux) indiquent que de nombreux jeunes militants n’étaient pas des bénévoles, mais recevaient une compensation directe en dollars ou en bolivars pour des tâches spécifiques : création de contenu, diffusion de hashtags, commentaires et actes violents. Ils ont été recrutés via des groupes WhatsApp et Telegram pour des organisations partenaires (ONG, mouvements civiques, agences de marketing politique).

Même à l’époque, le soutien indirect aux organisations civiles, aux médias et aux réseaux de communication numérique est devenu l’une des dimensions les plus sophistiquées de la pression hybride. Grâce à des fonds publics (NED, USAID, Open Society Foundations, etc.), des projets d'« autonomisation démocratique » et de « liberté de la presse » ont été financés, qui comprennent souvent des activités de formation, de production de contenu et de plaidoyer politique.

En 2023-2024, les rapports du Centro de Estudios Estratégicos del Caribe et du Conseil des affaires hémisphériques font état de nouvelles formes de coopération informelle entre les réseaux de renseignement, les forces de sécurité privées et les organisations paramilitaires le long de la frontière colombo-vénézuélienne, justifiées sous le prétexte de lutter contre le trafic de drogue.

Derrière la rhétorique de la sécurité et de la liberté se cache une vérité matérielle : l’énergie. Selon l’OPEP – Bulletin statistique annuel 2025, le Venezuela dispose de :

- 303,22 milliards de barils de réserves prouvées de pétrole, soit 17,5 % du total mondial ;

- 5,5 billions de mètres cubes de gaz naturel ;

- d’énormes gisements d’or et de coltan dans l’arc minéral de l’Orénoque.

Aux prix moyens de 2024, la valeur potentielle du pétrole dépasse à elle seule 24 billions de dollars. Il n’est pas surprenant que chaque crise politique vénézuélienne coïncide avec un pic d’intérêt international pour ses ressources.

Deux poids, deux mesures : l’Europe défend le droit international quand cela lui convient et l’ignore quand l’intérêt l’exige. Un paradoxe d’autant plus grave si l’on considère que 60 % de la population vénézuélienne est d’origine européenne, et que des centaines d’entreprises italiennes et espagnoles, par exemple, ont perdu des contrats et des capitaux en raison de mesures restrictives.

Selon la Charte des Nations Unies (art. 2 et 51), tout État a le droit à la défense mais aussi à l’intégrité territoriale et à la non-ingérence.

Les opérations américaines dans les Caraïbes, même si elles sont « justifiées » comme une lutte contre le trafic de drogue, mettent à l’épreuve ces principes fondamentaux, puisque : elles se déroulent sans mandat de l’ONU ou sans autorisation vénézuélienne ; impliquant la présence militaire dans une zone géopolitiquement sensible.

La mer des Caraïbes où s’entassent les navires de mort des États-Unis sont aujourd’hui le miroir d’un Occident sans autorité morale. L’Amérique latine est née de la résistance, et non du privilège.

L’Amérique latine a été définie par la CELAC comme une zone de paix. C’est précisément ici qu’aujourd’hui, des navires étrangers naviguent sur la mer de la souveraineté et que les sanctions étranglent les peuples au nom de la démocratie.

Le Venezuela n’est pas seulement une question économique ou politique : c’est un test moral pour l’ensemble du système international. Parce que si le droit à la paix peut être négocié, alors aucune nation n’est vraiment libre.

Revenons donc aux questions initiales. Qui décide de ce qu’est la démocratie et de ce qui est menace ? Combien de temps la liberté peut-elle servir de justification pour affamer des peuples entiers ?

La vérité la plus dérangeante n’est peut-être pas que le Venezuela résiste. C’est qu’il le fait par des actes, pas par des paroles. Et que derrière le langage de la « défense des droits de l’homme » se cache la plus ancienne des lois géopolitiques : celle du pouvoir déguisé en morale. Dans les Caraïbes, le Venezuela n’est pas seulement un pays observé : c’est un laboratoire de pressions militaires, informationnelles et symboliques.

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