Dans une série de livres, Eric Hobsbawm a décrit les temps modernes depuis 1789 : les ères de la révolution, du capital et de l’empire, qui expliquent le long XIXe siècle, et l’ère des extrêmes, qui décrit le court XXe siècle. Aujourd’hui, nous semblons être entrés dans une ère qui englobe à la fois l’intérieur et l’extérieur de la vie des individus, des sociétés et des États. C’est l’ère de la violence.
Commençons par la violence en interne. Pour cela, nous ferons appel au cas des États-Unis avec la question des immigrés. Dès la campagne qui l’a conduit à sa deuxième présidence, Donald Trump avait désigné les immigrés comme l’une des principales causes des maux dont souffrent les États-Unis. Ce récit incluait les migrants mangeant les animaux domestiques des Etasuniens, responsables de la drogue, de la criminalité et faisant partie d’un projet aussi vaste que faux, un supposé « grand remplacement » de la population blanche, anglo-saxonne et protestante des États-Unis. Une telle mystification n’a peut-être jamais existé depuis « Les Protocoles des Sages de Sion », ce faux antisémite destiné à accuser les Juifs de tous les maux du monde. Le récit libertarien a l’avantage d’identifier ceux qu’on croit être les ennemis, avec suffisamment de répétition pour qu’ils finissent par croire à leurs propres mensonges.
C’est ainsi qu’il a déclenché l’ICE (Immigration and Customs Enforcement)à travers s des pogroms contre les immigrés, chassant les gens jusque dans les champs et les restaurants où ils travaillent, à la porte des écoles et dans les squares où vont leurs enfants, dans les magasins où ils s’approvisionnent. Jamais avec un mandat d’arrêt, mais avec un quota fixé de trois mille arrestations par jour. Les émeutes n’ont pas tardé et nous avons assisté à des manifestations contre la « Migra » - comme ils appellent l’ICE - et à la résistance des gens dans les rues, où il y avait des drapeaux mexicains mais aussi américains. La réponse a été d’envoyer 2000 soldats de la Garde nationale et 700 marines pour « rétablir l’ordre », sans consulter le gouverneur de Californie, ce qui constitue une intervention fédérale de facto. Ils ont même réprimé un sénateur !
L’État d’Israël en est un exemple international. Contrairement aux précédentes guerres d’expansion, aussi brutales et brèves qu’elles aient pu être, il mène une guerre permanente depuis bien trop longtemps. Qu’en est-il de la Cisjordanie, de Gaza, du Liban, de la Syrie ? Qu’en est-il de l’Iran ? Le fait est que les conflits sans fin façonnent aussi et surtout la société elle-même. Il élève la violence armée au rang de catégorie ontologique : une citoyenneté créée pour la guerre a besoin de la guerre pour exister. Et ce n’est pas au nom du droit à l’existence d’un État souverain, mais de l’accomplissement d’un ordre divin, inaccessible au profane. Cela dépasse bien sûr toute compréhension rationnelle et exclut toute possibilité de solution politique. Les premiers missiles israéliens sont tombés à la fois sur l’aile modérée de l’Iran et sur les négociations visant à limiter le plan nucléaire de Téhéran.
La violence est pratique, à condition qu’elle soit plus meurtrière que l’ennemi. Même s’il est vrai que la mort de masse n’est pas esthétique, surtout sous la forme d’un génocide. Les images sont toujours émouvantes. C’est pourquoi il est nécessaire qu’elles fassent appel à une instance capable de supplanter la raison, de promouvoir une connaissance limitée et expéditive. Et cette instance, c’est la foi religieuse. Bien sûr, il n’y a rien de mal à la croyance et à la pratique qui constituent la relation que chaque personne ou groupe peut avoir avec la transcendance. Elle ne s’explique pas, parce qu’elle n’est pas explicable.
L’introduction de ce mécanisme dans le champ politique ou géopolitique ferme toute négociation politique, qui est le champ des vérités relatives. Le siècle des Lumières, où Clausewitz décrivait la guerre comme un moment exceptionnel de violence extrême entre deux étapes politiques, est révolu. Politique-guerre-politique-guerre. Aujourd’hui, c’est guerre-politique-guerre. Et bientôt, ce sera la guerre-guerre. Il n’est jamais possible de supposer un état de conflit permanent, que ce soit dans les guerres d’Océanie imaginées par Orwell dans 1984, ou dans la réalité qui nous habite aujourd’hui.
L’exercice permanent de la violence contre un ennemi, qu’il soit interne ou externe, imaginaire ou réel - ou les deux - est l’excuse pour ne pas avoir de politique. Rappelez-vous les conséquences de la « guerre contre la subversion » dans le pays au milieu des années 70. Combien de temps faudra-t-il avant que l’Argentine ne soit entraînée dans une guerre qui n’est pas la nôtre, mais qui servira à consolider un modèle libertarien qui prend l’eau de tous côtés ? Et à quel prix ? « Hélas, raison, tu t’es réfugiée parmi les animaux, et les hommes ont perdu la raison », dit Marc-Antoine dans le Jules César de Shakespeare. Ce qui, soit dit en passant, est une tragédie.