La Gaza-ïfication de l’Occident

Alors que le storytelling occidental présente la politique génocidaire d’Israël comme de simples « opérations militaires » se joue en réalité à Gaza l’expérimentation de technologies de domination meurtrières. L’Europe, plus que spectatrice, est activement complice de cette nécropolitique ; son silence révèle la proximité de son imaginaire avec celui d’un État d’Israël qu’elle ne condamne pas, tant ils partagent la même obsession du terrorisme islamiste et de contrôle biopolitique de ses populations immigrées.

Dans le théâtre médiatique contemporain, Gaza s’est muée en un laboratoire du storytelling géopolitique. Chaque image, chaque témoignage, chaque chiffre devient un élément narratif dans une bataille de récits qui dépasse largement les frontières géographiques du conflit. Il y a les morts de Gaza, et il y a leur disparition programmée dans les récits médiatiques occidentaux. Entre les deux, une machine narrative d’une efficacité redoutable transforme un génocide en un « conflit complexe », les bourreaux en victimes, et les témoins en « antisémites ». Comment une puissance militaire génocidaire et ses alliés peuvent simultanément massacrer un peuple et gagner la bataille des récits.

Dans les think tanks de Washington et les agences de Hasbara, une armée de storytellers travaille jour et nuit à retourner la réalité. Chaque école bombardée devient un « nid de terroristes », chaque hôpital détruit cachait des « tunnels du Hamas », chaque journaliste tué était un « combattant déguisé ». Gaza n’est plus seulement un territoire de 365 kilomètres carrés où s’entassent deux millions d’êtres humains. Gaza est devenue une histoire, ou plutôt un champ de bataille d’histoires… Dans les couloirs feutrés des ministères et des agences de communication, on ne parle plus de « guerre » mais d’« opération », plus de « bombardements » mais de « frappes chirurgicales », plus de « morts civils » mais de « dommages collatéraux ». Le vocabulaire militaire s’est mué en novlangue marketing, façonné par des « spin doctors » qui transforment la réalité en une histoire formatée à l’intention des opinions publiques occidentales.

S’il est une chose qui est occultée par l’exposition récurrente dans les médias des « narratifs » israélien et palestinien (autodéfense et résistance) et la fausse symétrie des forces en présence, c’est bien la nature de cette guerre qui bouleverse dans sa rationalité extrême tout ce qu’on pensait savoir sur la guerre totale, la guerre civile ou la guerre coloniale.

C’est une guerre multidimensionnelle, menée dans les airs, sur la terre et jusque dans les sous-sols de la bande de Gaza. Les opérations militaires synchronisent la puissance de frappe de l’aviation, assistée des moyens de l’intelligence artificielle, le génie civil des bulldozers et les incursions des Merkava tanks que survolent les hélicoptères Apache fournis par l’Armée américaine… Les images satellites révèlent l’étendue des destructions d’habitations, d’écoles et d’hôpitaux (90 % des bâtiments), mais aussi l’effacement des deux tiers du réseau routier sans cesse redessiné par le passage des bulldozers et des chars, les plus modernes au monde et les plus lourds. …

À perte de vue ce ne sont que chantiers à ciel ouvert, collines éventrées, déforestations. Paysages en lambeaux sur lesquels s’acharne une violence industrieuse. Cadastrale. L’action concertée des bombes et des bulldozers ne vise pas seulement des objectifs militaires identifiés, mais la vie civile dans sa fragilité, l’espace même de la civilité, places, rond points, marchés, le paysage lui-même n’est pas épargné, où ne subsiste plus rien de la végétation jusqu’au souvenir d’un arbre ou d’une plante. La géographie, disait le géographe Yves Lacoste, ça sert d’abord à faire la guerre. À Gaza, la guerre a détruit la géographie.

La machine à broyer le territoire s’active en permanence ; elle écrase, brise, déchiquette, concasse, déplace les amoncellements de ruines qu’elle accumule. Ce n’est nouveau que par son ampleur apocalyptique. Il y a une vingtaine d’années, à l’occasion d’un voyage en Palestine d’une délégation du Parlement International des écrivains, j’avais pu observer de près cette guerre des « bulldozers ». Le bulldozer que l’on croisait partout au bord des routes apparaissait tout aussi stratégique dans la guerre en cours que le tank. Jamais un engin aussi inoffensif ne m’était apparu porteur d’une telle violence muette. Comment, dans un paysage politique en ruines, reconstituer la vérité des faits en partie effacés.

L’architecture forensique d’Eyal Weizman en a tiré toutes les conclusions. Il développe une approche basée sur des techniques en partie héritées de la médecine légale et de la police scientifique : impacts de balles, trous de missiles, ombres projetées sur les murs de corps annihilés par le souffle d’une explosion… « L’objectif, écrit Raphaël Bourgois dans un entretien avec Eyal Weizman pour AOC, chercher des preuves visibles dans l’urbanisme et les bâtiments, mais aussi se servir de la spatialisation, de maquettes, pour faire advenir la vérité ».

Libération a récemment donné un visage humain à cette guerre des bulldozers. C’est le portrait du rabbin soldat Avraham Zarbiv, surnommé « l’aplatisseur de Jabalia». Un personnage mythologique né dans les ruines de Gaza. Revenu d’une de ses missions, il raconte comme un ingénieur des travaux publics sur un chantier : « Nous avons utilisé des tracteurs, des D9, des excavatrices… nous avons appris le métier, nous sommes devenus très professionnels. On ne peut pas imaginer ce que c’est que de démolir des immeubles – sept, six, cinq étages – les uns après les autres ». Où qu’il opère il applique la même méthode, se vante-t-il, découverte en poussant sa petite fille sur une balançoire. « Et là, je réalise un truc : il faut faire comme avec la balançoire ! Une première explosion – boum – on attend que la structure balance de l’autre côté, et là, on envoie un deuxième boum. » Au sein de sa compagnie, raconte Check News, un néologisme est né à partir du nom du rabbin pour désigner l’action de détruire des bâtiments palestiniens : on les « zarbivise ».

Theodor Adorno écrivait à propos d’images de la prise de l’archipel des Mariannes pendant la deuxième guerre mondiale, « L’impression qui s’en dégage n’est pas qu’on livre des combats mais qu’on procède à des travaux mécanisés de dynamitage et d’infrastructures routières à grande échelle et avec une énergie incroyable, ou encore qu’il s’agît d ‘ « enfumer » et d’exterminer des insectes à l’échelle planétaire. On mène les opérations jusqu’au point où il ne reste plus aucune végétation. L’ennemi est dans le rôle d’un patient et d’un cadavre ».

Personne n’est épargné, jusqu’aux embryons d’un centre de fécondation in vitro bombardé intentionnellement en décembre 2023, selon un rapport d’une commission d’enquête internationale de l’ONU qui a détruit environ 4 000 embryons dans une clinique qui accueillait entre 2 000 et 3 000 patients par mois à Gaza, comme si on cherchait à effacer l’avenir avant même qu’il ne voie le jour. Une image saisissante du concept de « nécropolitique » forgé par Achille Mbembe selon lequel l’expression ultime de la souveraineté réside largement dans le pouvoir et la capacité de dire qui pourra vivre et qui doit mourir.

Loin de se réduire à un épisode de la lutte immémoriale entre Arabes et Juifs ou entre Musulmans et Juifs, ni même de se ramener au conflit entre deux peuples, ce qu’elle est aussi, la guerre à Gaza représente la combinaison explosive de plusieurs phénomènes enchevêtrés qui s’échelonnent sur un siècle et qui la rendent illisible pour la plupart. Ces phénomènes vont de l’irruption de l’impérialisme au Moyen-Orient à la montée des nationalismes, du colonialisme de peuplement au contrôle de la population palestinienne et à la société de surveillance, de la résistance palestinienne aux méthodes postmodernes de colonisation de peuplement.

Dans un livre à paraître, l’historien Rashid Khalidi reconstitue l’écheveau complexe de cette histoire tout au long du XXe siècle. Il en restitue les raisons profondes et les responsabilités jusqu’à l’épilogue sanglant dont nous sommes les témoins. « Le total de quelque 70 000 morts à Gaza au cours des dix-huit derniers mois, écrit-il, est probablement plus élevé que la somme de tous les Palestiniens tués par Israël depuis 1948 ». Dans cette histoire l’Occident n’est nullement réduit au rôle de spectateur, ni même à celui de médiateur, il apparaît comme un acteur de premier plan de l’interminable conflit qui ronge le proche Orient depuis un siècle.

Sous l’égide de la Grande Bretagne jusqu’à la deuxième guerre mondiale puis des États-Unis depuis 1948, l’Occident inspire, arme et finance Israël. Sa responsabilité dans l’épisode génocidaire actuel et peut-être terminal si rien n’est fait, n’en est que plus accablante. Elle se double depuis l’installation de Donald Trump à la Maison Blanche, d’une participation assumée à l’entreprise d’extermination de la population palestinienne par les voies du financement de l’effort de guerre, de la livraison directes d’armes destructrices et jusqu’à la stratégie visant à affamer la population, à la priver des soins médicaux élémentaires, d’eau et d’électricité.

Les entreprises françaises, allemandes, italiennes d’armement et de sécurité ne sont pas de simples spectatrices du siège de Gaza. Elles en bénéficient et y collaborent.

Bien sûr le plan « Gaza-Riviera » de Trump restera dans les mémoires comme un épisode grotesque du théâtre trumpiste de la cruauté. Mais comme le rappelle Rashid Khalidi « Le soutien vigoureux de Biden au siège de Gaza par Israël, qu’il a qualifié de « légitime défense », son écho à la rhétorique israélienne et son dénigrement de l’humanité des victimes palestiniennes ont renforcé chez les Palestiniens et leurs partisans le sentiment d’une hostilité viscérale des États-Unis à leur égard, ce qui lui a valu le surnom de « Génocide Joe ».

De nombreux chefs d’État européens mériteraient ce surnom tant leur silence laisse pantois, là où il faudrait mobiliser une résistance coordonnée et des sanctions massives contre le gouvernement israélien. Mais il y a bien plus que de la lâcheté dans cette combinaison de complicités et de divergences en trompe-l’œil entre l’Occident et Israël. Car derrière les déclarations de circonstance sur les « préoccupations humanitaires » et les appels rituels au « respect du droit international », se cache une vérité plus sombre : l’Europe laisse faire le gouvernement d’Israël parce qu’elle a en commun avec lui quelque chose de plus profond et de plus troublant : son imaginaire colonial.

La passivité européenne face à Gaza révèle ainsi la vraie nature de l’ordre occidental contemporain : non plus un ensemble de valeurs partagées mais un système de domination qui s’appuie sur la désignation permanente d’ennemis intérieurs et extérieurs. Gaza n’est que la version la plus visible de cette logique qui traverse désormais toute la politique occidentale.

La question n’est donc plus de savoir pourquoi l’Europe se tait face à Gaza, mais pourquoi nous continuons à feindre l’étonnement devant ce silence. Car ce silence dit tout de ce que l’Europe est devenue : un complice qui préfère regarder ailleurs plutôt que de regarder en face ce qu’elle est en train de devenir.

Depuis deux décennies, l’Europe a construit sa politique sécuritaire autour des mêmes phobies. L’islam politique comme menace existentielle, l’immigration comme facteur de déstabilisation, la « radicalisation » comme obsession permanente, les banlieues comme territoires perdus à reconquérir. La diffusion du rapport sur l’« entrisme » des Frères musulmans en est le dernier symptôme parmi des centaines d’autres. Gaza est devenu le laboratoire de la guerre que l’Occident mène contre ses propres populations, un endo-colonialisme dont la Palestine est le terrain d’expérimentation pour des systèmes de surveillance, de contrôle des populations et d’enfermement territorial. Les entreprises européennes d’armement et de sécurité y testent leurs innovations avant de les déployer dans les banlieues françaises ou les camps de migrants. Les technologies de reconnaissance faciale, de surveillance numérique, ou de gestion des frontières y sont testées dans des conditions extrêmes. Gaza fonctionne comme un miroir grossissant des politiques européennes.

Auteur d’un essai paru en 2023 sur le « laboratoire palestinien », Antony Loewenstein explique, lors d’un entretien accordé le 12 janvier 2024 au Malcom H. Kerr Carnegie Middle East Center, que « depuis des années, Israël teste et essaie un nombre considérable de technologies d’oppression sur les Palestiniens, qui sont ensuite promues sur les champs de bataille tout autour de la planète. Gaza a souvent été considéré comme le terrain d’essai ultime pour les armes de destruction et de surveillance ». « L’armée israélienne ne s’en cache pas, constatait en janvier 2024 dans Mediapart, la journaliste indépendante Gwenaëlle Lenoir, des armes nouvelles ainsi que des algorithmes sont utilisés pour la première fois dans la bande de Gaza. La guerre contre le Hamas est également une vitrine du savoir-faire israélien en la matière ».

« Ce que nous avons vu ces trois derniers mois, après le massacre brutal du Hamas, c’est que la réponse israélienne a été d’une brutalité accablante. Mais au-delà, Israël fait ce qu’il fait toujours, c’est-à-dire tester et essayer de nouvelles armes de destruction et de surveillance ». Au niveau de la gestion biopolitique, la bande de Gaza constitue un cas d’étude sur la gouvernance de populations entières dans des conditions de précarité contrôlée – gestion de l’accès aux ressources, aux soins, à l’emploi, créant une forme de dépendance administrée.

Netanyahou a fait pression pendant plus d’une décennie pour qu’Israël devienne l’un des principaux développeurs technologiques mondiaux, avec une expertise en matière d’armes, de surveillance et de cyberoutils, une expertise valorisée par l’expérience acquise sur le terrain contre les Palestiniens réduits à une population cobaye. Israël a perfectionné et dirigé l’« industrie de la pacification mondiale », une expression inventée par l’anthopologue israélo-américain Jeff Halper, Director of the Israeli Committee Against House Demolitions (ICAHD), dans son livre Guerre contre le peuple : Israël, les Palestiniens et la pacification mondiale.

Il explique que l’occupation ne constitue pas un fardeau financier pour l’État, mais tout le contraire, la Palestine étant un terrain laboratoire précieux pour de nouveaux équipements destinés à une puissance militaire mondiale au service d’autres armées à travers le monde. « Israël est un petit pays qui se bat pour se tailler une place au sein du complexe militaro-industriel transnational » a déclaré Jeff Halper. « Le laboratoire israélien de Palestine prospère grâce aux perturbations et à la violence mondiales. »

La prudence israélienne à l’égard de la Russie en 2022 n’est pas surprenante, car la société de surveillance israélienne Cellebrite a vendu à Vladimir Poutine une technologie de piratage téléphonique qu’il a utilisé contre des dissidents et des opposants politiques des dizaines de milliers de fois. Quelques jours après l’agression russe en Ukraine, les cours mondiaux des actions des entreprises de défense ont grimpé en flèche, notamment celle du plus grand acteur israélien, Elbit Systems, dont l’action a grimpé de 70 % par rapport à l’année précédente. L’une des armes israéliennes les plus recherchées est un système d’interception de missiles.

L’ex-ministre israélienne de l’Intérieur, Ayelet Shaked, a déclaré qu’Israël en bénéficierait financièrement, car les nations européennes voulaient des armements israéliens. « Nous avons des opportunités sans précédent, et le potentiel est fou”. L’aggravation de la crise climatique profitera au secteur de la défense israélien dans un avenir où les États-nations ne réagiront pas par des mesures actives pour réduire les impacts de la hausse des températures, mais se ghettoïseront plutôt, à la manière d’Israël. Concrètement, cela se traduit par des murs plus hauts et des frontières plus strictes, une surveillance accrue des réfugiés, la reconnaissance faciale, des drones, des clôtures intelligentes et des bases de données biométriques ».

D’ici 2025, le complexe industriel de surveillance des frontières est estimé à 68 milliards de dollars américains, et les entreprises israéliennes comme Elbit sont assurées d’en être parmi les principaux bénéficiaires. En septembre 2022, le chef de la police des frontières israélienne, le général de division Amir Cohen, a été reçu par son homologue américain, Raul Ortiz, chef de la patrouille frontalière américaine. Ortiz s’est dit intéressé par les méthodes « non létales » utilisées par les Israéliens pour disperser et réprimer les manifestations. Cohen a présenté un drone israélien qui largue des gaz lacrymogènes sur les manifestants.

Les entreprises françaises, allemandes, italiennes d’armement et de sécurité ne sont pas de simples spectatrices du siège de Gaza. Elles en bénéficient et y collaborent. Le transfert de technologie opère dans les deux sens. Leurs technologies y sont testées, affinées, perfectionnées avant d’être redéployées dans les banlieues de Marseille, les camps de Moria ou les frontières polonaises. Une situation que l’intellectuelle brésilienne Berenice Bento qualifie de « palestinisation du monde ».

Cette économie politique de la violence révèle pourquoi l’Europe ne peut condamner vraiment Israël sans se condamner elle-même. Les techniques de contrôle territorial, de fragmentation urbaine, de surveillance biométrique des populations « à risque » que teste Israël à grande échelle, l’Europe les applique de manière plus discrète mais tout aussi efficace et systématique. Gaza fonctionne comme un laboratoire où se perfectionnent les techniques de domination que l’Occident applique ailleurs : murs « intelligents », drones de surveillance, contrôle biométrique des populations, fragmentation territoriale.

Condamner les crimes de guerre de Tsahal forcerait l’Europe à assumer sa complicité dans la militarisation de ses frontières. Comment critiquer la gestion israélienne des territoires occupés sans questionner la gestion européenne des Roms, des migrants, des musulmans ? Comment dénoncer l’apartheid territorial israélien sans remettre en cause sa propre ségrégation urbaine ? Quand Israël parle de « terrorisme palestinien », l’Europe entend « terrorisme islamiste ». Quand Israël évoque la nécessité de « sécuriser ses frontières », l’Europe pense à Frontex et à ses propres murs anti-migrants. Quand Israël justifie la surveillance de masse de sa population arabe, l’Europe y reconnaît ses propres pratiques dans les quartiers dits « sensibles ». Cette synchronisation des imaginaires sécuritaires explique pourquoi les dirigeants européens regardent Gaza sans intervenir : ils y voient leur propre reflet.

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