« Auschwitz ». La mémoire-écran

Avertissement

Le texte qui suit constitue le premier état et l’introduction d’un travail en cours destiné à expliciter les problématiques ici trop brièvement esquissées. Cette publication sans doute prématurée ne fait que répondre à un sentiment d’urgence, celle d’avoir à joindre une voix, aussi négligeable soit-elle, aux protestations épouvantées qui s’élèvent, partout dans le monde, face au génocide perpétré sous nos yeux par l’Etat sioniste contre la population de Gaza.

Toutefois, ce ne sont pas les horreurs effarantes subies par cette population que j’ai choisi de traiter, mais ce qui, à travers les attendus d’un certain discours de légitimation mobilisé par Israël comme par les puissances occidentales dont il reçoit soutien et encouragements, a rendu et rend encore ces horreurs possibles.
Ce que fait « Auschwitz », comme signifiant-mémoriel – à distinguer d’Auschwitz, sans guillemets, nom générique d’une série d’événements passés justiciables d’un traitement par les méthodes rigoureuses de l’historiographie –, au peuple de Palestine en tout premier lieu, bien entendu, mais aussi à la société israélienne, ainsi qu’à toutes celles et tous ceux, particulièrement au sein des démocraties du Nord global, qui sont appelé-e-s à prendre position quant aux péripéties infernales d’une histoire et d’un contexte politique, telle est l’interrogation qui oriente ce texte et ceux qui viendront le compléter.

« Ces derniers temps, je suis de plus en plus convaincu que le facteur politique et social le plus profond qui motive une grande partie de la société israélienne dans ses relations avec les Palestiniens n’est pas la frustration personnelle, mais plutôt une "angoisse" existentielle profonde nourrie par une interprétation particulière des leçons de l’Holocauste et la disposition à croire que le monde entier est contre nous, et que nous sommes éternellement victimes. Dans cette croyance ancienne, partagée par tant de personnes aujourd’hui, je vois la victoire tragique et paradoxale d’Hitler. Deux nations, métaphoriquement parlant, sont sorties des cendres d’Auschwitz : une minorité qui affirme, "cela ne doit jamais se reproduire", et une majorité effrayée et hantée qui affirme, "cela ne doit jamais nous arriver à nouveau". Il est évident que, si ce sont les seules leçons possibles, j’ai toujours adhéré à la première et vu la seconde comme catastrophique. »
Yehuda Elkana, « The Need to Forget », Ha’aretz, 2 mars 1988.

1.

Il faut dire, résolument, de l’Etat israélien ce que le Zarathoustra de Nietzsche disait de l’Etat en général : « L’Etat sioniste est le plus froid de tous les monstres froids. Il ment froidement. Ce mensonge rampe de sa bouche : “Moi, L’Etat d’Israël, je suis le peuple juif” ».

2.

Je n’ai jamais oublié la première fois que la tentative d’extermination des Juifs d’Europe, dont j’avais jusqu’alors entendu parler de façon abstraitement scolaire, s’est matérialisée pour moi sous la forme d’images. J’étais un collégien de quatorze ans.

Notre professeure d’histoire-géo, dont j’appréciais les leçons en dépit de mon statut de cancre indécrottable, avait exceptionnellement délocalisé notre heure de cours dans une salle réservée aux projections vidéo.

Les détails de cette séance particulière m’échappent aujourd’hui, mais je me souviens, durant la diffusion du film, d’une atmosphère silencieuse, presque recueillie, inhabituelle de la part d’une classe ordinairement portée au chahut. Filles et fils de notre époque, nous étions sans doute pénétrés du savoir culturellement hérité, pour nous encore informulable, que nous assistions là à quelque chose ressortissant à l’ordre du sacré.

Je ne saurais dire de quel film il s’agissait. Une scène, une seule, m’est restée en mémoire ; non pas en raison du caractère singulièrement monstrueux de ce qu’elle représentait – car tout, d’un bout à l’autre, n’était que monstruosité dans ce que nos regards d’enfants pétrifiés voyaient défiler sur l’écran – mais parce que c’est précisément au cours de cette scène que notre professeure a choisi d’asséner à voix haute le commandement auquel cette œuvre pédagogique était destinée à aboutir : « N’oubliez jamais ces images ».

Une pelleteuse en noir et blanc ramassait des cadavres nus, chauves, sans chair, puis les déversait, désarticulés et dégringolants, en un désordre matériel dérisoire, dans un large trou creusé dans la terre, où ils s’amoncelaient à d’autres cadavres qui leur ressemblaient : « N’oubliez jamais ces images ».

Que fallait-il ne jamais oublier, au juste, de ces images ? Et dans quel dessein ?
Le sens de l’injonction formulée par notre professeure ne pouvait que nous apparaître comme parfaitement transparent ; mais il était en même temps grevé d’une inévitable ambiguïté. Ce qu’évidemment nous ne devions jamais oublier, c’était le Mal radical qui s’exemplifiait sous nos yeux, et ce devoir de mémoire auquel nous étions appelés pour la première fois déposait sur nos épaules adolescentes la responsabilité d’avoir à œuvrer, dans la mesure des forces et des moyens dont disposerait notre future vie d’adulte, pour que le retour de ce Mal radical soit à jamais rendu impossible. Pourtant, restait dans l’ombre, livré à l’inexpérience et la fragilité de nos interprétations, le périmètre exact au sein duquel cette responsabilité aurait à s’exercer. Nous comprenions que la tâche d’un « plus jamais ça ! » nous était dévolue, mais la sommation laconique de notre professeure n’allait pas jusqu’à préciser le « qui » auquel il conviendrait de l’appliquer.

Pour trancher, nous n’avions que les images. Or, ce n’est pas un Mal abstrait, essentiel, le Mal aux mille visages, que l’écran nous donnait à voir. Les images, en nous désignant un désastre singulier, faisaient obstacle à toute montée en généralité, barraient la route qui aurait pu nous mener à une vigilance non exclusive, à un « plus jamais ça ! » sans temps ni lieu – disons : universel.
Nous avons donc tranché. « N’oubliez jamais ces images », cela voulait dire : « N’oubliez jamais la Shoah ». Notre interprétation devait être la bonne, car les autres malheurs exorbitants des peuples de la terre, notre professeure ne nous en a jamais parlé.

La perversité de ce devoir de mémoire réservé au seul génocide des Juifs et le caractère abject de l’usage politique qui en est fait me sont apparus soudainement, de la façon la plus claire, huit ans après cette séance collégienne, par la grâce d’un heurt de deux reportages successifs au journal télévisé, un soir d’avril 1996.

L’Etat sioniste menait alors depuis plusieurs jours l’une de ces « opérations » meurtrières qui sont sa signature, en l’occurrence contre le Sud-Liban, qu’il occupait depuis 1978. Le premier reportage rendait compte des derniers développements de cette énième forfaiture joliment baptisée « Raisins de la colère ». Sous prétexte de mesures de rétorsion contre le Hezbollah, dont quelques centaines de roquettes lancées vers le Nord d’Israël ne feront aucun mort, Tsahal étendait progressivement ses raids à l’ensemble du territoire libanais, jusqu’à Tyr, Beyrouth, Tripoli, et enfouissait sous un tapis de vingt-cinq mille bombes leurs infrastructures civiles : ports, routes, ponts, centrales électriques, faisant plusieurs milliers de morts et de blessés non militaires et provoquant le déplacement forcé de quelque trois-cent mille réfugiés, hommes, femmes et enfants.

Fin du reportage. Retour plateau. Sans transition, actualités internationales, toujours : le Premier ministre israélien s’est recueilli aujourd’hui à l’occasion des cérémonies de Yom HaShoah, la « journée du souvenir pour la Shoah et l’héroïsme ». Images : Shimon Peres, visiblement tout pénétré de componction vertueuse, déposant une gerbe sur une stèle du mémorial de Yad Vashem, dans un silence des plus solennels.

Ce fut une révélation, et des écailles tombèrent de mes yeux : à vingt-deux ans, je découvrais subitement l’eau chaude.

Alors que tout esprit lucide devait fatalement être conduit à une condamnation résolue des exactions israéliennes contre la population civile libanaise, le geste mémoriel de Peres prenait en otage l’intelligence critique en la jetant dans le brouillard de la culpabilité, par le biais d’un court-circuit aussi perfide que fallacieux : dénoncer Israël, c’était faire injure aux millions de victimes juives dont il est l’héritier exclusif et la stèle sacrée.

La colonisation de notre mémoire collective par les récits et représentations de la catastrophe dont furent victimes les Juifs d’Europe au cours de la Deuxième Guerre mondiale n’a pas pour fonction d’entretenir ce qui serait très légitimement le pieux souvenir des souffrances endurées, ni d’établir les garde-fous prophylactiques à même de conjurer le retour d’événements semblables. Tout au contraire, elle consiste dans l’instrumentalisation odieusement cynique des martyrs de l’Holocauste en vue d’obstruer la vision des désastres qui scandent notre présent.

3.

Il n’y a pas de « question palestinienne ». A aucun moment ne posent « question » la présence d’un peuple sur sa terre, ni son droit catégorique non seulement aux moyens de subsistance les plus rudimentaires mais aux conditions d’existence qui peuvent seules rendre une vie humaine pleinement humaine et pleinement vivable, et non pas réduite à un état de survie continûment apeurée, contrainte, atrophiée, exposée à chaque instant à la possibilité du meurtre.

Il y a bien, en revanche, aussi massive que lancinante, une « question israélienne », là où nous sommes enjoints à tenir pour une idée claire et distincte autant que pour un impératif moral inconditionné le fait qu’Israël, cet Etat-artefact, cet Etat-ad hoc, cet Etat-lego, serait détenteur pour l’éternité d’un prétendu « droit à l’existence ».

Que l’on s’entende : tout Etat est évidemment un artefact. L’idée qu’il puisse exister quelque chose comme, par exemple, une « France éternelle », une France incréée, Etat ou nation, n’est qu’une plaisanterie bouffonne, à laquelle peut seule souscrire une demi-intelligence infectée par les plus inconsistantes – et délétères – des fantasmagories. Seulement, dans ce cas d’espèce, les méandres contingents et entremêlés ayant abouti à ce que l’on appelle aujourd’hui la France sont si recouverts par les brumes de l’histoire qu’il est impossible d’en identifier rigoureusement un point d’origine.

Pour d’autres Etats européens, comme l’Italie ou l’Allemagne, l’acte de naissance peut certes être facilement daté, mais il s’agit en réalité, pour chacun d’eux, d’un avènement nominal, qui entérine l’unification d’une pluralité de formations politiques résultant de processus historiques eux aussi extrêmement complexes. Sous ce rapport de l’origine, les Etats-Unis eux-mêmes, malgré la relative brièveté de leur histoire, ne font pas exception parmi les nations démocratiques dites « occidentales » : leur Déclaration d’indépendance de 1776 n’est pas une création ex-nihilo, et elle n’aboutira à une véritable constitution, après maintes péripéties guerrières et politiques, qu’une dizaine d’années plus tard. Un simple test mental permet d’ailleurs de mesurer la solidité et l’apparence d’immuabilité que l’épaisseur temporelle et événementielle dont procèdent ces entités artificielles peut leur conférer, les apparentant presque à certaines réalités naturelles : il est très difficile, malheureusement, d’imaginer à quoi pourrait ressembler le démantèlement définitif de la France, de l’Allemagne, de l’Italie ou des Etats-Unis. Le cas d’Israël est absolument autre.

Le sionisme, en tant que projet étatique, surgit tout d’abord dans l’esprit de quelques individualités nettement minoritaires et nullement représentatives des communautés juives diasporiques de la fin du XIXe siècle, sous la forme d’une idée, dont le caractère chimérique, radicalement déconnecté de toute logique historique ou géopolitique, est d’ailleurs reconnu, bien qu’en sous-main, par ses propres initiateurs : au lendemain du premier Congrès sioniste mondial, en 1897, Herzl note dans son Journal : « A Bâle, j’ai créé l’Etat juif. Si je disais cela aujourd’hui publiquement, un rire universel serait la réponse. Dans cinq ans peut-être, dans cinquante sûrement, tout le monde comprendra. » Un an auparavant, Herzl, en virtuose du mensonge, de la dissimulation et du double-langage – autant de vertus qui seraient destinées à alimenter par la suite l’éthique particulière à l’histoire entière du mouvement sioniste – tenait en effet un discours tout différent dès la première phrase de sa préface à L’Etat des Juifs : « L’idée de l’établissement d’un Etat juif, que je développe dans cet écrit, est très ancienne. Longtemps assoupie, elle se réveille aux cris contre les Juifs dont retentit le monde. » Il s’agissait évidemment d’occulter la nature inepte d’une telle « idée » en la greffant de manière tout artificielle à un messianisme judaïque millénaire avec lequel non seulement elle n’entretenait aucune affinité, mais dont elle constituait la négation radicale.

Le creuset idéologique du sionisme, hétérogène à quelque tradition théologique juive que ce soit, puise ses principes dans les nationalismes européens du XIXe siècle, tout en étant dépourvu des éléments de réalité historique susceptibles d’offrir à ces principes la possibilité d’une traduction étatique effective. Comme le rappelle Henry Laurens, le concept d’Etat-nation propre au XIXe siècle ne peut s’objectiver que sur la base de trois réquisits inséparables : un territoire historiquement délimité, une langue commune, un ferment identitaire consolidé par une religion partagée. Or, considérée selon cette triple perspective, l’idée sioniste s’avère d’emblée totalement démunie, et apparaît pour ce qu’elle fut à l’origine – une pure utopie : « Se présentant comme volonté de créer une nation juive sur un territoire donné, il lui fallait partir absolument de rien. » [1] Afin que cette volonté – ce « rêve personnel », ce « miracle » [2] – prenne corps, il était donc nécessaire d’inventer, en tordant suffisamment pour leur faire servir une cause qui leur était étrangère les quelques ingrédients historiques et théologiques disponibles, disparates et contradictoires, une terre, une langue et une foi nouvelle : la religion d’Eretz Israel, mais sans messie et débarrassée de Dieu.

A ce bricolage extravagant vient s’ajouter le concours de puissances européennes qui, se ralliant à l’idée de la création d’un foyer juif en Palestine, versent leur part de contradictions à l’entreprise sioniste. Si la déclaration de soutien britannique de 1917 répond à des intérêts stratégiques liés au contexte de guerre, on ne saurait éluder les dispositions antisémites du personnage dont le nom est attaché à cette déclaration : Balfour est un sectateur dévoué du millénarisme protestant, dont l’attente eschatologique prévoit la conversion au christianisme de tous les Juifs après leur retour en Palestine, et constitue en cela le modèle de cette masse d’évangélistes états-uniens qui de nos jours soutient financièrement Israël.

Le jeu pervers et dangereux du mouvement sioniste avec l’antisémitisme européen, afin de promouvoir la mise en œuvre d’une ambition vouée à soustraire le « peuple juif » aux incurables rémanences de cette passion meurtrière, n’était d’ailleurs pas chose nouvelle puisque « Herzl lui-même avait entamé des négociations avec les gouvernements, en faisant appel invariablement à leur intérêt à se débarrasser de la question juive par l’émigration de leurs ressortissants juifs » [3]. Même après la Deuxième Guerre mondiale, l’engouement d’un pays comme la France à l’égard de la fondation de l’Etat sioniste était moins redevable au sentiment de s’acquitter d’une dette réparatrice qu’à la continuité, sous une autre forme, de l’application avec laquelle les lois sur le statut des Juifs promulguées pendant l’Occupation avaient été soutenues et favorisées par la grande majorité de la population : « C’est avec un certain étonnement que j’assistais à l’évolution des mentalités dans cette France profonde qui avait accepté sans trop de difficulté l’exclusion des Juifs de la communauté nationale.

Nos concitoyens se retrouvaient subitement parmi les meilleurs supporters du jeune Etat d’Israël et cet enthousiasme pouvait paraître suspect. Nombre de ces amis d’Israël, actifs, ardents même, n’étaient peut-être pas fâchés à l’idée que grâce au nouvel Etat les Juifs quitteraient enfin la France – et sans contrainte… Ce que les nazis et leurs valets de Vichy n’avaient pu réaliser en totalité, faute de temps, serait enfin achevé sans qu’il soit nécessaire d’utiliser encore des moyens extrêmes. » [4] Cette connivence objective malsaine du sionisme avec l’antisémitisme européen atteint sans doute son point d’intensité maximale après 1948, lorsque la Shoah devient le blanc-seing mémoriel dont Israël est redevable au nazisme – une autre « victoire tragique et paradoxale d’Hitler », comme dit Yehuda Elkana [5].

Les encouragements que le sionisme a reçus de ses alliés antisémites a donc débouché, conformément à ses vœux, sur la création d’un Etat censé offrir à tous les Juifs le refuge pacifié auquel leurs porte-parole auto-proclamés affirmaient qu’ils avaient droit. Le choix, pour ce faire, du territoire palestinien, témoigne d’une sagacité exemplaire : tout juste réchappé du tumulte et des atrocités de l’entreprise nazie, le « peuple juif » était invité à poser ses bagages sur un sol occupé depuis plus d’un millénaire par des Arabes dont il avait pour tâche de confisquer les habitations et les terres.

Telles étaient les conditions qui devaient assurer la paix et la sécurité des survivants de l’Holocauste et de tous les persécutés immémoriaux de la diaspora judaïque. A l’ignominie anachronique du processus colonial s’ajoutait l’absurdité de l’exposition volontaire à une situation de conflit inéluctable vouée à transformer le « nouveau Juif » en spoliateur barbare et paranoïaque [6]. Il est vrai qu’un certain slogan, « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre », a pu d’abord contribuer à égarer même les meilleurs esprits, bien que son inventeur lui-même, Israel Zangwill, prît assez tôt conscience de son erreur, en reconnaissant dès 1905 que « la Palestine a déjà ses habitants », mettant ainsi un terme à son compagnonnage avec Herzl. Malheureusement, ce slogan illusoire a par la suite poursuivi sa route indépendamment de son auteur, d’abord sous la forme d’un déni collectif [7], puis d’un mensonge prémédité – le mensonge originel de l’utopie sioniste et de sa concrétisation étatique.

Que pouvait engendrer ce tissu inextricable de contrevérités, de paradoxes et de double bind que constituent l’histoire et les réalisations de l’idée sioniste, sinon une société profondément malade, essentiellement psychotique [8], accouplée à un Etat tératologique, continûment assiégé par la hantise obscure de l’incohérence et de la précarité de ses propres fondations ? Ce sont les dirigeants et les idéologues les plus zélés de l’Etat sioniste eux-mêmes qui n’ont cessé, depuis 1948, d’invoquer le spectre de la disparition, voire de la destruction d’Israël. Mais ce spectre n’a jamais été invoqué que pour être d’emblée conjuré. Le chantage de la disparition n’est brandi par les sionistes que lorsque le besoin se fait sentir d’en souligner l’impossibilité.

Un tel chantage n’a lieu d’être que parce que cette impossibilité ne relève en rien d’une nécessité ontologique : aucun temps long, ici, ne vient inscrire Israël dans l’ordre pseudo-naturel des choses auquel appartiennent les anciens Etats occidentaux, dont le sionisme entend pourtant se présenter comme le dernier avatar. Il ne s’agit pas d’une impossibilité historique, mais d’une impossibilité – ou mieux : d’une interdiction – morale. Le syllogisme est d’une simplicité biblique : « Vous entendez opposer des limites à la politique expansionniste et destructrice d’Israël ; or, Israël est l’Etat des Juifs, leur défenseur et seul rempart contre la haine antisémite universelle dont ils font l’objet ; donc vous êtes les complices des nazis éternels qui n’attendent que le moment opportun pour jeter tous les Juifs à la mer. » Se libérer d’une telle intimidation, cela suppose d’abord d’en récuser la première prémisse : il ne doit plus être question d’opposer quelque limite que ce soit à la brutalité fondamentale de ce régime de ségrégation, suprémaciste, et aujourd’hui distinctement génocidaire.

Ce qu’il faut, c’est prendre acte une fois pour toutes de l’échec intégral de cette utopie colonialiste mortifère, et balayer définitivement d’un revers de main toute la casuistique dilatoire sur les « Deux Etats », l’ « Etat binational », et autres spéculations tragico-burlesques auxquelles plus aucune personne sérieuse ne croit véritablement.

Ce qu’il faut, c’est extraire notre rapport à l’Etat sioniste de l’étau moral et le replacer sur les rails de l’histoire, pour déboucher sur la seule conclusion qui vaille : Israël n’a pas plus de « droit à l’existence » aujourd’hui que n’avait en son temps un droit à l’existence l’Algérie française. Nous n’y parviendrons qu’à décoloniser nos mémoires, qu’à l’émanciper des sortilèges de ce signifiant-maître : « Auschwitz ».

Ce qu’il faut, c’est sauver le peuple de Palestine, avant toute chose ; mais il faut aussi sauver les Juifs de l’enrégimentement meurtrier de leur nom et, au-delà : toutes et tous, nous devons nous sauver d’Israël.


Notes

[1] Henry Laurens, « De Theodor Herzl à la naissance d’Israël », Monde diplomatique, Histoires d’Israël, Manières de voir, 98, avril-mai 2008.

[2] Termes employés par Ilan Pappé pour qualifier le projet sioniste de Herzl. Voir l’anthologie indispensable de B. Orès, M. Sibony, S. Fayman, (éds), Antisionisme : une histoire juive, Syllepse, 2023, p. 268.

[3] Hannah Arendt, Ecrits juifs, citée dans Antisionisme : une histoire juive, p. 130.

[4] Maurice Rajsfus, cité dans Antisionisme : une histoire juive, p. 261.

[5] Ce point est analysé par Alain Brossat dans un passage de son essai, « Changer les termes de la conversation sur le différend israélo-palestinien », où est relevée « l’expertise avec laquelle la caste dirigeante israélienne a toujours su gérer sa réserve victimaire et la transformer en réserve immunitaire – la mémoire d’Auschwitz comme pare-feu contre toutes les critiques et les incriminations à propos des violences et spoliations infligées aux Palestiniens. » Puis, un peu plus loin : « Il existe un étrange et obscur pacte mémoriel entre les descendants des ‘perpétrateurs’ nazis et les héritiers autoproclamés des victimes de la Shoah. Ce pacte n’est pas fondé sur la piété et le respect à l’égard des victimes mais sur l’utilité. La mémoire du désastre et du crime est devenue pour les uns et les autres un instrument de légitimation – l’Allemagne démocratique, en apportant un soutien indéfectible à Israël, exhibe son impeccable moralité, achève de se normaliser et Israël, en s’établissant dans le rôle d’exécuteur testamentaire des victimes se dote d’une inépuisable réserve de légitimité lui permettant de s’affranchir de toutes les règles du droit international. » (Cf. : https://ici-et-ailleurs.org/contributions/actualite/article/changer-les-termes-de-la-1221#nh8)

[6] Se souvenant de la disposition d’esprit qui était la sienne et celle de nombre de ses camarades juifs partisans des luttes anticoloniales au moment de la création de l’Etat sioniste, Maurice Rajsfus écrit : « C’est à peine si nous reprenions goût à la vie, et la perspective d’aller s’installer dans un pays déjà en guerre n’avait rien d’exaltant. Déjà, sans bien encore pouvoir l’exprimer, je trouvais insupportable que l’on fasse payer aux Palestiniens les crimes commis par les nazis en les dépossédant de leurs terres. D’autant plus que la naissance d’Israël se faisait dans le fracas des armes. La guerre et son cortège d’horreurs recommençaient au loin. Qui pouvait envisager – en 1948 – que ce même conflit durerait encore à la fin du 20e siècle ? Comment imaginer que ces ‘militants de gauche’, ces kibboutzim, ces intellectuels devenus paysans, allaient se transformer en guerriers racistes avant de céder le devant de la scène à une véritable droite israélienne issue du terrorisme, et aux intégristes religieux devenus sionistes à leur tour ? » (art. cit., p. 260.)

[7] « Durant des années, on se préparait au travail de la terre (il ne pouvait être question de partir en Eretz Israel pour se livrer à des activités mercantiles). On imaginait les vergers et les potagers que le rude travail ferait surgir au milieu du désert et des collines plus grises de pierrailles qu’il n’est possible de l’envisager. Dans les cercles de jeunes révolutionnaires sionistes, on chantait, on dansait, en attendant l’heure du départ. On apprenait l’hébreu bien sûr ; pas celui du Livre mais la langue d’un peuple voulant être libre et qui, à cette fin, inventait des mots nouveaux pour les intégrer au vieux langage qui ignorait cette société moderne devant surgir en Palestine. On tirait des plans merveilleux sur un avenir qui ne pouvait qu’être radieux, car la liberté n’a pas de prix. On n’oubliait qu’un seul détail : en Palestine, il y avait des Palestiniens ». (Maurice Rajsfus, Retours d’Israël, L’Harmattan, 1987.)

[8] Rappelons que le concept de double bind, « double contrainte » ou « injonction paradoxale », est théorisé par l’un des fondateurs de L’école de Palo Alto, Gregory Bateson, et identifié comme le facteur étiologique principal des psychoses schizophréniques. (Cf. : Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit I, Seuil, 1977, [1e éd. 1972].)

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