Tunisie : le crépuscule de la démocratie et les conséquences de la pensée complotiste

« Vous qui passez parmi les paroles passagères Entassez vos illusions dans une fosse abandonnée, et partez »
Mahmoud Darwich - Passant parmi les paroles passagères

Le président Saied, encouragé par le succès de sa stratégie de démantèlement des institutions démocratiques, vise désormais la transformation du système éducatif tunisien. Cette nouvelle attaque contre l’un des piliers fondamentaux de la Tunisie moderne aura des répercussions graves et incommensurables, laissant une empreinte indélébile sur plusieurs générations de Tunisiens.

Parmi les phénomènes politiques les plus inquiétants de notre époque, on peut citer l’émergence en Tunisie, au cours des trois dernières années, d’un régime politique absolutiste dirigé par un autocrate illuminé qui s’efforce systématiquement de miner les bases institutionnelles fondamentales de la démocratie et des droits humains

En effet, depuis son coup d’État du 25 juillet 2021 contre la jeune démocratie tunisienne, le président tunisien Kais Saied a orchestré une série de mesures visant à concentrer l’ensemble des pouvoirs entre ses mains. Cela a impliqué l’abrogation de la Constitution en place, qu’il a remplacée par une Constitution qu’il a lui-même rédigée. De plus, il a gravement porté atteinte à l’indépendance du système judiciaire, le soumettant à ses desseins pour réprimer ses adversaires politiques, tout en bafouant de manière flagrante le droit fondamental à la liberté d’expression.

Malheureusement, ce projet à la fois despotique et liberticide a trouvé des soutiens multiples. À l’intérieur, il a bénéficié du soutien d’opportunistes cherchant à réprimer leurs adversaires politiques. À l’extérieur, des régimes despotiques ont également apporté leur appui, tout comme certaines institutions européennes qui ont cédé à la pression d’un gouvernement d’extrême droite cherchant à asservir les autorités tunisiennes afin qu’elles empêchent les migrants africains de traverser la Méditerranée.

Mélange détonnant de complotisme, despotisme et racisme

La dérive autoritaire du président tunisien découle d'une pensée complotiste profondément enracinée en lui, conjuguée à la fois à un fondamentalisme religieux, se manifestant notamment par une opposition marquée à la liberté des femmes, et à un nationalisme suprémaciste arabe.

Cette conjonction explosive a abouti au plus grave crime raciste jamais perpétré en Tunisie depuis la rafle des juifs de Tunis par les nazis en 1942, cette fois orchestré par les autorités tunisiennes et visant spécifiquement les migrants noirs résidant en Tunisie ou en transit sur son territoire. Tout a débuté avec des déclarations racistes du président tunisien, qui a qualifié les migrants africains subsahariens de “hordes de migrants clandestins”. Il les a accusés d’être responsables de “violence, de crimes et d'actes inacceptables”. Il a en outre soutenu que cette immigration était le fruit d'une “entreprise criminelle ourdie au début de ce siècle pour altérer la composition démographique de la Tunisie”, dans le but de la transformer en un pays “exclusivement africain” et d'effacer son caractère “arabo-musulman”.

Cette rhétorique complotiste a déclenché une vague de violence sans précédent contre les Africains noirs résidant en Tunisie. Après des mois de tensions, en juillet, les forces de police, la garde nationale et l'armée tunisiennes ont mené des raids dans la deuxième ville du pays, Sfax, procédant à des arrestations arbitraires de centaines d'étrangers africains noirs. Ces personnes, parmi lesquelles figuraient des enfants et des femmes dont certaines étaient enceintes, ont été expulsées ou déplacées de force vers les frontières libyenne et algérienne, et laissées sans eau ni nourriture sous un soleil de plomb. Malheureusement, des dizaines de migrants n'ont pas survécu à ces conditions inhumaines, dont Mme Matyla Dosso et sa fille de 6 ans, Marie. Depuis cette crise, les autorités tunisiennes, agissant sous l'autorité du président Saied, continuent de harceler les migrants noirs, rendant leur vie de plus en plus difficile en Tunisie.

Le président Saied, dont l’esprit semble être constamment troublé, continue à faire des déclarations complotistes, y compris des propos antisémites graves, comme lors d'une récente réunion gouvernementale où il a attribué le choix du nom de la tempête Daniel qui a touché la Libye voisine et qui a fait des milliers de morts au ‘mouvement sioniste mondial’.

L'éducation dans la ligne de mire de Kais Saied

Galvanisé par le succès de sa stratégie de démantèlement des institutions démocratiques du pays et par la facilité avec laquelle il l’a mise en œuvre, le président Saied s’est maintenant tourné vers la transformation du système éducatif tunisien en utilisant la même approche : une consultation en ligne, appelée “Istichara” en arabe et qu’il aurait été plus approprié d’appeler “Istikhara”(1). La première consultation nationale n’a suscité la participation que de 6 % de l'électorat. Les questions posées reflétaient le projet politique de Kais Saied. Les réponses étaient par contre accessoires à ses yeux, comme en témoigne le fait que, bien que 38 % se soient exprimés en faveur de l’amendement de la Constitution de 2014 et 36,5 % en faveur de l’élaboration d'une nouvelle Constitution, il a néanmoins abrogé l’ancienne Constitution pour la remplacer par une nouvelle qu’il a rédigée lui-même.

La nouvelle consultation sur le système éducatif est similaire à bien des égards, révélant les obsessions idéologiques du président à travers les questions qu’elle pose. Il est évident que le sort de l’éducation nationale est déjà scellé, peu importe les réponses limitées que cette consultation peut recueillir et leur manque de représentativité et de légitimité (elle est ouverte à toute personne âgée de 12 ans et plus).

Le président Saied a insinué à plusieurs reprises que les Tunisiens sont privés de ‘la liberté de penser’. Cette notion a été prônée par les philosophes des Lumières comme moyen de s’opposer à l’absolutisme monarchique et à l’oppression religieuse. L’esprit troublé de Kais Saied tente de la détourner pour en faire une ‘justification’ de ses attaques contre les droits fondamentaux, notamment la liberté d'expression. Interrogé au sujet des poursuites engagées contre des journalistes lors du sommet de la Francophonie qui s’est tenu à Djerba en novembre 2022, sa réponse a été la suivante : “De quelle dictature parlent-ils ? La liberté d'expression doit s’accompagner de la liberté de pensée. On ne peut pas évoquer la liberté d’expression lorsque la réflexion libre est absente.” La consultation sur le système éducatif semble être la première étape d’un processus visant à apprendre aux Tunisiens à ‘penser librement’, c'est-à-dire à adopter la pensée du président, dans ce qui ressemble étrangement à une ‘révolution culturelle’.

Une question de la nouvelle consultation en ligne a particulièrement retenu mon attention : celle concernant la langue à adopter pour l’enseignement des matières scientifiques. Celles-ci sont enseignées en français dans les lycées et les universités, ce qui a suscité depuis des décennies les critiques des nationalistes arabes. Ils s’interrogent sur pourquoi les élèves et les étudiants tunisiens n’étudient pas dans leur langue maternelle, à l’instar des Japonais, des Coréens, des Chinois ou des Iraniens.

La Tunisie ne possède ni les ressources pédagogiques ni les ressources humaines nécessaires pour réaliser une tâche aussi monumentale que l’arabisation de l’enseignement des matières scientifiques. Tant les scientifiques tunisiens que les enseignants évoluent depuis des décennies dans un environnement scientifique principalement francophone. Si la Tunisie opte pour une arabisation forcée de l’enseignement des sciences, elle sera inévitablement dépendante des manuels scolaires et pourrait même être contrainte d’accueillir des enseignants étrangers en provenance de pays dont le système éducatif est très peu performant.

L’Algérie a opté pour cette voie et en a subi les conséquences dramatiques. En plus de son déclin scientifique progressif en matière de publications et de coopération universitaire, de nombreux historiens et sociologues estiment que l’arabisation forcée est l’une des causes indirectes de la décennie noire(2), une période qui a engendré la perte de dizaines de milliers de vies. “La rapidité de l’introduction de l’arabe dans l’enseignement, l’absence de moyens et de supports pédagogiques pour l’apprentissage de la langue ou dans la langue, la nature et la qualité de la formation des maîtres, leurs origines sociales et politiques ont contribué́ à produire des générations superficiellement arabisées mais méthodiquement endoctrinées” écrivait Aïssa Kadri dans son excellent article “Le système d’enseignement algérien, entre passé et présent” de 2018.

La décision d’arabiser l’enseignement des sciences en Tunisie semble avoir été prise de manière inéluctable. Ses conséquences seront irréversibles, affectant profondément plusieurs générations de Tunisiens. Elles nous feront honte longtemps après le départ de l’autocrate du pouvoir, rappelant notre responsabilité collective dans la situation désastreuse qui afflige notre pays.


Notes
(1) “Istikhara” signifie littéralement “demander le bien” ou "chercher la meilleure option", et qui a une connotation religieuse de laisser le choix à Dieu.
(2) Le président Saied et ses partisans qualifient de manière choquante la décennie qui a suivi la révolution en Tunisie de “noire”.

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