Mon escale sfaxienne dura moins de trois ans. Elle prit fin lorsque mon oncle maternel qui vivait à kerkennah décida de déménager à Sfax. La maison qu’on habitait alors appartenait à ses parents et il trouva naturel de s’y installer. Il ne nous en chassa certes pas mais il proposa à mes parents d’habiter ensemble mais mon père déclina cette offre saugrenue.
Mon oncle avait alors cinq ou six enfants, nous étions une famille aussi nombreuse. Alors, une quinzaine de personnes habitant la même demeure cela faisait un peu caserne. Et mon père arguant du fait que notre présence à Sfax n’était plus nécessaire puisque mon oncle affirmait vouloir prendre la relève et se charger des soins que nécessitait la maladie de grand-père, il fut décidé qu’on devait rentrer à Tunis.
Le départ se fit par une nuit sans lune, mon père installé dans la cabine du camion à côté du chauffeur, moi et une cousine qui allait vivre chez nous terrés à l’arrière, dans une anfractuosité entre les bagages, pour économiser le prix de deux billets de train. Les autres ont eu plus de chance.
J’eus le mal de mer pendant tout le trajet et je vomis à plusieurs reprises en dépit des efforts héroïques de ma cousine pour me mettre le plus à l’aise possible. Notre chauffeur, ayant fait dans la journée un aller-retour Sfax-Tozeur, somnolait tout le temps, faisant des embardées qui faillirent plus d’une fois nous jeter dans le décor en dépit des efforts désespérés de mon père de corriger la direction et de tenir notre chauffard éveillé.
J’entendais de temps en temps les branches des arbres qui bordaient la route fouetter les flancs du camion et me demandais pourquoi la chaussée était devenue plus étroite que d’habitude. J’étais alors loin de savoir que mon père, qui n’avait pas le permis, s’était improvisé copilote par pure nécessité et essayait tant bien que mal de suppléer la défaillance du chauffeur. Notre retour à Tunis commençait sous les meilleurs auspices.
Nous arrivâmes à la capitale sur le coup de huit heures du matin. L’appartement qu’on y louait et que mon père, au moment de notre départ à Sfax, avait eu la présence d’esprit de céder à un cousin pour lui servir d’entrepôt, se trouvait impasse Saint-Étienne à l’époque, perpendiculaire à la rue d’Angleterre et barrée à son extrémité par le portail du lycée de Jeunes Filles de la rue de Russie.
C’était l’heure de pointe. Il y avait foule dans l’impasse avec tous les élèves attendant l’ouverture du portail pour aller en classe. Imaginez alors mon embarras lorsqu’on a commencé à décharger notre bric-à-brac sous les regards qui me semblaient narquois de l’assistance.
J’avais beau essayer de me persuader qu’on ne faisait rien de bizarre à décharger des meubles et qu’un déménagement était une activité dont il n’y avait point à avoir honte. Rien à faire...J’avais l’impression d’être tout nu au milieu d’une foule hostile et ironique.
J’enrageais à cause des circonstances qui nous obligeaient à nous donner en spectacle aux regards curieux de toutes ces filles bien habillées et outrageusement maquillées. J’étais d’Artagnan dans un de ses pires moments de courroux, la main sur le pommeau de son épée, l’œil farouche, décidé à en découdre avec le monde entier.
J’analysais chaque sourire surpris sur la figure des passants, chaque coup d’œil était à mes yeux une insulte, chaque rire était une offense qui ne pouvait être lavée que dans le sang.
J’étais tellement excédé par la situation ridicule dans laquelle je me retrouvais que je fis précisément ce qu’il ne fallait surtout pas faire : je me mis à invectiver copieusement les filles qui s’approchaient un peu trop à mon goût du camion, grandiloquent symbole de ma honte personnelle.
Hélas, je ne savais pas alors que les trois années passées à Sfax avaient fait leur œuvre, m’affligeant d’un accent sfaxien à couper au couteau, qui était du plus mauvais effet à Tunis. C’est en écoutant les lycéennes me singer en se moquant de mon accent que je compris le vrai sens du ridicule et de la honte.