Tunisie : Les API, ces îlots « d’Etat dans l’Etat » qui dérangent tant

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La révocation du Président de l'INLUCC était-elle légale ? Nous interrogeons ici la conformité de cet acte à la loi fondamentale et la place des Instances indépendantes dans l’architecture institutionnelle de la seconde République. Ruses juridiques contre esprit des lois, la Tunisie peine à trouver ses marques institutionnelles en l'absence de la Cour constitutionnelle. Introduction

La révocation du Président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC) décidée brutalement le 24 août dernier, était-elle légale ? La question n’a rien à voir avec le bilan de la performance de ce président et de ce qu’il a pu donner à cette institution devenue prestigieuse à l’échelle nationale et internationale ; Elle ne porte pas non plus sur le bien-fondé de son traitement du dossier du conflit d’intérêt du Président du gouvernement et des motivations qui ont pu induire ce limogeage. Nous interrogeons ici la conformité de cet acte à la loi fondamentale et la place des Instances indépendantes dans l’architecture institutionnelle de la seconde République.

Si l’on s’en tient à l’esprit de la Constitution et des lois qui ont institué les Instances indépendantes, on ne peut répondre que par NON. Si l’on interroge le décret-loi instituant l’INLUCC, lui conférant toutes les prérogatives d’une Autorité publique indépendante, c’est encore NON. Si l’on suit le formalisme juridique, c’est OUI ; un formalisme basé sur les ruses juridiques utilisées par tous les gouvernements depuis 2013 pour ne pas parachever le dispositif organique de l’Instance de lutte contre la corruption, en s’abstenant de nommer les membres de l’organe décisionnel qui dispose de toutes les compétences, laissant ainsi le président sans filets et ouvrant une brèche aux abus de la mise sous tutelle ; ainsi on peut trouver une cohérence à la turpitude.

Afin de donner un cadre juridique à la mise sous tutelle, une loi organique « portant dispositions communes aux instances constitutionnelles indépendantes » a été adoptée en 2018, consacrant une double tutelle sur ces instances indépendantes (parlementaire et gouvernementale) avec la complicité de la majorité parlementaire et de juristes patentés.

On dispose désormais d’une épée de Damoclès permanente pour ramener les instances indépendantes au carré de l’obéissance. Cette loi anticonstitutionnelle ne sera pas contestée puisqu’on aura assuré un vide par l’absence de la Cour constitutionnelle et une longue vie à cette perfidie institutionnelle. Très peu d’éminents juristes et de défenseurs des libertés n’élèveront une voix même timide, usant au moins de leur autorité morale pour la contester. Les mêmes s’offusquent aujourd’hui de l’usage abusif du limogeage du président de l’INLUCC, sans s’interroger sur leur responsabilité et leur silence complice lors de l’adoption de cette loi, ni se donner les moyens de traquer cette manipulation de la loi à des fins politiques et d’équilibrisme partisan.

1- Des instances indépendantes, pour quoi faire ?

Le débat provoqué par la révocation brutale du président de l’INLUCC est hautement significatif du désarroi qui règne dans les différentes sphères de l’Etat ; Il est crucial pour le futur de nos institutions démocratiques d’y voir clair dans l’ordre juridique que nous avons mis en place avec la Constitution de 2014 et que nous peinons à mettre en œuvre. Peut être qu’il est temps aussi de tirer les leçons des dérives institutionnelles de l’après révolution et d’y mettre le Holà.

Ces Instances appelées Autorités publiques indépendantes (API) ne sont pas une lubie sortie du « folklore révolutionnaire », pas plus qu’elles ne sont une invention tunisienne. D’inspiration anglo-saxonnes (USA et RU) et de l’Europe du Nord (l’institution de l’Ombudsmän en Suède et Norvège) elles n’arrivent en France que dans les années 70 (la Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés - CNIL). Ce sont des organismes publics indépendants qui agissent au nom de l’Etat mais ne sont placés ni sous la tutelle du gouvernement, ni d’aucun autre pouvoir.

C’est dans une logique de séparation des pouvoirs qu’elles sont nées dans les démocraties occidentales. Institutions aux domaines spécifiques et bien délimités (régulations des activités économiques, financières, des médias, politiques…etc.) elles disposent d’une parcelle de l’autorité du pouvoir exécutif dans leur champ de compétences respectifs.

La tentation pour le pouvoir exécutif de concentrer entre ses mains tous les pouvoirs est aussi vieille que l’Etat. Ne dit-on pas que « le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument ». L’Etat de droit implique un certain type d’organisation des pouvoirs en son sein afin d’éviter les dérives du pouvoir absolu. Montesquieu ne disait-il pas « pour qu’on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses le pouvoir arrête le pouvoir » (L’esprit des lois).

Le besoin de contre-pouvoirs au sein même de l’Etat est apparue comme une nécessité pour le réformer et l’adapter aux besoins de démocratisation et d’une plus grande protection des libertés. Ces API ne sont pas « en dehors » de l’ordre juridique mais traduisent une norme juridique différente structurant l’Etat de droit qui n’est plus pyramidal mais constellaire. L’Etat a ainsi une structure pluraliste avec 3 grands pôles (les traditionnels législatif, exécutif et judiciaire) et plusieurs astres autonomes obéissant malgré tout à une cohérence et une interdépendance structurant l’Etat.

L’objectif est de corriger les dérives absolutistes qui pervertissent l’Etat et détournent ses institutions de leurs missions premières pour en faire un outil aux mains de ceux qui gouvernent pour asservir la société au lieu de la servir. Les controverses liées aux compétences des Autorités administratives indépendantes et au supposé « effritement de l’Etat » qu’elles génèrent sont aussi vieilles que leur existence.

En Tunisie, elles ont vu le jour avec la Constitution de la Seconde République, tout comme le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et les Autorités locales, portées par le même souci de prémunir l’Etat des dérives du pouvoir absolu qu’a connue la Tunisie depuis son indépendance. Un chapitre sur les Instances constitutionnelles leur est consacré, et définit ainsi leur objet : « Les instances constitutionnelles indépendantes œuvrent au renforcement de la démocratie. Toutes les institutions de l’État doivent faciliter l’accomplissement de leurs missions. Elles sont dotées de la personnalité juridique et de l’autonomie financière et administrative. » (Art 125). Elles sont au nombre de six, L’Instance des élections, L’Instance de la communication audiovisuelle, L’Instance des droits de l’Homme, L’Instance du développement durable et des droits des générations futures, L’instance de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption.

La Constitution a institué une septième, l’Instance Vérité et Dignité, prévue dans les dispositions transitoires à l’article 148 qui constitutionnalise la loi sur la justice transitionnelle 2013-53 promulguée un mois avant la Constitution et oblige l’Etat « à appliquer le système de la justice transitionnelle dans tous ses domaines et dans les délais prescrits par la législation qui s’y rapporte. ». L’IVD ne pouvait pas trouver sa place ailleurs que dans les dispositions transitoires sachant qu’il s’agit d’une Instance non permanente, dont le mandat est limité dans le temps (4+1 années) qui a exactement le même statut que les Instances constitutionnelles en termes d’autonomie financière et administrative et de personnalité juridique.

Bien que clairement encadrées par la Constitution, ni le dispositif réglementaire de l’Etat, ni l’architecture de son organigramme hérité de l’ancien régime ne les a prévues et l’administration publique a continué de fonctionner en ignorant leur existence, jusqu’à la confrontation avec l’IVD qui a tracé la configuration de l’articulation qui devrait lier ces Instances aux autres organes de l’Etat. Nous y reviendrons dans un autre article1.

La mission de régulation qui leur est assignée implique un certain nombre de compétences : pouvoir réglementaire, pouvoir d’investigation, et de sanction, pouvoir arbitral, pouvoir allant de la simple recommandation au pouvoir de contrainte, traditionnellement confié au juge.

Les garanties légales sont censées les mettre à l’abri de l’emprise des autres pouvoirs et surtout des contingences de la politique. La Constitution leur accorde les compétences d’une autorité publique, et la loi place des garde-fous en les soumettant au double contrôle de la Cour des comptes et du parlement en plus du contrôle juridictionnel (pénal et administratif) auxquels sont soumis tous les pouvoirs.

Elles doivent de surcroît assurer les garanties procédurales qui entourent le processus de prise de décision, édicter des manuels de procédures pour tous les actes de leur gestion, assurer un audit interne, établir un rapport sur ses états financiers annuel et le soumettre au contrôle d’un commissaire aux comptes et de la Cour des comptes, s’astreindre à une gouvernance transparente et édicter un code de déontologie en son sein. Les fumeuses théories qualifiant les API d’institutions sans contrôle sont aisément réfutables par les textes pour qui prend la peine de les lire.

2- Pourquoi la question de la révocation est-elle consubstantielle de l’indépendance ?

Le garant de l’indépendance est l’irrévocabilité. Indépendance et irrévocabilité sont deux faces d’une même médaille. Si la partie qui nomme a le pouvoir de révoquer, on tomberait dans les travers de l’allégeance au pouvoir qui va dicter la conduite de ceux qui président aux destinées de ces institutions.

Une vaste littérature a été produite sur cette question en lien avec l’indépendance de la magistrature qui démontre que le nœud gordien de cette indépendance c’est l’irrévocabilité de ses membres qui ne peuvent pas être révoqués par l’autorité qui les a nommés. Leur révocabilité est assurée par leurs pairs et leur immunité est levée dans des situations bien encadrées par la loi (le flagrant délit, le manquement grave aux obligations prouvé).

En Tunisie, le long combat pour la réforme de l’institution judiciaire mené par le mouvement de droits humains et notamment l’Association des magistrats tunisien (AMT1) avait pour étendard l’impérieuse « irrévocabilité du juge ». L’article 107 de la Constitution l’a affirmé sans détours.

La cour de justice européenne (CJUE) dans l’un de ses arrêts2 définit ainsi l’indépendance de ces instances : « En matière d’organe public, le terme indépendance désigne normalement un statut qui assure à l’organe concerné la possibilité d’agir en toute liberté, à l’abri de toute instruction et de toute pression. »

La loi organique 2013-53 relative à la justice transitionnelle y consacre un article « L'instance exerce ses missions et ses attributions en toute neutralité et indépendance, conformément aux dispositions et principes mentionnés au titre premier de la présente loi. Nul n’a le droit d’intervenir dans les activités de l'instance ou d’influencer ses décisions. » (Art 38).

L’exigence de jouer son rôle de contre-pouvoir et son indépendance à l’égard de tout pouvoir constitué implique l’irrévocabilité. Le législateur tunisien y a adjoint l’immunité afin de protéger ses membres des recours juridictionnels abusifs.

L’impératif de neutralité qui consiste à garder la distance de toutes les institutions qui les ont nommés est l’autre versant de l’indépendance. Robert Badinter, président du conseil constitutionnel nommé par Mitterrand déclarait dans son discours d’investiture en 1986 « M. François Mitterrand, mon ami, merci de me nommer Président du Conseil constitutionnel, mais sachez que dès cet instant, envers vous, j’ai un devoir d’ingratitude. »

La « neutralité », invoquée parfois sans discernement dans les polémiques, doit en réalité tenir des qualités intrinsèques de leurs membres en plus de la compétence technique requise. Comment la mesurer ou l’évaluer ? Faudrait-il faire un scanner des cerveaux pour la traquer ?

En fait elle se mesure au charisme, à l’autorité morale, à la probité et à l’intégrité dont a pu faire preuve le membre durant sa carrière dans l’une des aires de la sphère publique et qui le place au-dessus de tout soupçon pour protéger le mandat public dont il a la charge. Les CV sont toujours probants si on veut les faire parler. Et le temps peut faire son travail dans l’affirmation d’une culture de l’impartialité et la neutralité.

Et là on en vient au processus de nomination qui doit s’écarter absolument des arrangements politiques qui pervertissent l’essence même du concept d’indépendance, comme cela s’est produit pour la plupart des Instances et notamment pour l’ISIE et l’IVD, où l’on a vu de parfaits inconnus dans l’espace public, sans compétences particulières, propulsés membres d’Instances indépendantes où ils y ont joué le rôle qu’on attendait d’eux : celui de Judas chargés de fragiliser les instances de l’intérieur.

L’IVD a organisé un colloque3 sur « Les fondements de l’indépendance des instances indépendantes», et a inclus dans son rapport final les recommandations sur la nécessité de revoir le processus de nomination en proposant que la partie qui nomine soit différente de la partie qui élit (l’ARP) afin de contourner les arrangements partisans.

3- La mise sous tutelle, legs de Kamel Jendoubi ou « Plus jamais l’IVD »

Le président de la République Feu Béji Caïd Essebsi déclarait4 à propos de l’IVD au journal gouvernemental Al Sahafa du 6 septembre 2017 : « En somme, nous vivons en Tunisie dans un système politique «anormal» dans lequel le souci de l’indépendance des institutions est tel qu’il aboutit à la paralysie ; ce système donne aux instances indépendantes des compétences exceptionnelles jusqu’à devenir des superpuissances dépassant l’Etat et les institutions constitutionnelles qui en sont issues, y compris l’Assemblée des représentants du peuple qui a la légitimité première et fonde le système politique actuel. Tout cela sous le couvert de l'indépendance, de sorte que nous pouvons affirmer que le dicton populaire : « le valet est plus fort que son maître » s’applique à cette situation. » Cette déclaration résume on ne peut plus clairement le rejet au sommet de l’Etat des Instances indépendantes par celui qui est supposé en être le garant.

Appliquant cette politique, le ministre chargé des relations avec les instances indépendantes et la société civile, Kamel Jendoubi, s’est attelé, dès le printemps 2015, à préparer un cadre juridique commun aux instances indépendantes réduisant leurs compétences au point de les délester des attributs de l’indépendance, tout en s’en prenant ouvertement à l’IVD, considérée comme le modèle d’indépendance à ne pas suivre.

L’esprit qui guidait ce projet, c’était « plus jamais l’IVD5 », signifiant par là le besoin de rogner les prérogatives des Instances indépendantes, de sorte qu’elle n’échappent plus au contrôle de l’exécutif. Le premier projet a provoqué un lever de bouclier quasi unanime des instances6 et de la société civile7 (l’autonomie financière et administrative avait quasiment disparu) ; Mehdi Ben Gharbia, son successeur, présentera un 2e puis un 3e projet qui en a adouci les contours et soumettra au parlement le projet (2016-30) au nom de son gouvernement. La loi organique n° 2018-47 portant dispositions communes aux instances constitutionnelles indépendantes sera finalement adoptée et publiée au journal officiel le 17 août 20188.

Une loi qui bat en brèche tous les attributs de l’indépendance : plus de personnalité juridique, plus d’autonomie financière et administrative avec un jargon qui maquille ces changements anticonstitutionnels en énonçant des principes qu’il vide de sa substance dans le même paragraphe parfois. Désormais le parlement nomme, révoque, lève l’immunité, valide les états financiers ; tandis que le gouvernement s’attribue les compétences réglementaires. Ainsi :

- La révocation est affirmée : celle du président ou d’un membre n’est plus du ressort de ses pairs, mais du parlement qui exerce un droit de tutelle ; le 2e alinéa de l’article 11 de la loi 2018-47 stipule « Il peut être mis fin aux fonctions d’un membre du conseil par décision des deux tiers des membres de l’assemblée des représentants du peuple, à la demande motivée des deux tiers des membres du conseil de l’instance. »

- La tutelle est instaurée : Les API n’ont plus d’autorité sur leur gestion. C’est l’ARP qui est substituée au commissaire aux comptes pour la validation du rapport ainsi qu’à la Cour des comptes pour le contrôle de gestion. Elle doit le valider par un vote à la majorité et s’il est rejeté, une commission d’enquête est constituée immédiatement qui soumet un rapport à l’ARP et « En cas où les travaux de l’instance sont entachés d’une mauvaise gestion administrative, les deux tiers des membres de l’assemblée des représentants du peuple peuvent mettre fin au mandat du Président de l’instance responsable pour la période objet du rapport » (art 24).

La question qui se pose alors est-ce que le parlement est qualifié techniquement pour auditer une gestion financière ? Pas de problème, on substituera la qualification technique au remède miracle, le vote ! Ainsi la majorité politique au parlement aura les pleins pouvoirs sur les Instances indépendantes.

-L’indépendance financière est battue en brèche : L’absence de tutelle apparente est subtilement contrebalancée par un grignotage de l’autonomie financière qui est restreinte par la validation du ministère des Finances (art 18) dans les règles d’affectation du budget.

- L’autonomie administrative est grignotée, l’article 15 donne au gouvernement le pouvoir réglementaire des instances « Chaque instance peut, dans le cadre des principes généraux prévus par la loi sus-indiquée, déterminer les règles fondamentales qui lui sont propres, et ce, par un statut particulier approuvé par décret gouvernemental. » Et le reste revient au directeur exécutif de l’instance qui est d’autorité le rapporteur de ses plénières auxquelles il participe d’office et il est le président de l’administration, « Le directeur est le chef hiérarchique des agents de l’instance (Art. 14) » ; Cette compétence est d’ordinaire liée à celle de l’ordonnancement et donc au président de l’Instance qui est l’ordonnateur du budget. Mais là elle lui est retirée.

Comme on peut le constater, le greffon peine à prendre dans l’ordre juridique structurant l’Etat moderne et l’escroquerie légale est passée presque inaperçue. On dispose désormais d’une épée de Damoclès permanente pour ramener les instances indépendantes au carré de l’obéissance.

Il semblerait que la Commission de Venise9 ait été saisie sur la conformité de cette loi à l’esprit de la Constitution, mais sur son site l’avis ne s’affiche pas10 à la place nous trouvons la page de garde de la Commission11 suivie d’une copie du journal officiel de la loi 2018-47.

4- Est-ce que la loi portant organisation de l’INLUCC a été respectée ?

De nombreuses questions ont été posées sur la régularité et la légalité de la révocation brutale du président de l’INLUCC, Chawki Tabib par décret gouvernemental publié au journal officiel le 25 août 2020. On a souvent rétorqué que la loi organique n° 2017-59 du 24 août 2017, relative à l'Instance de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption (IBOGOLUC) ne s’applique pas à l’INLUCC, organisme temporaire, puisqu’elle n’a pas encore été mise en place et ne peut être convoquée pour vérifier la validité de la procédure de révocation, ce qui est exact.

Mais que dit le décret-loi 120 du 14 novembre 2011 instituant l’INLUCC sur son organisation, ses compétences et son mode de gestion ?

Beaucoup seront surpris en le lisant de découvrir que l’INLUCC a les mêmes « super-pouvoirs » qu’on a reprochés à l’IVD. Certains articles définissant les compétences de l’IVD dans la loi organique l’instituant sont copiés collés de ce décret-loi. Il s’agit essentiellement des compétences suivantes :

1- Accès illimité aux archives et documents de l’administration tunisienne en vertu des articles 34, 35, 36 et aucune restriction ne peut lui être opposée. « Toute personne physique ou morale est tenue de fournir au président de l’instance tous les documents dont il dispose ou déclarations sur tout ce qui a été porté à sa connaissance ou il a vécu ou il a pu obtenir comme informations et données entrant dans le cadre des attributions de la commission (art 34) »

2- Compétences de police judiciaire « L’instance peut procéder à des actes de perquisitions et de saisie de documents et biens dans tous les locaux professionnels et privés qu’elle juge nécessaire de perquisitionner, et ce sans autre procédure. Les procès-verbaux et les rapports rédigés par l’organe de prévention et d’investigation lors de l’accomplissement des travaux d’investigation sur les infractions de corruption font foi jusqu’à inscription de faux. (Art 31) » et elle peut demander au juge de prendre des mesures conservatoires (interdiction de quitter le territoire…)

3- Suspension du principe de prescription lorsqu’elle est saisie : « Toute saisine de l’instance est considérée un acte interrompant les délais de prescription ainsi que les délais de forclusion (art 38). »

4- Immunité garantie au président et membres de l’Instance et la décision de la lever relève de l’instance elle-même (Art. 26)

5 -Autonomie financière : « Est créée une instance publique indépendante dénommée « instance nationale de lutte contre la corruption » dotée de la personnalité morale et de l’autonomie administrative et financière (Art. 12) » L’instance est dotée d’un budget autonome rattaché au budget du premier ministère et le président de l’instance en est l’ordonnateur. Sa comptabilité n’est pas soumise aux règles de la comptabilité publique ; elle désigne un commissaire aux comptes pour certifier ses comptes ; elle est soumise au contrôle de la Cour des comptes (art 17).

6 - Compétences réglementaires : Elle définit ses règles de procédures et ses décisions sont publiées au Journal officiel.

7- Mandat limité et nomination par le gouvernement : Le mandat du président et des membres de l’organe de prévention et d’investigation est fixé à six ans non prorogeable. Le président de l’instance et les membres du Conseil sont désignés par décret sur proposition du gouvernement parmi les personnalités nationales indépendantes réputées pour leur compétence dans le domaine juridique. (Art. 19, 20)

Aucun article de la loi ne parle de révocation, seul l’article 26 sur la levée de l’immunité évoque les poursuites judiciaires en cas de flagrant délit.

Comment le gouvernement a usurpé les compétences attribuées à l’INLUCC et à son président par le législateur ? Par une « escroquerie légale » qui consiste à ne pas nommer par décret les membres de « l’organe de prévention et d’investigation » qui détient en fait toutes les compétences administratives, financières et réglementaires qu’il délègue à son président. L’INLUCC, depuis sa création, n’a jamais pu fonctionner avec l’organe décisionnel prévu par la loi, parce que les gouvernements qui se sont succédés se sont tous abstenus de publier le décret qui nomme ses membres.

Le président de l’INLUCC a formellement des compétences d’un président d’une véritable Autorité publique indépendante, mais ne pouvait pas en jouir véritablement à cause de cet organe manquant. Tout le monde sait que la personnalité et le charisme de Chawki Tabib ont fait qu’il a repoussé les limites imposées à l’exercice de son mandat par l’exécutif et a donné à cette instance un souffle et une dimension prestigieuse, notamment pour tout ce qui touche à son mandat de sensibilisation publique dans la lutte contre la corruption et de dissuasion (dénonciation, investigations…etc.).

Sa révocation n’a rien de légal, et la convocation du principe du parallélisme des formes est simpliste et ne vaut pas dans ce cas précis, eu égard au fait que dans la jurisprudence relative aux API, la partie qui nomme n’est jamais la partie qui révoque, dans le but d’entourer l’indépendance du maximum de garanties qui la protègent de toute interférence, notamment politique.

L’argument invoqué disant que son prédécesseur a été révoqué de la même manière est encore moins valide, car « nul ne saurait se prévaloir de sa propre turpitude » comme dit le dicton. Avoir commis une défaillance dans la procédure de révocation du président Samir Annabi, sous le gouvernement Essid, ne justifie en aucune manière qu’on réédite la faute avec le président Tabib.

Pour l’histoire, ce qui a été commis à l’encontre de Feu Samir Annabi, le premier président de l’INLUCC était indécent. Non seulement on l’a privé de budget pour exercer son mandat, mais on l’a limogé sans raison valable, uniquement parce qu’il résistait aux tentatives d’influence de la Kasbah, qui a accompagné sa révocation d’une mission d’inspection financière et administrative relevant du gouvernement, exactement comme pour Chawki Tabib ; et comme il a refusé, arguant de son illégalité - en fin juriste qu’il était- ils se sont rabattus sur un contrôle fiscal approfondi de son cabinet d’avocat ; homme intègre, ils n’ont rien trouvé, mais le mal était fait. Peut-être qu’il est temps de réhabiliter sa mémoire.

Ce qui renforce le doute sur la véritable volonté de combattre la corruption, c’est que la personnalité choisie pour remplacer Chawki Tabib ne répond pas aux critères d’impartialité fixées par la loi ; son passé de juge ayant participé au coup de force12 contre l’Association des magistrats tunisiens en 2005 à l’instigation de l’exécutif, nous inclinerait à penser que c’est sa capacité d’allégeance potentielle qui a présidé à son choix, indépendamment de ses compétence techniques.

Maintenant que le président Tabib a été écarté, et le sort de l’INLUCC confié à quelqu’un supposé donner des gages de « soumission », l’action du gouvernement restera entachée d’une suspicion de vouloir protéger les corrompus, tant que l’Instance constitutionnelle n’a pas vu le jour.

Que le président de l’INLUCC ait mal géré ou non la question du conflit d’intérêt dont a été accusé le chef du gouvernement, Lyes Fakhfakh, n’interfère pas avec cet argumentaire. Mais une chose est sûre, on a fait tomber un gouvernement qui a fait preuve de sa résolution à lutter contre la corruption pour cause de « suspicion de corruption » ! Et parmi ceux qui l’ont fait tomber, on trouve des corrompus notoires, poursuivis en justice sur plus d’un dossier. Nous y reviendrons dans un autre article.

Il restera de ce conflit qui a opposé une instance indépendante au gouvernement, un goût amer de défaillance dans le sens de l’Etat et une source de défiance supplémentaire des citoyens à l’égard de ceux qui gouvernent ce pays.

5- Un pilier manquant à l’édifice démocratique.

Peut-être que dans ce litige, la Cour constitutionnelle (CC) aurait pu jouer un rôle, notamment pour se prononcer sur la constitutionnalité de la loi organique n° 2018-47 portant dispositions communes aux instances constitutionnelles indépendantes. Un tel arrêt aurait tracé les contours de la légalité d’une telle révocation et aurait fait jurisprudence.

Très peu d’éminents juristes et de défenseurs des libertés n’élèveront une voix même timide, usant au moins de leur autorité morale pour la contester. Les mêmes s’offusquent aujourd’hui de l’usage abusif du limogeage du président de l’INLUCC, sans s’interroger sur leur responsabilité et leur silence complice lors de l’adoption de cette loi, ni se donner les moyens de traquer cette manipulation de la loi à des fins politiques et d’équilibrisme partisan.

Le fait que la Cour Constitutionnelle ne soit toujours pas mise en place depuis 2014 est un indice patent de la volonté d’écarter les contre-pouvoirs institutionnels.

La situation actuelle confère de facto à la seule majorité parlementaire la faculté de juger la loi - le législateur est réputé infaillible - sans laisser à des parlementaires en minorité, la possibilité d’en appeler à son arbitrage. Le rôle de la CC est de veiller à la suprématie de la Constitution dans l’ordre juridique.

Que de défaillances au regard de la constitution l’ARP a commis depuis sa création ? Qui la contrôle lorsqu’elle s’abstient de remplir ses missions légales ? Dans cette arène, la culture démocratique a souvent été réduite au VOTE, écartant la conformité à l’esprit des lois ; comme si le vote était l’unique critère du fonctionnement démocratique.

Conclusion

Il est vrai que la démocratie tunisienne est jeune, mais la volonté de la dévoyer est aussi vieille que l’Etat despotique. Il est plus que temps de voir établie cette Cour constitutionnelle.

La régulation indépendante doit induire un changement dans la conception traditionnelle de l’Etat à laquelle s’accrochent tous ceux qui font une mauvaise guerre à ces contre-pouvoirs, criant à l’éparpillement de l’Etat. Au contraire, son renforcement ne ferait que consolider l’Etat de droit et favoriser la confiance des citoyens en leur Etat.


Notes

1 L’AMT a subi un coup de force diligenté par le ministre de la Justice Tekkari en 2005, elle avait inclus dans sa motion de congrès la question de l’indépendance de la justice.

2 CJUE N° C518/07, Arrêt de la Cour contre la République fédérale d’Allemagne, 9 mars 2010

3 Colloque organisé en partenariat avec quatre autres Instances indépendantes : l’Instance provisoire pour la supervision de la justice judiciaire, l’Instance supérieure indépendante pour les élections, l’Instance nationale de lutte contre la corruption et la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle avec le soutien des Nations Unies et du Conseil de l’Europe, les 26 et 27 mai 2016.

4 http://www.akherkhabaronline.com/ar باجي-قائد-السبسي-النظام-السياسي-في-تونس-شاذ-فيه-الع-ز-ر-ي-أ-ق-وى-مـن-س-يد-و- و-التحوير-الوزاري-هو-فرصة-الأمل-الأخيرة htm/l/وطنية/49016/

5 Slogan ouvertement promu lors des débats ministériels et parlementaires.

6 Mis à part Taoufik Bouderbala, le président Comité supérieur des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui a approuvé le projet de loi.

7 Mis à part l’ONG Solidar - unique ONG consultée dans les débats parlementaires sur le projet - qui s’est engouffrée dans la brèche de la limitation de l’indépendance des API.

8 https://www.venice.coe.int/webforms/documents/?pdf=CDL-REF(2019)015-f

9 La Tunisie est membre de cette institution intergouvernementale, sa mission est de « procurer des conseils juridiques à ses États membres et, en particulier, d’aider ceux qui souhaitent mettre leurs structures juridiques et institutionnelles en conformité avec les normes et l'expérience internationales en matière de démocratie, de droits de l’homme et de prééminence du droit. Le nom complet de la Commission est « Commission européenne pour la démocratie par le droit ».

10 Le document « 956/2019 - Tunisie - Avis sur les projets d'amendements à la loi-cadre sur les Institutions constitutionnelles indépendantes » ne réfère à rien sur la page de la commission de Venise. Https://www.venice.coe.int/WebForms/documents/by_opinion.aspx?lang=fr

11 https://www.venice.coe.int/webforms/documents/?pdf=CDL-REF(2019)015-f

12 cf. rapport final de l’IVD, volume II « démantèlement du sytème despotique » chapitre x « confiscation de la liberté d’association » page 186. http://www.ivd.tn/rapport/doc/11.pdf


1 Il est utile de relever les argumentaires à géométrie variable étalés par ces éminents juristes pour défendre l’indépendance de l’INLUCC et qui avaient développé des argumentaires opposés quand il s’est agi de défendre l’indépendance de l’IVD.

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